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Disciplinarisation et didactisation des savoirs linguistiques de type historique

1 L’histoire et les savoirs linguistiques, constructions et reconstructions disciplinaires

1.1 Histoire, « paradigme historique » et disciplinarisation des savoirs linguistiques

1.1.3 Disciplinarisation et didactisation des savoirs linguistiques de type historique

Comme on l’a montré plus haut, l’étude des langues est thématisée et se professionnalise progressivement entre les années 1870 et 1920 : elle fait donc l’objet d’une reconnaissance institutionnelle croissante. D’autre part, parce qu’elle s’appuie sur la notion de paradigme

historique l’interprétation communément admise du mode d’existence des savoirs

linguistiques à cette époque entre dans l’horizon de rétrospection des linguistes actuels59. Institutionnalisation et rétrospection posent conjointement la question de la dynamique de l’étude des langues à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. S’agit-il d’une dynamique interne – dans le cadre d’une discipline scientifique qui se développe selon des modalités et des contraintes endogènes – ou externe – inscrite dans un champ universitaire en perpétuel mouvement qui résulte des interactions entre divers acteurs ?

Les changements d’approches et de questionnements en histoire et en philosophie des sciences dans les dernières décennies ont conduit à montrer qu’à côté d’une approche de la science comme un « système doué d’une logique propre », la science doit aussi être considérée comme une institution et pas uniquement comme un dispositif de concepts : « elle est abordée comme un ensemble de pratiques et de faire, au laboratoire ou sur le terrain — et plus seulement comme un ensemble conceptuel60. » Si l’on admet, à la suite de C. Blanckaert, que les traditions de recherche, les dynamiques institutionnelles et la transmission par l’enseignement figurent parmi les principaux attributs d’une discipline, celle-ci ne peut se

58 Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966,

p. 292‑294. Sur la référence aux sciences naturelles en linguistique à la période considérée dans cette thèse, cf. P. Desmet, La linguistique naturaliste en France (1867-1922), op. cit. et Carita Klippi, La vie du langage : la

linguistique dynamique en France de 1864 à 1916, Lyon, ENS Éd., 2010.

59 Sylvain Auroux, « Histoire des sciences et entropie des systèmes scientifiques. Les horizons de

rétrospection », Archives et documents de la SHESL, 1986, 1re série, no 7, p. 1‑26.

60 Dominique Pestre, « Introduction » dans Introduction aux science studies, Paris, La Découverte, 2006,

réduire à la tradition, à l’histoire, ou à l’objet d’un savoir, mais comprend tout cela à la fois61. À ce titre, elle relève d’une histoire culturelle qui déborde tout autant les épistémologies que les conditions sociales de production de la science.

C’est pourquoi, on l’a dit, plutôt que de figer les savoirs linguistiques qui se développent en France entre les années 1860 et l’Entre-Deux-Guerres dans une discipline dont la stabilité définitionnelle s’avère problématique, il semble pertinent d’insister sur les processus de

disciplinarisation. On comprendra ce terme dans le sens défini par les organisateurs du

colloque de la Société d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences du Langage qui s’est tenu en 2010 sur le thème : « La disciplinarisation des savoirs linguistiques : Histoire et épistémologie ».

Par disciplinarisation, on comprend non seulement tout ce qui touche aux conditions et aux formes sous lesquelles se sont stabilisés et transmis les savoirs linguistiques (constitution d’écoles ou de traditions, création de chaires universitaires, de revues spécialisées, de laboratoires, de sociétés savantes, organisation de congrès, etc.), mais aussi ce qui a trait à leur diffusion en dehors de la sphère savante et à leurs « applications » techniques ou sociales62. La disciplinarisation ainsi conçue est régie par un ensemble de processus complexes où entrent en jeu des questions institutionnelles, sociales, matérielles, pratiques (écriture, lecture, classement) et, bien sûr aussi, des processus intellectuels, qui passent par la production et la réception de textes, la transformation des savoirs et la constitution d’horizons de

rétrospection, certes, mais aussi d’horizons de projection63. De là,

au confluent des processus de diffusion et d’application des savoirs permis par la disciplinarisation, on peut compter au premier chef leur didactisation, leur projection dans le champ de l’enseignement64.

Outre son articulation avec la notion de disciplinarisation, il convient de définir également ce qu’on entend ici par didactisation, notion distincte de celle de transposition didactique qui a connu elle-même plusieurs acceptions depuis sa première formulation dans les années 1970. Le spécialiste de sciences de l’éducation Philippe Sarremejane classe ces conceptions en trois « paradigmes » 65 : celui de la transposition des savoirs savants, d’abord illustré par Michel

61 Claude Blanckaert, « L’équation disciplinaire des sciences humaines. Paradigme ou problème pour une

épistémologie vraiment historique ? », Les dossiers de HEL [supplément électronique à la revue Histoire

Épistémologie Langage], 2012, no 5.

62 Jean-Louis Chiss et al. (éds.), « Présentation du numéro », Les dossiers de HEL [supplément électronique à la

revue Histoire Épistémologie Langage], 2012, 5 : La disciplinarisation des savoirs linguistiques. Histoire et

épistémologie.

63 S. Auroux, « Histoire des sciences et entropie des systèmes scientifiques. Les horizons de rétrospection », art.

cit. ; Jean-Louis Chiss et Christian Puech, « La linguistique structurale, du discours de fondation à l’émergence disciplinaire », Langages, 1995, vol. 29, no 120, p. 106‑126.

64 Jean-Louis Chiss et al. (éds.), « Présentation du numéro », art. cit.

65 Philippe Sarremejane, « La Fabrication des savoirs scolaires : épistémologie de la notion de transposition

Verret et Francis Halbwachs dès 1975, puis par Yves Chevallard66 ; celui de la transformation des pratiques sociales de référence, qui renvoie aux travaux de Jean-Louis Martinand dans les années 198067 ; enfin, le paradigme « internaliste », celui que défend André Chervel dans un important article de 198868. La première acception laisse apparaître un mouvement uniquement descendant des savoirs de référence jusqu’aux savoirs scolaires, tandis que la seconde fait une place importante aux activités sociales réelles face aux savoirs dits « savants » dans la constitution des savoirs scolaires par transformation plutôt que par

transposition. Quant à la troisième, les contenus d’enseignement y sont conçus

comme des entités sui generis, propres à la classe, indépendantes dans une certaine mesure de toute réalité culturelle extérieure à l’école, et jouissant d’une organisation, d’une économie intime et d’une efficacité qu’elles ne semblent devoir à rien d’autre qu’à elles-mêmes, c’est-à- dire à leur propre histoire69.

A. Chervel pose, en passant, la question des savoirs de l’enseignement supérieur au-delà des savoirs dispensés dans l’enseignement primaire et secondaire.

Ce qui caractérise l’enseignement de niveau supérieur, c’est qu’il transmet directement le savoir. Ses pratiques coïncident largement avec ses finalités. Aucun hiatus entre les objectifs lointains et les contenus de l’enseignement. Le maître ignore ici la nécessité d’adapter à son public des contenus d’accès difficile, et de modifier ces contenus en fonction des variations de son public : dans cette relation pédagogique, le contenu est un invariant. Tous ses problèmes d’enseignement se ramènent aux problèmes de la communication : ils sont d’ordre tout au plus rhétorique. Et tout ce qu’on demande à l’élève, c’est d’« étudier » cette matière pour la dominer et l’assimiler : c’est un « étudiant ». Parvenu à l’âge adulte, il ne réclame pas de didactique particulière à son âge70.

Cette affirmation appelle la discussion au regard de la nécessité d’adapter les contenus enseignés au public dans l’enseignement supérieur71, non seulement en fonction d’objectifs qui sont certes moins « lointains » que pour des élèves scolarisés, mais bien réels et différenciés. La grande diversité des publics auxquels s’adressent les enseignants du supérieur – étudiants étrangers, élèves féminines à la formation antérieure spécifique, très fortes

66

Michel Verret, Le Temps des études, Paris, Honoré Champion, 1975 ; Francis Halbwachs, « La physique du maître entre la physique du physicien et la physique de l’élève », Revue française de pédagogie, 1975, vol. 33, no 1, p. 19‑29 ; Yves Chevallard et Marie-Alberte Johsua, La transposition didactique : du savoir savant au

savoir enseigné, 2e éd., Grenoble, La Pensée sauvage, 1991.

67

Jean-Louis Martinand, « Pratiques de références, transposition didactique et savoirs professionnels en Sciences et Techniques », Les Sciences de l’éducation. Pour l’ère nouvelle, 1989, no 2, p. 22‑30.

68 André Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires : réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de

l’éducation, 1988, no 38, p. 59‑119. 69 Ibid., p. 73.

70

Ibid., p. 72.

71 S’il s’agit ici de discuter la validité de l’affirmation d’A. Chervel dans une perspective historique, elle est

également battue en brèche par l’important développement de la pédagogie et de la didactique universitaires dans les dernières décennies. En témoigne par exemple l’existence depuis 2009 de la Revue Internationale de

Pédagogie de l’Enseignement Supérieur (http://journals.openedition.org/ripes/). Voir également Jean-Marie De

Ketele, « La pédagogie universitaire : un courant en plein développement », Revue française de pédagogie.

variations d’effectifs – les oblige en outre à modifier tant les contenus enseignés que les méthodes d’enseignement72. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les savoirs sur les langues impliquent donc des transformations pour être enseignés à l’université. En effet, comme le souligne Bernard Schneuwly à propos de la didactique du français langue maternelle, le rôle de l’enseignant est essentiel dans la mesure où il « sait » ce qu’il enseigne, au double sens où il possède les connaissances nécessaires et où il a planifié son enseignement73.

L’élargissement de cette conception à l’enseignement supérieur nécessite néanmoins d’abandonner le terme de « transposition » tel que l’emploie Y. Chevallard, par exemple – un terme qui sous-entend l’existence de deux états de savoir distincts, l’un qui serait « savant » ou « de référence » quand l’autre ne le serait pas en raison des transformations subies dans le transfert d’un domaine à l’autre. Si le producteur du savoir « de première main » est en même temps celui qui l’enseigne et s’il s’adresse à des adultes qui possèdent des connaissances préalables importantes, les modifications apportées n’en font pas pour autant un savoir « de seconde main ». Ainsi, il convient d’identifier dans ce travail une des modalités du processus de disciplinarisation – dans lequel la discipline scientifique coïncide avec la discipline enseignée –, on parlera donc à cette fin de « didactisation », terme commun aux trois ordres d’enseignement.

Afin de sortir du débat entre continuité et incommensurabilité des savoirs « savants » et des savoirs enseignés, on définira les savoirs linguistiques « par les fonctions qu’ils remplissent […] davantage que par leurs contenus74

». Cette définition « fonctionnaliste », que nous empruntons à Christian Jacob,

met l’accent sur ce que les savoirs permettent de réaliser et d’accomplir, elle les considère comme des formes d’action et les définit par leur efficacité sur différentes dimensions du monde où ils sont produits, appliqués et partagés. […] Poser l’existence d’un champ unitaire et englobant, c’est faire le choix expérimental d’un niveau d’analyse où l’on n’a pas à projeter sur le champ culturel observé les découpages internes et les hiérarchies qui nous sont aujourd’hui familiers (savoir théorique vs pratique, savoir savant vs savoir populaire, savoir scientifique vs savoir lettré, etc.) : à ce niveau, on espère observer des découpages spécifiques autant que des marges de recoupement, des continuités autant que des ruptures75.

L’objectif est donc double : comprendre l’activité enseignante dans les établissements supérieurs entre les années 1860 et 1920 comme un lieu de construction de savoirs qui sont à

72 Cf. Chapitre 3.

73 Bernard Schneuwly, « De l’utilité de la “transposition didactique” » dans Jean-Louis Chiss, Jacques David et

Yves Reuter (éds.), Didactique du français : fondements d’une discipline, 3e éd., Bruxelles, De Boeck, 2015, p. 47‑59.

74 Christian Jacob, « Savoir et savoirs » dans Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, Marseille, OpenEdition Press,

2014, paragr. 16.

75

la fois « savants » et enseignés, d’une part, et s’interroger sur la manière dont les conceptions de l’histoire participent au processus de disciplinarisation de ces savoirs pendant cette période, d’autre part.

1.2 Les savoirs linguistiques de type historique dans l’enseignement

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