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filiations institutionnelles

2 Arsène Darmesteter entre quatre institutions (1881-1883)

2.3 L’ENS de jeunes filles de Sèvres, un poste à part ?

2.3.1 Pourquoi enseigner à l’ENS de Sèvres ?

Sous le Second Empire, à l’initiative de V. Duruy avaient déjà été ouverts à partir de 1867, dans différentes villes de France, des cours libres d’enseignement secondaire de jeunes filles133. À Paris, à la différence des autres villes, ces cours sont gérés par l’Association pour

l’enseignement secondaire des jeunes filles, qui ne dépend pas de la municipalité.

L’association est en large part composée de professeurs des Facultés de lettres et de sciences et de l’ENS. Ouverts la même année que les cours libres de la rue Gerson, ces cours ont justement lieu dans les mêmes salles où A. Darmesteter suit les enseignements du jeune G. Paris. Les cours étant libres, les programmes varient d’un lieu à l’autre.

Néanmoins, V. Duruy impose immédiatement comme modèle pour les cours secondaires de jeunes filles l’enseignement « secondaire spécial », à finalité professionnelle, créé par la loi du 21 juin 1865 « et destiné à fournir une éducation appropriée aux besoins des agriculteurs, des industriels et des négociants ». Ainsi les langues anciennes sont-elles exclues de l’un comme de l’autre134. Les cours libres de jeunes filles rue Gerson, dits « Cours de la Sorbonne », comprennent trois années, dont le programme correspond à celui des troisième et quatrième années du cours normal, où sont formées les institutrices de l’enseignement primaire135. Dès 1868, est proposé un cours de « Langue française » à côté de ceux de « Littérature » et d’« Histoire » ; il est dispensé par É. Egger136 – le même qui pousse

132 Sur le problème de la présence d’enseignants masculins dans les collèges et lycées de jeunes filles, voir

Rebecca Rogers, « Le professeur a-t-il un sexe ?  : les débats autour de la présence d’hommes dans l’enseignement secondaire féminin, 1840-1880 », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1 novembre 1996, no 4. L’ENS

de Sèvres et ses élèves a été bien étudiée par J. B. Margadant, Madame le professeur, op. cit.

133 Pour l’analyse de leur fonctionnement, voir Yves Verneuil, « Les cours secondaires pour jeunes filles à

Troyes sous le Second Empire, entre autorités municipales et administration bonapartiste », Revue d’histoire du

XIXe siècle, 2009, no 39, p. 95‑111.

134 Victor Duruy, « Instructions complémentaires pour la loi du 10 avril 1867, en ce qui concerne les écoles de

filles », Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique, 1867, t. VIII, no 155, p. 476.

135 AN, F 17/6682, Cours secondaires de jeunes filles. Rue Gerson, Programmes des cours de la Sorbonne, 1868.

Comme le souligne Françoise Mayeur, au XIXe siècle, l’enseignement féminin ne vise pas à l’émancipation des femmes mais à les préparer à la vie domestique ou, à la rigueur, à l’enseignement. (L’éducation des filles en

France au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2008, p. 186.) Ouverts dès les années 1830 pour former des institutrices, les cours normaux sont des classes annexées à une pension ou à une école primaire supérieure de filles. Ces cours

sont à l’origine des écoles normales d’institutrices qui ouvrent à partir de 1879. (« Normales primaires (écoles) », Ferdinand Buisson (éd.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, op. cit.)

136 « Association pour l’enseignement secondaire des jeunes filles à la Sorbonne », Bulletin administratif de

l’instruction publique, 1868, vol. 10, no

quelques années plus tard A. Darmesteter à obtenir son doctorat pour devenir maître de conférences. Dès le début des années 1870, le cours d’É. Egger, réservé aux élèves de 2e année137, s’intitule « Grammaire et littérature ancienne » au premier semestre 1871-1872138 puis « Grammaire historique et histoire de la langue française » au second semestre 1872- 1873139.

Dans quelle mesure l’enseignement d’É. Egger au début des années 1870 préfigure-t-il le cours qu’A. Darmesteter prend en charge à Sèvres à partir de 1881 ? Il s’agit certes là d’un cours d’enseignement secondaire alors que l’ENS de Sèvres n’est pas conçue comme un établissement d’enseignement secondaire mais bien comme une école supérieure, comme l’indique son nom. Néanmoins, à l’ouverture de l’École de Sèvres, il n’existe aucun autre établissement offrant un cours dédié à la langue française qui ne soit en même temps un cours de littérature : ce n’est le cas ni au Collège de France, ni à l’EPHE, ni à la Faculté des lettres de Paris – comme le souligne A. Darmesteter lui-même en 1883 – ni dans les facultés de province. Les ENS d’enseignement primaire, c’est-à-dire consacrées la formation des professeur(e)s destiné(e)s à enseigner dans les écoles normales d’institutrices et d’instituteurs, celle de Fontenay-aux-Roses pour les femmes, celle de Saint-Cloud pour les hommes, fondées à peu près en même temps que l’ENS de Sèvres, n’ont pas non plus un tel cours à leur programme140.

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Les élèves de première année suivent un cours intitulé « Exercices littéraires », donné par Léon Crouslé (1830-1903), alors professeur au Lycée Henri IV, avant d’être nommé maître de conférences à l’ENS en 1873 puis professeur d’Éloquence française à la Faculté des lettres de Paris à partir de 1879. Les élèves de troisième année ont un cours de « Littérature française » confié à Paul Albert (1827-1880), d’abord professeur de rhétorique au lycée Charlemagne, puis maître de conférences à l’ENS en 1868, qui occupera la chaire de Langue

et littérature françaises modernes au Collège de France en 1878.

138 AN, F 17/6682, Cours secondaires de jeunes filles. Rue Gerson, Affiche du 1er semestre 1871-1872, 1871.

139 AN, F 17/6682, Cours secondaires de jeunes filles. Rue Gerson, Affiche du 2e semestre 1872-1873, 1872.

Parallèlement aux cours d’É. Egger sont publiées, dans la revue L’écho de la Sorbonne. Moniteur de

l’enseignement secondaire des jeunes filles, des « leçons rédigées conformément au programme des Cours de la

Sorbonne » rédigées par Hippolyte Cocheris (1829-1882), chartiste et conservateur de la bibliothèque Mazarine. La publication commence dès la rentrée 1868 et s’arrête en 1872.

140 Seule la littérature fait l’objet de cours réguliers quand l’ENS de Fontenay ouvre en 1880-1881. C’est la

grammaire qui est enseignée ensuite, d’abord par le biais de séries de conférences ponctuellement données par M. Bréal (« Arrêté organisant les cours et conférences de l’École normale supérieure d’institutrices pour l’année 1880-1881 », Manuel général de l’Instruction primaire, 13 novembre 1880, XVI, no 46, p. 634.). Ensuite, un cours régulier de grammaire est créé en 1884 et confié à Raoul Pessonneaux (1851-1935), professeur au lycée Henri IV (Yvonne Oulhiou, L’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses à travers le temps (1880-

1980), Fontenay-aux-Roses, ENS Fontenay, 1981, p. 87.). Y. Oulhiou ne mentionne pas les cours « d’Histoire de

la langue » d’H. Cocheris et de « Grammaire » de Bonaventure Berger (1826-1890), pourtant cités dans l’arrêté de 1880 cité ci-dessus : est-ce un oubli ? Ont-ils réellement eu lieu ? Il n’existe pas non plus de cours de langue française à l’ENS de Saint-Cloud (École normale supérieure d’enseignement primaire de Saint-Cloud, Livre-

souvenir (1881-1906), Paris, Picard et Kaan, 1907, p. 342.). Ainsi, dans les ENS d’enseignement primaire, la

langue française est abordée sous l’angle de la grammaire, savoir scolaire dont la principale finalité est la maîtrise de l’orthographe, comme l’a montré André Chervel (...Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits

Le statut particulier des cours d’enseignement secondaire de jeunes filles à la Sorbonne, « un enseignement de luxe141 » selon le vice-recteur de l’Académie de Paris, Octave Gréard (1828-1904), qui plus est donné par des enseignants qui exercent dans des établissements supérieurs, d’une part ; et la proximité entre É. Egger, qui y crée un cours consacré à la langue française, et A. Darmesteter, d’autre part, permettent de formuler l’hypothèse d’une filiation entre ces deux cours créés à peu d’années de distance142.

En 1881, A. Darmesteter, alors maître de conférences à la Faculté des lettres de Paris où il brigue une chaire, voit, au bout de près de dix ans, la requalification de l’intitulé de son poste de répétiteur à l’EPHE en maître de conférences. Qu’est-ce qui le pousse à accepter un troisième poste dans un établissement relativement éloigné du centre de Paris, où il sera confronté à un public féminin bien moins érudit que ceux auxquels il est habitué ? Il est possible qu’il y voie un moyen de gagner un peu mieux sa vie et, ainsi, d’alléger ses préoccupations matérielles récurrentes au moment où il tente en vain d’obtenir la transformation de sa maîtrise de conférences en chaire. Peut-être aussi cherche-t-il déjà à quitter l’EPHE où les évolutions de carrière, au vu de sa spécialité, sont peu probables à moins du départ de G. Paris. Perçoit-il à Sèvres l’opportunité de développer librement un cours nouveau en profitant de l’absence de toute tradition d’enseignement préalable dans l’établissement ? Est-ce pour lui l’occasion de mettre en œuvre des idées progressistes quant à l’éducation des femmes ?

Par ailleurs, on peut se demander qui a pris contact avec A. Darmesteter pour lui proposer d’enseigner à Sèvres. Faute de documents de première main, on doit s’en remettre, au témoignage du frère d’A. Darmesteter, l’orientaliste James Darmesteter (1849-1894)

À la fin de 1881, M. Gréard lui avait fait confier une autre mission de ce genre, mais d’un caractère infiniment plus délicat. C’était le moment où M. Gréard, admirablement servi par l’éminente directrice qu’il avait choisie, Mme Jules Favre, organisait l’école normale supérieure des filles de Sèvres, une des plus belles créations de notre enseignement depuis 1870. Du succès de cette école, destinée à former des professeurs pour les collèges de jeunes filles, dépendait le sort de la loi qui avait créé ex nihilo l’enseignement secondaire des filles de France. Cette loi, considérée avec défiance et anxiété de bien des côtés, pouvait, suivant le succès de la première épreuve, soit ruiner pour longtemps la cause de l’instruction des femmes, soit la faire triompher définitivement. Arsène fut chargé d’organiser l’enseignement de la langue française143.

141 Octave Gréard, L’enseignement secondaire des filles. Mémoire présenté au Conseil académique dans la

séance du 27 juin 1882, Paris, Delalain, 1882, p. 55.

142 Les cours libres d’enseignement secondaire de jeunes filles de la rue Gerson, dits Cours de la Sorbonne,

subsistent au moins jusqu’à la loi Sée de 1881. Camille Sée (1847-1919) les évoque en effet dans son rapport au nom de la commission qui doit examiner sa proposition de loi (Camille Sée, « Rapport fait au nom de la Commission nommée pour l’examen de la proposition de loi de M. Camille Sée, sur l’enseignement secondaire des jeunes filles » in Lycées et collèges de jeunes filles, op. cit., p. 189.).

143 James Darmesteter, « Préface » in Arsène Darmesteter, Reliques scientifiques recueillies par son frère, Paris,

Le mathématicien Gaston Darboux (1842-1917) qui fait partie, comme A. Darmesteter, des tout premiers professeurs de l’ENS de Sèvres, souligne, outre le rôle d’O. Gréard, celui de Charles Zévort (1816-1887), inspecteur général de l’Instruction publique pour l’enseignement supérieur de 1879 à 1887, délégué en tant que directeur de l’enseignement secondaire144. Ce dernier est donc collègue de M. Bréal, également nommé inspecteur général pour l’enseignement supérieur durant la même année 1879. On a rappelé plus haut les démarches de M. Bréal pour qu’A. Darmesteter obtienne la maîtrise de conférences à la Sorbonne en 1877 ; peut-être le professeur au Collège de France a-t-il de nouveau œuvré en sa faveur pour cet autre poste. Par ailleurs, une lettre de M. Bréal à G. Paris montre qu’il lui arrivait de recevoir des demandes de la part de personnes cherchant des professeurs, notamment pour des cours libres, en l’occurrence, un cours supérieur pour jeunes filles145. Toujours est-il que le nom d’A. Darmesteter figure sur la première liste de professeurs de l’ENS de Sèvres dans l’arrêté du 31 octobre 1881146.

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