• Aucun résultat trouvé

filiations institutionnelles

1 Gaston Paris, de la rue Gerson à l’EPHE (867-87)

1.2 La naissance de l’EPHE et la Conférence des langues romanes (1868 1871)

1.2.1 Les finalités de l’EPHE

Une quinzaine d’années après sa fondation, V. Duruy décrit la finalité de l’établissement à Jules Simon (1814-1896), ci-devant ministre de l’Instruction publique (1870-1873), alors sénateur, en ces termes :

ouverte aux étrangers comme aux nationaux, et n’exigeant aucun grade, elle recueille, au profit de la science, les vocations spéciales qui se produisent en dehors de l’Université et de ses enseignements généraux. Aussi fait-elle des cours sur des matières qui ne sont enseignées nulle part ailleurs, et il se trouve parmi ses élèves des hommes qui, n’étant candidats à aucune fonction, ne suivent ses enseignements que pour arriver à un degré supérieur de culture intellectuelle. Son but est de faire des savants et non pas des professeurs58.

Au-delà de l’ouverture très large de son recrutement l’institution apparaît dans le discours de son fondateur comme un lieu de spécialisation, à la fois sur le plan des ambitions intellectuelles de ses élèves et sur celui des matières qui y sont enseignées. En cela, la conception du savoir qui y est prônée doit s’opposer et à l’utilitarisme et au généralisme : l’établissement est pensé comme le fruit de la rencontre entre un public désintéressé et de nouveaux domaines de connaissance. Pour autant, la question des débouchés et, partant, celle des objectifs de la formation dispensée ne cessent de se poser.

À la veille de la fondation de l’EPHE, en juin 1868, les quatre sections de l’établissement sont dotées d’un objectif unique. Il est précisé qu’elles « auront toutes un caractère commun : celui de former des savants. Ainsi, les six divisions de l’École normale supérieure […] ont un seul but, former des professeurs59. » Cette comparaison entre EPHE et ENS est à lire à deux niveaux. C’est d’abord la mise en exergue d’une ressemblance au plan structurel, à savoir que

56

AN, F 17/13617, EPHE, IVe section, Rapports, Léon Renier, Rapport sur les travaux de la IVe section (1868- 1869) par L. Renier, s. d.,10 f. (Cf. Annexe I.A.1.c)

57 Ibid., p. 1. Des déclarations du même ordre figurent dans le Rapport à l’appui de deux projets de décret

relatifs aux laboratoires d’enseignement et de recherches et à la création d’une École Pratique des Hautes Études (BMF, EPHE, IVe section, Documents G. Paris : Décrets et règlements intérieurs, Rapport à l’appui de

deux projets de décret relatifs aux laboratoires d’enseignement et de recherches et à la création d’une École Pratique des Hautes Études, juin 1868.)

58 Victor Duruy, lettre à Jules Simon, 6 décembre 1882, cité par Maurice Pellisson, « Duruy » in Ferdinand

Buisson (éd.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, INRP, 2005 [1911].

59

le principe de la subdivision n’empêche ni l’une ni l’autre de former un ensemble cohérent grâce à la finalité formative à laquelle concourent leurs différentes sections. Deuxièmement, ce parallélisme organisationnel ne doit pas cacher une différence d’objectifs de formation : celle qui distingue « savants » et « professeurs ». Cette divergence d’objectifs justifie l’existence même d’établissements différents. Pourtant, dans le même document, les deux activités ne sont pas considérées comme mutuellement exclusives.

Il n’est pas à douter que des jeunes gens appartenant à des familles aisées ne soient attirés vers cette école par son caractère libéral, sans intention de réclamer, au moment d’en sortir, une fonction publique. […]

Pour les autres élèves, le diplôme de l’école pourra leur ouvrir les rangs de l’Université à titre de chargés de cours dans l’enseignement secondaire, […] et, comme la dispense qui peut leur être accordée en vertu de l’article 10 leur facilite l’accès du doctorat, ils auront le droit, après avoir pris ce dernier grade, de prétendre aux chaires du haut enseignement60.

La diversité des publics attendus, tant du point de vue de leur origine sociale que des perspectives professionnelles envisagées, est elle-même fonction du « caractère libéral » de l’établissement quant à sa politique de recrutement et à l’organisation de sa scolarité, ce qui montre bien qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre la formation pour devenir

savant et l’exercice de la profession d’enseignant, que ce soit dans le secondaire ou dans le

supérieur. En outre, la formation dispensée à l’EPHE, telle qu’on l’imagine avant son ouverture, se caractérise par une plasticité qui donne naissance à deux figures du savant. La première est celle du savant désintéressé, dont les revenus sont indépendants du savoir ; la seconde, celle du savant-professeur – on dirait aujourd’hui « enseignant-chercheur » – qui met son savoir au service de l’État dans le cadre de l’Université.

Cependant, si étudier à l’EPHE peut mener à l’enseignement, cela n’y prépare pas de façon spécifique. Pour n’être pas réduits au statut de chargé de cours dans les collèges et les lycées, les diplômés de l’EPHE devront tout de même passer les concours spécifiques de recrutement au premier rang desquels, s’agissant des matières littéraires, les agrégations des lettres, de grammaire ou d’histoire ; de même, pour obtenir une chaire dans l’enseignement supérieur, il leur faudra obtenir un doctorat, à préparer dans les Facultés61. La formation à

60

Ibid., p. 9.

61 Victor Karady souligne néanmoins que, suite à la réévaluation que connaît le concours d’agrégation à partir

des années 1880, celui-ci peut permettre d’obtenir une maîtrise de conférences. Parallèlement, le doctorat « est pratiquement la seule épreuve scientifique de l'Université, en tout cas c'est la seule sur laquelle puisse porter la compétition pour des postes accessibles sur des critères d'excellence non strictement scolaires. Il n'est pas étonnant que (surtout en lettres) le doctorat se trouve vite et fortement surinvesti d'un effort de distinction et d'une espérance de promotion […]. » Cependant, les docteurs qui sont d’abord normaliens et agrégés, d’une part, et les autres titulaires du doctorat, d’autre part, font un usage différent de ce diplôme, « plus “professionnel” et orienté vers la promotion chez les premiers, plus tourné vers la recherche de profits plutôt symboliques pour les seconds. » (« Les professeurs de la République : Le marché scolaire, les réformes universitaires et les

l’EPHE est donc conçue comme indirectement professionnalisante et l’entrée dans le corps enseignant n’est pas une préoccupation dont elle est entièrement détachée.

D’ailleurs, le brouillon d’une lettre au ministre de l’Instruction publique rédigée par les membres du Comité de patronage de la IVe Section de l’EPHE au lendemain du vote de la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur de juillet 1875 permet de prendre la mesure de ces difficultés62. Les auteurs, inquiets pour l’avenir de l’École dans un contexte de concurrence croissante, abordent en effet plusieurs problèmes liés au public et aux débouchés de l’établissement. L’accueil d’étudiants étrangers et, plus largement, les échanges avec les universités étrangères apparaissent certes comme une marque appréciable de reconnaissance de sa légitimité scientifique, mais c’est surtout au sein du système français que l’EPHE semble avoir du mal à trouver sa place : « création de l’État, elle voudrait avant tout servir au recrutement du Corps enseignant de l’État63. »

En conséquence, les demandes formulées au ministre portent sur plusieurs points : la possibilité d’offrir un traitement égal aux élèves de l’EPHE et à ceux de l’ENS en vue de l’obtention de l’agrégation, soit une dispense des cinq années de stage64 ; la création de bourses d’études pour les meilleurs élèves ; l’ouverture d’une place réservée chaque année à l’École française de Rome ; l’augmentation des crédits budgétaires. Enfin, à ces demandes s’ajoute une suggestion : la prise en compte du diplôme de l’EPHE comme une forme de préparation à l’enseignement dans les Facultés, qui éviterait à ces dernières de faire appel à des enseignants du secondaire pour répondre à leurs besoins croissants, tout en y introduisant des savoirs nouveaux dont les spécialistes sont encore peu nombreux et en garantissant un emploi aux élèves de l’EPHE, en tant que professeurs libres – sur le modèle des

Privatdozenten allemands – ou comme titulaires de chaires.

L’apparente absence de contradiction entre les fonctions de savant et de professeur relevée plus haut cache en réalité des divergences importantes quant au but assigné à l’EPHE, problème laissé en suspens au moment de la fondation, puisque le décret de fondation, dans son premier article, s’en tient à l’affirmation suivante :

transformations de la fonction professorale à la fin du 19ème siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 1983, vol. 47, no 1, p. 107.)

62 BMF, EPHE, IVe section, Documents G. Paris : Décrets et règlements intérieurs, Brouillon de lettre du Comité

de patronage de la IVe section au MIP, s. d. [1875]. Cf. Annexe I.A.1.k. La loi sur la liberté de l’enseignement

supérieur, dite loi Laboulaye, est votée le 12 juillet 1875.

63 Ibid., p. 3.

64 Les élèves normaliens ont le droit de se présenter au concours d’agrégation au bout de trois de scolarité alors

Art 1er — II est fondé à Paris, auprès des établissements scientifiques qui relèvent du ministère de l’Instruction publique, une École pratique des Hautes Études ayant pour but de placer, à côté de l’enseignement théorique, les exercices qui peuvent le fortifier et l’étendre65.

Les représentants de la IVe section, dans leur lettre au ministre de l’Instruction publique66, tentent au fond de renégocier le statut de l’École qui, malgré son prestige sur le plan de la formation à l’érudition, semble manquer d’attractivité pour des étudiants français dont le seul gagne-pain possible reste l’enseignement. Cela révèle la contradiction fondamentale sur laquelle s’est construite l’EPHE : en raison de l’absence de diplôme de sortie à valeur nationale, l’établissement ne peut offrir à ses élèves qu’une formation à l’érudition dont ils ne peuvent faire une profession, et encore moins un emploi. Ceci est d’autant plus vrai que les postes de répétiteur ou de directeur d’études y restent peu nombreux, alors même qu’en 1868, le rapport à l’appui des projets de décret sur les laboratoires d’enseignement et de recherche et sur la création de l’EPHE avait précisé que les « maîtres habiles » de l’École se prépareraient « des émules et des héritiers67 ».

L’institution se trouve dès lors en concurrence avec l’ENS, ce que les auteurs de la lettre tentent de présenter comme une forme de complémentarité possible entre les deux établissements. Elle est aussi dépendante des Facultés qui, sans être encore des lieux d’érudition en 1875, sont le plus susceptibles d’offrir à des savants un emploi correspondant à leurs qualifications. Elle reste en réalité largement tributaire de l’enseignement secondaire, où les élèves sortant de l’EPHE peuvent devenir chargés de cours, mais sont contraints de passer l’agrégation pour voir évoluer leur carrière. L’entrée de G. Paris dans le personnel enseignant de l’EPHE est donc à replacer dans ce contexte même si, dans son cas, c’est avec les cours de la rue Gerson que les rapports sont les plus complexes.

Outline

Documents relatifs