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Exploiter les outils de la génétique textuelle pour aborder les notes de cours

3 Les notes de cours, des sources historiques ?

3.2 Exploiter les notes de cours

3.2.2 Exploiter les outils de la génétique textuelle pour aborder les notes de cours

Pendant longtemps, les brouillons des scientifiques de façon générale n’ont pas intéressé les généticiens du texte, plutôt préoccupés par les corpus littéraires. Irène Fenoglio rappelle que l’intérêt pour les brouillons de linguistes en particulier est plus tardif encore175. À l’origine des réflexions qui ont institué ces manuscrits comme nouvel objet d’étude se trouve l’idée que les écrits linguistiques donnent à voir le « processus de théorisation » invisible dans le texte publié et permettent ainsi de se livrer à une recomposition interprétative de la lecture du texte publié correspondant. Parce que le sujet dont traitent ces écrits est la langue, celle-ci est à la fois outil de communication et objet d’observation. En cela, il existe un « geste linguistique », lié au type d’archive auquel on a affaire, qui n’est réductible ni à l’énonciation littéraire, ni à l’énonciation théorique dans une autre discipline. Il ne s’agit pas ici d’opposer une version réputée « pure », visible dans les manuscrits, et une version publiée corrompue, mais bien de relire le texte final à la lumière de son processus d’écriture, d’une part, et de « mettre en relief l’originalité créatrice de chaque savant », d’autre part176. La question que tentent de résoudre les travaux qui relèvent de cette approche est celle de l’élaboration de l’argumentation scientifique et de la construction des concepts, qu’il s’agit de replacer dans

172 Jean-Luc Dorier, Francia Leutenegger et Bernard Schneuwly, « Introduction. Le didactique, les didactiques,

la didactique » dans Didactique en construction, constructions des didactiques, Bruxelles, De Boeck, 2013, p. 7.

173

Jean-Michel Adam, « Récritures et variation : pour une génétique linguistique et textuelle », Modèles

linguistiques, 2009, no 59, paragr. 6.

174 Étant donnée l’instabilité des désignations utilisées dans la période considérée (« philologue »,

« grammairien », « linguiste »), on emploiera ici – pour éviter les flottements terminologiques – le mot « linguiste » comme désignation générique de toute personne qui mène une réflexion à visée théorique sur le langage ou sur une ou plusieurs langues. Dans cette acception, le mot ne désigne pas les praticiens de la linguistique en tant que discipline constituée.

175 Irène Fenoglio, « Les manuscrits de travail des linguistes : un nouveau champ d’investigation génétique »,

Genesis. Manuscrits, Recherche, Invention, 2012, Le geste linguistique, no 35, p. 7‑10. Cf. le travail pionnier mené sur le fonds Émile Benveniste conservé à la Bibliothèque nationale de France (Émile Benveniste,

Dernières leçons Collège de France, 1968 et 1969, Paris, EHESS / Gallimard / Seuil, 2012, 210 p.).

176 Valentina Chepiga et Estanislao Sofia (éds.), Archives et manuscrits de linguistes, Louvain-La-Neuve,

l’œuvre d’un savant – d’un linguiste pour ce qui nous intéresse – et dans un contexte historique.

Concrètement, le travail de ces généticiens s’appuie non seulement sur un travail de classement et de datation des manuscrits proche, dans une certaine mesure, de celui des archivistes et des historiens, et qui permet d’identifier des strates et de reconstituer des campagnes d’écriture, mais aussi sur le repérage des quatre opérations d’écriture et de réécriture que sont l’ajout, la suppression, le déplacement et le remplacement177. Cependant, les traces du travail d’élaboration d’un manuscrit dépassent parfois ces opérations pour prendre également des formes proprement matérielles : découpage, collage, déplacement d’ensembles de feuillets178. En cela, les manuscrits de travail scientifique témoignent non seulement d’habitudes de travail individuelles, de même que les manuscrits d’écrivains, mais aussi de pratiques qui visent à garantir l’exactitude scientifique et la valeur de vérité des résultats obtenus. Ces pratiques de travail, qui sont aussi des pratiques d’écriture, sont historiquement situées. Ainsi, la rédaction de petites fiches manuscrites classées dans des fichiers sous forme de boîtes ou de tiroirs se généralise dans la seconde moitié du XIXe siècle comme méthode de travail dans la mesure où elle permet de relever et de répertorier un grand nombre d’informations aisées à retrouver et à réorganiser179. On trouve par exemple dans le fonds Ferdinand Brunot, des fiches de ce type collées sur des feuillets et intégrées au texte de certaines notes de cours.

Dès lors qu’il est possible d’identifier dans le fonds d’un savant particulier des méthodes de travail similaires à celles dont témoignent les archives d’autres savants, peut-on éviter de s’interroger sur la comparabilité de ces écrits pour s’en tenir à la description et l’analyse séparées des manuscrits produits par chacun d’eux en particulier ? Si, par la nature de son projet scientifique, la génétique textuelle est attachée à la notion d’auteur et à l’individualité qui la caractérise, faire une histoire des pratiques d’écriture scientifique autorise, voire nécessite, la mise en série d’écrits d’auteurs différents.

Qui plus est, la nature individuelle de l’auctorialité elle-même est une réalité qui peut prendre plusieurs formes, dans les textes signés de plusieurs noms bien sûr, mais également

177 Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes, 2e éd., Paris, PUF, 2016. 178

Muriel Jorge et Pierre-Yves Testenoire, « Écrire pour enseigner  : modalités du réinvestissement textuel dans les notes de cours de trois linguistes », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, 2017, no 173‑174. URL : https://pratiques.revues.org/3296.

179 Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir : comment les savants travaillent : XVIe-XXIe siècles, Paris,

dans les campagnes d’écriture, bien qu’elle reste souvent secrète ou cachée180. Même dans les fonds d’archives qui ne comportent a priori que les écrits d’un seul auteur, les interventions d’autres scripteurs ne sont pas rares, même si ceux-ci ne sont pas toujours considérés comme des « auteurs ». On connaît par exemple le rôle de « petites mains » des femmes de l’entourage des historiens, leurs épouses notamment, au XIXe siècle181 ; certains témoignages d’anciennes élèves de l’ENS de Sèvres quant au travail d’A. Darmesteter peuvent être interprétés dans le même sens182, tandis que F. Brunot a conservé des centaines de feuillets de rédactions de cours de Sévriennes, autrement dit des textes réécrits par les élèves à partir de leurs propres notes prises lors de la leçon magistrale. D’autre part, les manuscrits de F. Brunot laissent apparaître des collaborations avec d’autres, parfois – mais pas toujours – identifiés ou identifiables, comme l’inspecteur primaire N. Bony ou ses élèves Ch. Beaulieux et Alexis François (1877-1958). Enfin, il convient de prendre en compte une dimension essentielle de l’écriture des savants qui sont également des enseignants, dont a témoigné par exemple Claude Lévi-Strauss dans les années 1970.

Depuis que je suis dans l’enseignement supérieur, tout ce que j’écris est indissociable de ce que j’enseigne. Il s’agit d’essayer les choses à la fois sur moi-même, en les formulant, et sur un auditoire, en observant comment il réagit183.

Sans apparaître de manière explicite dans les notes de cours de G. Paris, d’A. Darmesteter et de F. Brunot, cet aspect n’en est pas moins présent. En outre, à l’objectif institutionnel de faire converger enseignement et production scientifique à partir de la fin du XIXe siècle répond la volonté de modifier les pratiques d’enseignement en accordant une place accrue aux exercices pratiques en complément des cours magistraux. Ces exercices nécessitent de la part des enseignants des prises de notes spécifiques, telles que la répartition des sujets à traiter entre les étudiants ou les commentaires sur les travaux réalisés par ces derniers, dont on trouve aussi la trace dans les manuscrits. Ces types de notes relèvent d’un espace dialogique caractéristique du cours, qui pose la question des rapports entre les manuscrits et la séance d’enseignement, à la fois du point de vue des liens entre écrit et oral et de celui des temporalités propres à l’écriture pour enseigner.

180 La question de l’écriture « à plusieurs mains » a fait l’objet d’un numéro de la revue Genesis : Nicolas Donin

et Daniel Ferrer (éds.), Genesis. Manuscrits, Recherche, Invention, 2015, no 41: Créer à plusieurs mains.

181

Bonnie Gene Smith, The gender of history : men, women, and historical practice, Cambridge (MA) / Londres, Harvard University Press, 1998.

182 Cf. Chapitres 2 et 3

183 Claude Lévi-Strauss, « Pas un jour sans écrire. Propos recueillis par Jean-Louis de Rambures [1974] »,

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