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1 L’histoire et les savoirs linguistiques, constructions et reconstructions disciplinaires

1.2 Les savoirs linguistiques de type historique dans l’enseignement supérieur français (années 1860-années 1920)

1.2.2 Grammaire comparée et grammaire historique en France

Quand Gabriel Bergounioux constate l’échec de la construction disciplinaire de la linguistique dans l’enseignement supérieur français entre les années 1860 et 1945, il l’explique d’abord par le poids des traditions et le frein qu’elles constituent à l’intégration des évolutions scientifiques qui se développent alors à l’étranger90. Le comparatisme à la française se réduirait presque exclusivement, encore dans les années 1860, aux langues « classiques » (celles qui sont destinées à être enseignées dans les classes), c’est-à-dire au

88 Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959. 89

Céline Trautmann-Waller, « Introduction » dans Céline Trautmann-Waller (éd.), De la philologie allemande à

l’anthropologie française : les sciences humaines à l’EPHE : 1868-1945, Paris, Honoré Champion, 2017,

p. 7‑20.

90 Gabriel Bergounioux, « Science et institution  : la linguistique et l’université en France (1865-1945) », Langue

latin, au grec et au français, alors qu’il se fonde, dans les travaux d’expression allemande, sur l’étude de l’ensemble des langues de la famille indo-européenne.

Que les langues classiques soient bien l’objet privilégié de la « grammaire comparée » en France au milieu du XIXe siècle, voilà qui devait favoriser, pensait-on alors, l’introduction des méthodes du comparatisme dans l’enseignement, y compris – sous une forme sans doute très sommaire – dans l’enseignement secondaire. C’est en tout cas ce qu’affirme dès 1852 Émile Egger (1813-1885), alors maître de conférences en Grammaire générale et comparée à l’ENS de la rue d’Ulm et professeur suppléant de Littérature grecque à la Faculté des lettres de Paris, dans la préface d’un manuel destiné aux classes du lycée.

Jusqu’à notre temps les études grammaticales ont été uniquement considérées comme une préparation aux études littéraires. C’est là, sans doute, leur première utilité ; mais ce n’est pas la seule. […] L’intérêt de telles études s’augmente encore, si, au lieu de considérer un seul idiome, on en rapproche plusieurs pour observer leur marche à travers le temps, pour saisir leur affinité ou leur dissemblance originelle, pour marquer tantôt le point où ils se séparent d’un tronc commun, tantôt celui où ils se réunissent et se confondent; pour reconnaître enfin dans cette histoire des mots l’histoire même des races humaines et de leurs migrations ou de leurs transformations séculaires.

Telle est la pensée féconde qui, de nos jours, a étendu et renouvelé le champ de la science grammaticale. Sous cette inspiration, la théorie comparative des langues a pris depuis cinquante ans un remarquable essor91.

Si É. Egger prétend se placer dans la lignée des travaux comparatistes allemands du début du XIXe siècle dans les cours qu’il dispense à la Sorbonne ou à la rue d’Ulm, il n’en applique pas pour autant les méthodes et s’en tient, pour l’essentiel, là aussi, à une « comparaison » du français, du latin et du grec. Quant au secondaire classique dont il cherche à renouveler les enseignements, il ne fait que reconduire les approches contrastives qui étaient celles de l’enseignement des langues anciennes depuis au moins le XVIIe siècle92. Le manuel de 1852 est un ouvrage de commande, destiné en principe à renouveler les méthodes d’enseignement des « langues classiques ». Qu’il s’agisse en réalité d’un aggiornamento de pure façade, il suffit, pour s’en assurer, de jeter un œil sur la finalité du manuel telle que l’expose son

91 Émile Egger, Notions élémentaires de grammaire comparée pour servir à l’étude des trois langues classiques,

2e éd., Paris, A. Durand, 1852, p. I‑II.

92 Dan Savatovsky, L’invention du français. Une histoire des exercices dans l’enseignement classique au XIXe

auteur93 et sur le programme qu’il vise à mettre en œuvre, en particulier celui de la classe de quatrième, la dernière des « classes de grammaire » dans le cursus94.

La restriction aux « langues classiques » caractérise aussi l’approche adoptée par l’helléniste Carl Hase (1780-1864) à la Faculté des lettres de Paris dans le cadre de la chaire de Grammaire comparée créée pour lui en 1852, même si M. Bréal lui rend hommage quand il hérite de cette chaire, transférée au Collège de France à la mort de C. Hase en 1864.

Quand M. Hase, soit dans sa belle édition du Thesaurus, soit dans son cours, retraçait l’histoire d’un mot grec et le suivait, à travers toutes ses transformations, depuis Homère jusqu’aux écrivains byzantins ou jusqu’aux chants populaires de la Grèce moderne, il faisait pour la langue hellénique ce que la grammaire comparée fait pour l’ensemble de la famille indo-européenne95. Pascale Rabault-Feuerhahn cite un document d’archive où sont expliquées les raisons du transfert de cet enseignement au Collège de France :

Dans l’organisation notre système gal d’instruction publique le rôle des Facultés est de donner, des par des cours réguliers et complets, la science déjà faite et de délivrer les grades qui correspondent à ces divers ordres d’enseignement. À côté des Facultés de grands établissements Jusqu’à présent la grammaire comparée n’a pu prendre place dans d’une manière normale et utile dans notre enseignement classique ; ce cours ne doit donc pas se trouver être placé là à la Sorbonne où se font les licenciés et les docteurs ; mais il serait à sa place au Collège de France, là où les sciences nouvelles s’élaborent et attendent que les efforts des le moment de prendre droit de cité dans les études universitaires ordinaires. Aussi j’ai l’honneur de proposer de demander à V.M. l’autorisation de transférer de la chaire (en marge : de gram. Comparée créée en 1857 pour M. Hase) de la Faculté des lettres au College de France. Ce grand établissement renferme Le College de France a des chaires pour toutes les langues et littératures savantes. Un cours de grammaire comparée résumera au point de vue philologique tous les résultats de ces enseignements variés ; il sera comme leur synthèse historique et philosophique96.

93 Il cherche faire « la grammaire générale des langues qu’on a comparées » (Ibid., p. 1.). Sur les notions de

« grammaire générale » et de « grammaire comparée » en usage dans l’enseignement secondaire classique, cf. Dan Savatovsky, « Une Grammaire générale des langues comparées » dans Jacques Bourquin (éd.), Les

prolongements de la Grammaire générale en France au XIXe siècle, Besançon, Presses Universitaires de

Franche-Comté, 2005, p. 249‑266.

94 « Notions de Grammaire Comparée. Classe de Quatrième », Journal Général de l’Instruction Publique, 11

septembre 1852, p. 467.

95

Michel Bréal, « De la méthode comparative appliquée à l’étude des langues (Première leçon faite au Collège de France) » dans Mélanges de mythologie et de linguistique, Paris, Hachette, 1877, p. 219. M. Bréal rappelle que c’est l’indianiste Adolphe Régnier (1834-1875) qui avait été initialement élu à sa place. A. Régnier, royaliste, ayant refusé de prêter serment à l’Empereur, voit sa nomination barrée par le Ministre de l’Instruction publique.

96 AN/F17/13556, dossier 32, « Chaire de grammaire comparée et laboratoire de phonétique expérimentale »

(document sans titre ni date), cité par Pascale Rabault-Feuerhahn, « La comparaison fait-elle discipline? Intitulés comparatistes et dynamique des chaires au Collège de France » dans Wolf Feuerhahn (éd.), La Politique des

chaires au Collège de France, Paris, Collège de France / Les Belles Lettres, 2017, p. 397. Cette conception fait

écho à celle d’Ernest Renan (1823-1892). « Que le Collège de France redevienne ce qu'il fut au XVIe siècle, [...],

le grand chapitre scientifique, le laboratoire toujours ouvert où se préparent les découvertes, où le public est admis à voir comment on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert. Les cours intéressants ou simplement instructifs n'y sont pas à leur place; il ne doit pas y être question de programmes formant un ensemble. Les cadres mêmes du Collège doivent varier sans cesse. À part un certain nombre de chaires, qui ont toujours leur raison d'être, car elles représentent de grandes divisions scientifiques où le travail se continue de siècle en siècle, les titres des chaires devraient être pour la plupart mobiles, correspondant à la tâche de chaque jour. Il ne faut pas s'obliger ici à des symétries imaginaires, ni tenir à ce que

Hors de l’intitulé de la chaire de Grammaire comparée, P. Rabault-Feuerhahn observe que la perspective où « la grammaire comparée apparaît […] comme un produit de la pensée particulariste allemande, par opposition à une approche française ancrée dans l’universalisme » ne rend pas compte de la complexité de la situation. Elle rappelle, du côté français, l’intérêt de Jean-Louis Burnouf (1775-1844), professeur d’Éloquence latine au Collège de France, puis de son fils, l’indianiste Eugène Burnouf (1801-1852), pour les travaux de Franz Bopp (1791-1867), ainsi que l’association fréquente des termes « général » et « comparé », qui ne permet pas d’affirmer la fondation de la grammaire comparée en France comme constituant une rupture épistémologique par rapport à la grammaire générale héritée de Port-Royal97.

Au sein des Facultés des lettres, le changement est très progressif dans les intitulés officiels, mais les affiches de cours révèlent que le comparatisme est enseigné à Dijon dès 1859 dans le cadre des chaires de Littérature étrangère puis de Littérature ancienne ; de même à Grenoble dès 1872, à Lyon à partir de 1879, à Lille et Douai comme à Toulouse à partir des années 188098. À Paris, est fondée en 1877 une maîtrise de conférences en Langue

et Littérature sanscrites, périodiquement transformée en chaire. Celle-ci est confiée à Abel

Bergaigne (1838-1888) qui y introduit immédiatement la méthode comparative. Toujours est- il que jusque dans les années 1880 voire au-delà, les Facultés des lettres restent relativement peu ouvertes au comparatisme indo-européen au profit des langues classiques, étudiées en vue de leurs littératures. G. Bergounioux explique cette fermeture notamment par le poids du découpage disciplinaire et, surtout, par celui des examens et concours de l’enseignement secondaire qui tendent à favoriser l’étude de la littérature médiévale au détriment des approches proprement linguistiques, cantonnées à la préparation d’un exercice de traduction assorti de commentaires qui porte sur l’ancien français, introduit à partir des années 1870.

Pour ce qui est du domaine roman, G. Bergounioux remarque de même qu’au lieu d’embrasser toutes les langues issues du latin, les travaux des Français se limitent à la grammaire historique de la langue française. En effet, les autres langues romanes, celles qui se sont développées à l’extérieur du territoire français contemporain occupent une place très réduite. La langue française elle-même est restreinte à l’ancien français dans la plupart des

toutes les branches de l'enseignement soient représentées. » (Ernest Renan, « L’instruction supérieure en France » dans Questions contemporaines, Paris, Michel-Lévy frères, 1868, p. 106‑107.)

97 P. Rabault-Feuerhahn, « La comparaison fait-elle discipline? Intitulés comparatistes et dynamique des chaires

au Collège de France », art. cit., p. 410.

98 Pour l’ensemble de la liste des intitulés de postes et de chaires ainsi que le contenu des affiches de cours, cf.

Gabriel Bergounioux, « L’enseignement de la linguistique et la philologie en France au XIXe siècle d’après les affiches de cours des facultés de lettres (1845-1897) », Archives et documents de la S.H.E.S.L., 1990, NS n° 2, p. 1‑105. Toutes les données qui suivent sont tirées de cet article.

Facultés. Les langues d’oc, notamment le provençal, sont néanmoins abordées dans les enseignements des Facultés du Sud de la France : Lyon, Bordeaux, Aix-en-Provence, Toulouse et, en particulier, Montpellier, où Anatole Boucherie (1831-1883) et Camille Chabaneau (1831-1908) dispensent dès 1879 des cours complémentaires en Langues et

philologie romanes. L’étude du provençal est introduite par Antoine Thomas (1857-1935),

professeur à Toulouse en 1887, qui donne à partir de 1889 un cours complémentaire de

Philologie romane à la Faculté des lettres de Paris avant d’y devenir professeur de Littérature française du Moyen-Âge et philologie romane en 1901.

Dans un second temps, à partir du milieu des années 1880, G. Bergounioux voit un déplacement de l’obstacle au changement institutionnel, des objectifs de formation vers les carrières des enseignants. Le statut particulier de l’EPHE, où la grammaire comparée tient une place importante, mais qui reste un établissement récent et extérieur au dispositif des Facultés, ne permet pas aux élèves de cette école de s’implanter dans le paysage universitaire, ou alors au prix d’une réorientation de leurs travaux vers des études plus littéraires, telles que l’édition critique de manuscrits. Les études comparatistes sont donc cantonnées hors des facultés99, particulièrement au Collège de France, où Antoine Meillet (1866-1936) succède en 1905 à M. Bréal à la chaire de Grammaire comparée. Dans cette perspective, entre enseignement et recherche, il existe non seulement un écart, qui se traduit par le fait que « les principales leçons du comparatisme étaient admises à défaut d’être enseignées », mais aussi une hiérarchie que concrétisera le « triomphe de la Sorbonne sur l’ЕРНЕ100 » dans les années 1920. La principale conséquence de ce manque de synergie serait l’absence de renouveau scientifique dans les études linguistiques en France.

L’enseignement se continuait, imperturbablement, suivant un découpage bureaucratique qui couvrait l’ensemble du domaine institutionnel sans plus d’impulsion ni de flamme. En lieu et place d’une science du langage, l’institution fonctionnait pour assurer la reproduction de son personnel, sans interrogation sur les demandes que pouvait susciter l’œuvre accomplie101. En bref, de la division traditionnelle entre établissements supérieurs en France découlerait tant le figement des finalités formatives autour de la préparation au professorat des collèges et

99

Si l’on en croit les membres de l’école dite de Paris (les linguistes formés par F. de Saussure à l’EPHE, entre 1881 et 1891, ou formés par ses élèves), les facultés leur seraient même entièrement fermées. D’après l’iraniste Robert Gauthiot (1876-1916), le romaniste Maurice Grammont (1866-1946) occuperait à Montpellier, en 1914 encore, « la seule chaire uniquement consacrée à la grammaire comparée que possèdent les universités françaises » (Robert Gauthiot, « Notice » dans Marie de Saussure (éd.), Ferdinand de Saussure (1857-1913), Genève, Kundig, 1915, p. 91.). L’affirmation est certainement exagérée, on l’a vu ; elle s’explique sans doute par le fait qu’aux yeux de R. Gauthiot et de ses anciens condisciples, le seul enseignement de grammaire comparée digne de ce nom en France est celui qui est pratiqué au sein de l’école de Paris précisément.

100 G. Bergounioux, « Science et institution », art. cit., p. 32. 101

des lycées que la relative uniformité des carrières dans l’enseignement supérieur, le tout aboutissant à une certaine inertie dans le domaine de l’étude des langues et du langage en France. Le principal obstacle à la recherche serait, en définitive, l’enseignement. Il est vrai que, tel que le dessine G. Bergounioux, le panorama de ces lieux d’enseignement sépare assez nettement ceux qui ont une vocation professionnelle, tels que l’École des Chartes par exemple ; ceux qui sont dédiés à la recherche, à savoir le Collège de France et, à partir de 1868, l’EPHE ; et les Facultés des lettres, en particulier la Sorbonne, qui préparent au professorat102. Le facteur d’immobilisme majeur résiderait dans le fait que, trop exclusivement investies dans la préparation à la licence des lettres et aux agrégations des lettres et de grammaire, les Facultés ne prépareraient pas les étudiants à la recherche ni n’incluraient véritablement les avancées scientifiques récentes dans la formation.

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