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3 1900 et 1919-1924 : deux « moments » de la carrière de Ferdinand Brunot

3.1 L’année 1900 : F Brunot, héritier d’A Darmesteter ?

3.1.1 En Sorbonne, de maître de conférences à professeur

En 1900, à la mort de L. Petit de Julleville, F. Brunot est maître de conférences à la Sorbonne depuis déjà huit ans. La chaire qui avait été créée pour A. Darmesteter est à pourvoir. Ceux qui sont qualifiés pour l’occuper sont plus nombreux que dans les années 1880. Aussi la chaire est-elle scindée en deux : Antoine Thomas (1857-1935), archiviste- paléographe, ancien élève de G. Paris et maître de conférences à l’EPHE, hérite de la partie

Littérature française du Moyen-Âge à laquelle on adjoint la philologie romane, ce qui

correspond au cours complémentaire qu’il donne à la Sorbonne depuis 1889166. L’Histoire de

la langue française revient à F. Brunot qui s’en félicite en ces termes dans sa leçon

d’ouverture :

rien ne montre mieux quelle place M. Petit de Julleville tenait dans cette Université que la résolution prise par la Faculté des lettres après sa mort de faire désormais deux parts de son enseignement.

Si en effet les deux maîtres éminents qui se sont succédés ici, MM. Arsène Darmesteter et Petit de Julleville ont pu suffire à leur double tâche de professeurs de littérature du moyen-âge et d’historiens de la langue française, ce n’est pas seulement que ces deux ordres d’études n’en étaient encore qu’à un point inférieur de développement, et qu’elles ne faisaient que pénétrer dans les programmes universitaires, c’est aussi et surtout que tous deux avaient eu le rare don de réunir des aptitudes qui, loin de s’exclure, se complètent très heureusement, mais dont la nature doue rarement un même esprit167.

Cependant, F. Brunot, en rendant hommage à ses prédécesseurs, semble en même temps envoyer une pique à son collègue A. Thomas. En effet, la nomination de F. Brunot n’a pas été sans difficulté. Elle est plutôt le fruit de tractations durant lesquelles F. Brunot s’est trouvé en compétition avec A. Thomas. Une lettre de G. Paris à ce dernier jette une autre lumière sur les propos de F. Brunot.

166 A. Thomas était déjà chargé de cours en Langue et littératures romanes à la Faculté des lettres de Toulouse

depuis 1881. En 1889, il est nommé professeur de Langue et littérature de la France méridionale dans la même université, mais c’est Alfred Jeanroy (1859-1954) qui y assure les cours à sa place.

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Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis absolument de votre avis sur tous les points dont vous me parlez. La chaire vous revient de droit, et vous ne pouvez ne pas l’avoir. Je ne crois même pas que Brunot essaie le moins du monde de vous la disputer, et ce serait de sa part tout à fait déplacé et sans aucune chance de succès. Il espère seulement de faire créer une chaire à côté, et il paraît qu’on trouverait à la Faculté des fonds assez importants pour la lui constituer. La question intéressante est de savoir, étant donné que Brunot ne peut guère enseigner que l’histoire de la langue française (depuis le XVIe siècle surtout) si vous tiendriez à garder le titre de la chaire de P[etit] de J[ulleville], ou si vous consentiriez à une modification de titre, et dans ce cas, laquelle vous préféreriez. On pourrait avoir Philologie romane (mais alors l’Hist[oire] de la l[angue] fr[ançaise] en fait réellement partie), ou Litt[érature] fr[ançaise] du m[oyen] â[ge] (mais alors vous ne feriez plus de grammaire, ce qui sans doute vous déplairait), ou Littér[atures] du moyen âge roman, ce qui compenserait en vous annexant le midi entier, ou Litt[érature] fr[ançaise] et prov[ençale] du m[oyen] â[ge], ce qui est une moindre extension. Il est possible, comme vous le supposez, que je sois consulté, et ce à quoi je tiens avant tout, c’est à dire ce que vous pensez vous-même. Je sais qu’à votre place je préférerais à tout Philologie romane, qui n’exclut rien, embrasse tout et introduit dans nos universités un titre excellent et significatif. Mais si ce n’est pas votre avis, dites-le-moi, afin que je ne contrarie pas à mon insu votre désir168.

On peut retenir d’abord la conception large, « à l’allemande169 », de la philologie romane développée par G. Paris : la notion semble, d’après cette lettre, englober l’ensemble des langues romanes prises dans leur histoire, y compris la langue française, ainsi que la littérature médiévale écrite dans ces langues. L’intitulé définitif de la chaire d’A. Thomas,

Littérature française du Moyen-Âge et philologie romane, est une sorte de compromis entre la

continuité par rapport au poste d’A. Darmesteter et de L. Petit de Julleville, d’une part, et la volonté d’introduire l’expression de « philologie romane », réclamée par G. Paris et, visiblement, par A. Thomas lui-même, d’autre part. Cette partie correspond d’ailleurs à l’intitulé pris par la Conférence des langues romanes, devenue Conférence de philologie

romane depuis 1892, à la demande de G. Paris170.

Dans un second temps, cette lettre montre que, dans l’esprit de G. Paris, il ne s’agit pas d’une scission de la chaire de L. Petit de Julleville, mais bien d’un héritage qui revient sans conteste tout entier à A. Thomas, à côté duquel s’ajoute la création d’une chaire supplémentaire, spécialement pour F. Brunot. Ceci confirme l’opinion de G. Paris sur F. Brunot en 1900, soulignée par Jochen Hafner : ni un littéraire ni un médiéviste171. Ainsi, aux yeux de G. Paris, la spécialité de F. Brunot, l’histoire de la langue française, qui correspond à sa contribution à l’Histoire de la langue et de la littérature française publiée sous la direction

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BNF, Correspondance de G. Paris, NAF 24466, Lettre à A. Thomas, 6 septembre 1900. f. 372-373, citée par U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, op. cit., p. 289.

169 U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, op. cit., p. 281. 170 Ibid., p. 289‑291 ; G. Paris, Lettre de G. Paris au MIP, op. cit. 171

de L. Petit de Julleville de 1896 à 1899172, implique qu’une chaire créée pour lui prenne ce titre. Ce volet de l’intitulé initial doit par conséquent être retiré de l’intitulé de celle d’A. Thomas : deux chaires ne peuvent pas faire doublon ; leur complémentarité se situe justement dans leur différence et non dans leur redondance, contrairement aux liens qu’elles peuvent entretenir avec des maîtrises de conférences ou des cours complémentaires.

La définition des intitulés des deux chaires ne résulte donc pas d’une simple scission, mais dépend en premier lieu des possibilités financières de la Faculté ; en second lieu, d’une volonté de conserver une continuité avec l’ancienne chaire ; troisièmement, de la prise en compte des domaines de spécialité des enseignants appelés à les occuper ; et, enfin, de l’intervention éventuelle d’un personnage influent par sa position institutionnelle et reconnu pour ses qualités scientifiques dans le domaine, bien qu’il soit extérieur à l’établissement lui- même : G. Paris.

3.1.2 De la rue d’Ulm à Sèvres

Parallèlement, F. Brunot se trouve dans une situation similaire à celle d’A. Darmesteter une vingtaine d’années auparavant : il doit choisir entre l’ENS de Sèvres, où il est appelé à remplacer L. Petit de Julleville, et l’ENS de la rue d’Ulm où il exerce depuis 1892, après y avoir été élève – à la différence d’A. Darmesteter – de 1879 à 1882. Malgré ce lien personnel avec l’école où il a été principalement formé, F. Brunot – comme A. Darmesteter avant lui – choisit d’enseigner à l’ENS de Sèvres plutôt qu’à celle de la rue d’Ulm. À quoi ce choix tient- il ? La continuité des postes occupés à la Sorbonne et à Sèvres par trois enseignants successifs, de 1881 à 1925, est remarquable : il est possible que F. Brunot se soit senti tenu de reprendre, comme l’avait fait L. Petit de Julleville, l’ensemble des postes occupés par A. Darmesteter à la fin de sa vie. Cependant, alors que jusqu’en 1900 F. Brunot demeure extérieur à l’ENS de Sèvres, L. Petit de Julleville faisait déjà partie du personnel enseignant de Sèvres en 1888 : il y avait rejoint A. Darmesteter en 1884, en tant que chargé d’une conférence de Littérature du Moyen-Âge ainsi que de la conférence de Littérature pour les élèves de deuxième année de la section scientifique173. Déjà familier de l’institution, L. Petit

172 Louis Petit de Julleville (éd.), Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900, op. cit.

Deux mois après la rédaction de cette lettre, l’ouvrage reçoit le prix Saintour de l’Académie française (« Prix décernés par l’Institut aux ouvrages historiques », Annuaire-Bulletin de la Société de l’histoire de France, 1900, vol. 37, no 1, p. 180‑183.). Ce même prix avait été attribué trois ans auparavant, en 1897, au Cours de grammaire

historique de la langue française d’A. Darmesteter, publié de façon posthume (Gaston Boissier, Rapport sur les concours de l’année 1897, Paris, Académie française, 1897.). Sur l’ouvrage dirigé par L. Petit de Julleville, voir

Yannick Portebois et Jacques-Philippe Saint-Gérand (éds.), Une historiographie engagée, op. cit.

173 Camille Sée (éd.), « Personnel. Nominations, mutations », L’enseignement secondaire des jeunes filles :

de Julleville était sans doute le plus indiqué pour reprendre le poste laissé vacant, presque du jour au lendemain, au moment de la rentrée.

S’il n’a pas été possible d’identifier qui a proposé à F. Brunot d’enseigner à Sèvres, les raisons qui ont motivé son acceptation sont peut-être à chercher du côté de l’ENS d’Ulm, qu’il abandonne à cette occasion. En effet, en 1892, quand F. Brunot est nommé rue d’Ulm en tant qu’enseignant, son poste double celui de Ferdinand Brunetière (1849-1906)174, déjà maître de conférences en Langue et littérature françaises depuis 1886 et ce, jusqu’au rattachement de l’ENS à l’Université de Paris par le décret du 10 novembre en 1903. Dans les années suivantes, s’ajoutent sous le même intitulé les noms de deux anciens élèves de F. Brunetière : d’abord Joseph Bédier (1864-1938) dès 1893 ; puis, à partir de 1894, G. Lanson175. J. Bédier, qui vient alors de terminer sa thèse, est d’abord maître de conférences suppléant de 1893 à 1895, puis titulaire jusqu’en 1903. Quant à G. Lanson, il est suppléant de F. Brunetière en 1894-1895 puis de 1896 à 1900. Ainsi, jusqu’en 1899-1900, ils sont quatre à se partager un intitulé unique, bien qu’ils n’enseignent pas tous chaque année.

La conférence de Langue et littérature françaises se réorganise cependant à partir 1900. Dans cette période mouvementée sur le plan politique en raison de l’Affaire Dreyfus, les élèves comme les enseignants de l’ENS de la rue d’Ulm sont majoritairement dreyfusards176. Pour autant, les positions de F. Brunetière, qui a nettement pris parti contre Dreyfus, s’opposent à celles de ses trois collègues. J. Bédier, attaché à F. Brunetière au-delà des désaccords scientifiques et idéologiques, reste à la rue d’Ulm jusqu’en 1903177 ; en revanche, F. Brunot – comme G. Lanson – fait le choix de Sèvres. Selon Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, « il ne fait pas de doute que c’est [le] choix dreyfusien [de Lanson] qui permet à celui qui jusque-là était le suppléant de Brunetière à la rue d’Ulm de brûler les étapes d’une promotion encore un peu lente […].178

» G. Lanson n’est certes pas tout à fait dans la même situation que F. Brunot dans la mesure où il n’accède qu’en 1900 à son premier poste à la

174

Bien qu’il ait tenté le concours à deux reprises, en 1869 et 1870, F. Brunetière n’est pas un ancien élève de l’ENS, caractéristique qu’il partage avec A. Darmesteter.

175 « I. Listes des fonctionnaires de l’école normale de 1795 à 1895 », art. cit., p. 125‑128. 176

Robert J. Smith, « L’atmosphère politique à l’École Normale Supérieure à la fin du XIXe siècle », Revue

d’histoire moderne et contemporaine, 1973, vol. 20, no 2, p. 248‑268.

177 Alain Corbellari, Joseph Bédier : écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997. Le décès de G. Paris, le 5 mars

1903, libère la chaire de Langue et littérature françaises du Moyen-Âge au Collège de France. J. Bédier est élu pour remplacer G. Paris à l’assemblée du 8 novembre 1903. Cette élection intervient juste à temps à la fois pour éviter la vacance de la chaire et pour permettre à J. Bédier de ne pas se trouver sans poste à deux jours de la publication du décret rattachant l’ENS de la rue d’Ulm à l’Université de Paris. Seul F. Brunetière reste justement sans poste, que ce soit à l’Université ou au Collège de France.

178 Pascal Ory et Jean-Francois Sirinelli, Les intellectuels en France : de l’affaire Dreyfus à nos jours, 3e éd.,

Faculté des lettres de Paris, une maîtrise de conférences en Langue et littérature françaises, même s’il acquiert le statut de professeur d’Éloquence française dès 1904.

Outre ce « choix dreyfusien » commun, G. Lanson et F. Brunot partagent aussi des positions réformistes, qu’il s’agisse de l’enseignement supérieur littéraire ou de l’enseignement secondaire. Dès les années 1890 en effet, F. Brunot commence à formuler des critiques contre la tradition de l’enseignement universitaire et à élaborer des projets de réforme, notamment celui qui porte sur l’agrégation de grammaire en 1896179. Bien que ce projet n’ait pas abouti, il révèle que la formation des enseignants, à l’interface des ordres d’enseignement secondaire et supérieur, se trouve bien au cœur des polémiques relatives à l’enseignement.

Ces polémiques se cristallisent d’abord autour de la réforme de 1902 qui place à égalité les filières de lycée avec latin et les filières sans latin, dites « modernes ». Ces positions s’expriment à nouveau dans le débat autour de la « Nouvelle Sorbonne », très précisément décrit et analysé par Claire-Françoise Bompaire-Evesque. Cette polémique, comme l’Affaire Dreyfus, relie fortement convictions politiques ou idéologiques et questions scientifiques180 : les critiques diffusées par une campagne de presse virulente portent particulièrement sur les méthodes d’enseignement, qui délaisseraient la rhétorique au profit de l’érudition, et sur le plan d’études, qui privilégierait des savoirs « utilitaires » au détriment de la culture classique, abandonnant ainsi la tradition de l’enseignement à la française pour laisser place à l’érudition à l’allemande. Dans cette perspective, l’École de Sèvres, internat éloigné du centre parisien et doté d’un public pour lequel la culture classique ne représente pas le même enjeu qu’à la Sorbonne ou la rue d’Ulm, apparaît comme une sorte de laboratoire pour tenter de rénover l’enseignement de la langue et de la littérature françaises, distinctes mais intimement liées, comme en témoigne G. Lanson lui-même.

À côté de moi, Brunot donnait [aux élèves de Sèvres] une direction pour l’étude de la langue, direction admirablement sûre qui les conduisait, par l’explication grammaticale, au seuil de l’explication littéraire.

Il me semble que, dans ces années-là, la cause de la fécondité de l’enseignement du français à l’École de Sèvres fut l’intime accord des maîtres. C’est cet accord qui y assura la pleine efficacité des études de français181.

179

Ferdinand Brunot, « Projet de réforme de l’agrégation de grammaire », Revue universitaire, 1896, vol. 1, p. 17‑29.

180 C.-F. Bompaire-Evesque, Un débat sur l’université au temps de la Troisième République, op. cit., p. 24. 181 Gustave Lanson, cité par Jeanne Streicher, « Cinquante années d’enseignement littéraire » dans Le

Tandis que G. Lanson insiste sur la complémentarité entre son propre travail et celui de F. Brunot, ce dernier souligne plutôt les continuités et les ruptures de son enseignement par rapport à celui de ses prédécesseurs dans le même établissement.

Mon Maître, A. Darmesteter, avait créé avec éclat l’enseignement de la grammaire historique à Sèvres. Sa Grammaire historique en reste le témoignage. […] Je puis, sans offenser la mémoire d’un autre de mes maîtres, Petit de Julleville, son successeur, qui était plutôt un historien de la littérature du Moyen-Âge qu’un spécialiste de la philologie, dire que quand le deuxième titulaire de la chaire eut disparu, j’eus plutôt à créer une méthode qu’à suivre une tradition […] Si comme je l’espère, d’après les applications qui se font de mes idées tant en France qu’à l’étranger, une nouvelle doctrine et une pédagogie triomphent de la routine vingt fois séculaire, partie de l’honneur en reviendra à l’École de Sèvres. C’est pourquoi je lui ai dédié ce livre d’affranchissement: La Pensée et la Langue182.

En fin de carrière et ayant déjà quitté l’ENS de Sèvres depuis plusieurs années au moment de ce témoignage, F. Brunot met en lumière une double transmission : l’une, de maître à disciple, qui s’est effectuée principalement rue d’Ulm à l’époque où il y était étudiant, notamment en 1882, quand A. Darmesteter et L. Petit de Julleville y enseignaient en parallèle ; l’autre, d’enseignant à enseignant, qui s’inscrit dans une continuité chronologique de 1881 à 1900. Cependant, au-delà de ces continuités liées à des facteurs personnels – sa formation – et institutionnels – l’intitulé du poste –, F. Brunot veut également signaler une double rupture sur les plans pédagogique et scientifique : il identifie d’abord, à Sèvres même, un mouvement qui va de la création d’un enseignement tourné vers la langue par A. Darmesteter à sa recréation par lui-même au-delà d’une période de réorientation vers la littérature, qui a interrompu la tradition ; il voit une seconde discontinuité, à replacer dans un espace temporel et géographique bien plus large, qui résulterait de son enseignement à Sèvres et aboutirait à une redéfinition globale de l’enseignement du français, matérialisée dans La

pensée et la langue, publié en 1922.

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