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3 Les notes de cours, des sources historiques ?

3.1 Des archives de chercheurs aux notes de cours

3.1.1 Lectures croisées d’archives de chercheurs

Jean-François Bert, revenant sur l’histoire de la prise en compte des archives de

chercheurs, rappelle que la collecte et la conservation des archives scientifiques ont

commencé en France à la fin des années 1940. Cependant, ce n’est que depuis les années 1980, à l’occasion de commémorations prestigieuses comme le centenaire de l’Institut Pasteur, que les archives personnelles des savants ont fait l’objet d’une réflexion patrimoniale propre, à côté des documents publics, c’est-à-dire administratifs et institutionnels155. Il s’agissait alors de faire l’histoire des politiques scientifiques. Comme le souligne Jean-Paul Gaudillière, l’historiographie distinguait jusque-là la pratique scientifique, plus précisément la pratique expérimentale, interne au laboratoire conçu comme le lieu de travail par excellence, et la diffusion des savoirs, externe au laboratoire et conçue comme une activité avant tout rhétorique. La réévaluation du statut des cahiers de laboratoire, abordés en tant que traces des pratiques scientifiques, a conduit à prendre en considération la mise en forme langagière dont ils témoignent ; elle vise, à terme, à présenter les résultats sous une forme publiée respectant les normes de la communauté scientifique156. L’étude de l’écriture scientifique conçue comme un processus intellectuel, matériel et social a ainsi gagné en légitimité. Dans cette perspective, J.-F. Bert définit les archives de chercheurs comme

tout ce qui finalement peut documenter de manière plus ou moins évidente l’ensemble des pratiques effectives, des objets et des discours qui entourent et accompagnent la venue au jour des idées et des concepts scientifiques157.

Ces réflexions se sont récemment élargies, nourries par les apports de l’histoire et de la sociologie des sciences, d’une part, et par ceux de l’anthropologie de l’écriture, d’autre part. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, elles ont en outre bénéficié des travaux

155 « Archiver les sciences ou les manières de chercher ? » dans Jean-François Bert, Qu’est-ce qu’une archive de

chercheur, Marseille, OpenEdition Press, 2014, paragr. 4‑5.

156 Jean-Paul Gaudillière, « Cahiers de laboratoire et traces de la production scientifique  : de nouveaux objets

pour l’histoire ? » dans Françoise Balibar et Marie-Laure Prévost (éds.), Pasteur cahiers d’un savant, Paris / Cadeilhan, CNRS / BNF / Zulma, 1995, p. 223‑237.

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menés depuis déjà longtemps par les linguistes sur les manuscrits de F. de Saussure et des auditeurs de ses cours de linguistique générale158. La création de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) en 1988 a toutefois marqué une nouvelle étape dans la prise en compte des archives de chercheurs grâce à la collaboration de professionnels des archives et de l’édition et de chercheurs, qui a favorisé le croisement et le rapprochement de fonds différents sur la base de liens de sociabilité personnelle ou professionnelle attestés entre savants 159.

L’Institut a tout de suite cherché à dessiner entre les fonds d’archives déposés un effet de contemporanéité, permettant ainsi de renvoyer les chercheurs venus consulter un fonds spécifique vers d’autres fonds. Les inventaires font apparaître les différents liens qui peuvent se manifester soit par la correspondance échangée, soit par des amitiés ou des inimitiés reconnues, soit encore à travers l’aventure d’une revue160.

Ce qui peut être un atout dans le cadre d’une approche de l’œuvre d’un auteur, puisqu’elle permet généralement d’avoir des données biographiques éclairantes, justement parce que l’auteur en question est bien connu, pose problème dès qu’il s’agit d’une lecture croisée. En effet, s’il est impossible de faire fi du scripteur qui a produit les manuscrits et a, le premier, choisi de les conserver, quelle place accorder à la biographie pour aborder les manuscrits de trois enseignants de façon conjointe ? Les parcours intellectuels et institutionnels que reflètent les fonds, ne peuvent être occultés sans courir deux risques : celui d’effacer la dimension proprement historique des dynamiques disciplinaires qu’on se propose d’étudier et celui de réduire les différences entre ces enseignants au sein même du champ des études linguistiques à un discours globalement homogène, ce qui reviendrait à faire une histoire monocorde de la discipline. Il est vrai que la période qui commence à la fin du XIXe siècle est celle de la construction de la figure de l’enseignant-chercheur : l’exigence croissante de précision dans les résultats de la recherche qui se traduisent par l’établissement de méthodes de citation et de référence dans les publications « scientifiques », ainsi que le resserrement du lien entre recherche et enseignement, amènent les universitaires à apparaître comme des « auteurs ». Comme le dit Michel Foucault, « tant que Sade n’a pas été un auteur, qu’étaient donc ses papiers ? Des rouleaux de papier sur lesquels, à l’infini, pendant ses journées de prison, il déroulait ses fantasmes161. »

158 Robert Godel, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Genève,

Droz, 1957 ; Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, édité par Rudolf Engler, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1968, vol. 2 ; Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002.

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http://www.imec-archives.com

160 « Archiver les sciences ou les manières de chercher? » in J.-F. Bert, Qu’est-ce qu’une archive de chercheur,

op. cit., p. 7.

161 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? » dans Dits et écrits : 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 4 :

Autrement dit, c’est parce qu’un scripteur est construit comme un auteur par notre regard rétrospectif que ses manuscrits appartiennent à son « œuvre » et, à ce titre, méritent d’être connus et analysés. Quel intérêt donc à les étudier si ce n’est pas pour y retrouver l’originalité d’une pensée et identifier les marques de l’individualité créatrice qui s’y expriment ? Rapprocher trois linguistes enseignants, par-delà leurs « œuvres » respectives implique non pas d’effacer leurs particularités, mais justement de les ramener à ce qu’ils ont de commun, ce que M. Foucault appelle la « fonction-auteur », qu’il caractérise en tant qu’objet d’appropriation d’une œuvre, dont l’attribution est construite par notre regard rétrospectif au terme d’opérations complexes de mise en relation de différents textes qui portent eux-mêmes les traces d’une énonciation par le scripteur. Les opérations qui sous-tendent une telle lecture amènent ainsi à croiser les apports méthodologiques de différentes disciplines. Cependant, afin que les manuscrits de divers fonds soient commensurables, il est nécessaire d’opérer une sélection sur la base d’une entrée commune qui est ici l’enseignement.

Or même si le renouvellement des problématiques en histoire et en sociologie des sciences par l’intégration des apports de l’anthropologie de l’écriture et par la prise en compte des

archives de chercheurs ont donné une visibilité à l’infra-ordinaire de la recherche, pour

reprendre l’expression que Muriel Lefebvre emprunte à Georges Perec162, cet intérêt laisse généralement de côté l’activité enseignante, infra dans l’infra, ou dénie l’intérêt d’une réflexion sur ses spécificités en la ramenant à une écriture scientifique parmi d’autres. Ceci est d’autant plus marqué pour ce qui concerne l’enseignement supérieur où, à défaut de professer dans une institution comme le Collège de France, le prestige réside plutôt du côté de la production de savoirs scientifiques ou considérés comme tels.

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