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Si quelqu’un tombe malade dans la cour, comment ça se passe ?

Procédés d’analyse

Chapitre 6 Les discours

3) Si quelqu’un tombe malade dans la cour, comment ça se passe ?

S’il y a un malade dans la cour, comme nous on est âgés, on part en brousse chercher les racines. Si tu acceptes d’appliquer ça tant mieux, si tu refuses et tu meurs, c’est comme ça. Des fois, tu vas envoyer un malade à l’hôpital, à l’hôpital là, on ne prend pas soin de ceux qui n’ont pas les moyens. Si tu as les moyens, tu t’en sors, si tu n’as pas les moyens, tu ne t’en sors pas. La faute revient à ceux de l’hôpital qui ne prennent pas soin de tout le monde. Ils prennent les produits, ils remettent ça dans les pharmacies et ils vendent.

Qui reste auprès du malade ?

C’est la famille du malade qui doit rester auprès de lui. Souvent, c’est ton petit frère, ou bien ta petite sœur. Si un malade est là sans personne, on ne donne pas sens à la vie. Il faut que les gens de la famille soient unis. On peut rencontrer à l’hôpital des malades qui n’ont personne auprès d’eux.

Comment c’est possible ?

Si des fois tu n’as pas un parent direct même père même mère6, dès les premiers instants, les gens

peuvent rester auprès de toi, mais si ça traîne à l’hôpital, en ce moment les gens se désengagent. Si tu es du même sang que le malade qui est couché, tu as un devoir de rester auprès de ce malade. Si c’est pour venir voir, repartir, ça, il y en a plein. Mais la personne qui doit rester, c’est elle qu’on ne trouve pas. Mais dans la cour ici, ça ne peut pas se faire, c’est à l’hôpital qu’on peut rencontrer ces cas. [E1]

Mon souhait étant, dans les entretiens, de rester ouverte au maximum dans la formulation de mes interventions, j’avais choisi l’évocation de mini scénarii pour essayer de mettre à jour les façons dont les gens s’organisent et les liens qui sont

sollicités face à des problèmes conséquents, comme un déficit de denrées alimentaires de base et/ou la maladie d’un membre de la famille. Le choix de ces cas de figure obéit deux raisons. Les provinces du nord Burkina Faso sont très souvent touchées par l’insuffisance alimentaire, en particulier d’avril à août. Quant au scénario de la maladie, il est d’une part en lien direct avec ma problématique, et certaines recherches montrent d’autre part qu’il constitue un indicateur pertinent pour percevoir le type de solidarité pratiquée (voir notamment Sévédé-Bardem, 1997). En effet, le coût des soins étant très élevé et les assurances maladies inexistantes, l’acquittement des ordonnances médicales est généralement partagé entre plusieurs personnes.

Dans l’extrait numéro 1, l’interlocutrice désigne comme première personne concernée par un problème grave qui survient dans la cour, le père, c’est-à-dire le chef de famille (si l’on considère la configuration familiale telle qu’elle est décrite ici, à savoir le père, la mère et les enfants). Si le chef de famille est souvent cité comme la personne à qui revient le devoir de résoudre les problèmes, ces derniers, par le passé, étaient néanmoins discutés collectivement. « Avant, s’il y a un problème dans la famille, toute la famille se regroupait pour trouver une solution à ce problème ». Dans l’extrait

numéro 2, l’interlocutrice raconte un épisode de famine vécu dans son enfance.

L’entraide et le partage qu’elle a pu expérimenter à cette époque ne semble plus possible, à ses yeux, à l’heure actuelle. Les gens, dit-elle, ne se préoccupent plus de leurs prochains ou de leurs voisins. Ce sentiment de réduction du partage des biens est présent chez beaucoup d’interlocuteurs. On se souvient de la formule « socialisme vs capitalisme » : Avant, « quand il y en avait pour un, il y en avait pour tout le monde ». Actuellement, « si vous avez un bien, c’est pour vous, votre femme et votre enfant ». Résolution collective des problèmes et partage des biens vont de pair, comme l’explique un vieux :

Avant, quand vous travaillez, c’est pour tout le monde. Par exemple dans ma famille ici, j’ai mon frère qui a ses moutons, mais s’il y a quelque chose [un problème], on prend sa chèvre pour vendre, quel est le problème ? Et c’est le doyen qui décide, en réunion restreinte de la famille. Les ennuis de la famille sont énumérés, analysés, on trouve des solutions. Il faut taper dans la fortune d’untel, on le prévient, il dit vous avez bien fait, c’est grâce à vous que j’ai gagné cela, je ne travaille pas pour moi, je travaille pour tout le monde.

Il ajoute :

Si le type vous répond comme ça, c’est qu’il a été bien éduqué. Maintenant, cette éducation est tombée à l’eau, elle n’existe pas. Si on amène ici un million de francs, mon petit frère aura l’argent et il va le

cacher ; il dira qu’il n’a pas d’argent, que voilà, on le lui a volé, ou bien qu’hier il a acheté des bœufs et qu’il n’a plus rien, qu’il ne peut pas me dépanner. [E2]

Si l’entraide et le partage semblent avoir diminué en même temps que l’ « esprit de famille », le système de droits et d’obligations entre membres d’une même famille est bien présent et sert à prendre en charge les problèmes qui surviennent. Celui qui est nanti par exemple, a le devoir de secourir les personnes auxquelles il est lié par le sang. « C’est une coutume », explique Kagoné :

Jusqu’à présent c’est comme ça, même l’islam n’a pas changé cela, aucune culture extérieure n’a changé cela. Si moi je suis nanti ici, toutes les parentés que j’ai ici, que je dirais ‘mortes’, vont se réveiller ! Ah, je suis quoi de ton père, de ton arrière-grand-père, on va réveiller toutes les parentés mortes et je serai obligé de m’occuper d’eux. Que je sois de bon cœur ou non, je vais m’occuper d’eux. S’ils demandent une somme, même si je peux donner que la moitié ou le quart, je vais donner ; je ne peux pas dire non, tu n’auras rien ici. Si je n’ai rien, je peux dire je n’ai rien, mais si j’ai quelque chose, ils le sauront. [Kagoné]

Il ajoute : « On ne peut pas les renvoyer comme ça, c’est un lien de sang, on ne peut pas renier son sang ici. Ici, on ne renie pas son sang ».

Une vieille raconte ainsi qu’elle s’occupe des enfants de son frère décédé et des enfants d’un autre frère actuellement au Gabon en concluant : « Si on réussit un peu seulement, il faut s’occuper des autres, c’est fatal ». Elle précise par ailleurs qu’elle s’en va chaque matin, avant d’aller travailler, saluer ses autres frères et prendre des nouvelles de leurs enfants ; qu’elle prend soin de se faire connaître de tous, même des tout petits. « Si j’ai quelque chose [un problème] », dit-elle, « ce sont eux qui vont venir me secourir ». Ainsi, la réciprocité de ce système d’aide défini en termes de droits et de devoirs (dons et contre-dons selon les termes de Mauss) s’entretient-elle. Certains parlent de solidarité mais on verra plus loin que la sémantique de ce terme est complexe et parfois ambiguë.

Les fonctionnaires, qui sont « par définition » des personnes qui ont « réussi », sont probablement les plus sollicités. Certains s’en plaignent d’ailleurs, comme cet ancien fonctionnaire qui déclare :

Le fonctionnaire est le plus malheureux de la famille […]. Le plus malheureux parce que la solde qu’on lui attribue pour lui–même, sa femme et ses quatre enfants7, il est obligé de diviser cette somme là, si

minime que ce soit, pour qu’elle profite à tous les membres du cercle de la famille. [E6]

7 Les salaires des fonctionnaires sont déterminés par une grille salariale basée sur le niveau de formation, auquel

s’ajoutent, selon les cas, diverses indemnités (en rapport, entre autres, au nombre d’enfants, à l’expérience professionnelle, au risque etc.).

En réalité, explique Kagoné, l’avoir du fonctionnaire est considéré par la famille comme un bien collectif :

C’est comme si ta fonction est une portion de leur champ qui est à l’extérieur d’eux, c’est tout ; c’est leur champ, dans leur vision c’est pour eux, ton salaire c’est pour eux, toi tu peux te nourrir avec, […], mais ils savent que c’est pour eux, même si c’est toi qui le bouffe, ils disent c’est notre argent qu’il bouffe. [Kagoné]

C’est là également la réciprocité qui joue : le fonctionnaire a réussi grâce à la famille qui a payé sa scolarité et financé ses études ou sa formation, et il est tenu de distribuer son salaire en retour.8 Ne pas remplir son devoir, c’est s’exposer aux menaces et à la mise à l’écart de la famille.

Si tu lui dis, écoute, moi je n’ai rien, j’ai tout juste pour ma famille, il va dire tu te moques de moi […] et il va dire aux autres, ‘oh, untel, mon vieux, je suis parti chez lui, bien qu’il touche une solde à la fin du mois, je lui ai dit que je n’ai pas de mil pour mes enfants, il a dit que lui aussi il n’en a pas, est-ce que c’est vrai ça ?’ […] Quelquefois même, il va prendre sa petite hache là, rentrer dans la brousse pour chercher des médicaments pour venir te tuer. ‘Fais le malin, tu vas voir.’ [E6]

Ces interventions mettent semble–t–il en évidence le fait que si les interlocuteurs expriment la fragilité grandissante de l’unité familiale (réduction de la notion de famille aux couples et à leurs enfants, diminution de l’attention aux proches, du partage), il n’en reste pas moins un système de droits et d’obligations auquel il est très difficile de se soustraire et qui confère un lien fort entre les individus. Autrement dit, il y a un sentiment général de déliaison au sein d’un système d’aide réciproque, système qui s’entretient (comme l’exemple de la vieille qui part chaque matin saluer ses frères en prévision d’un besoin d’aide), et des obligations familiales larges. Ne peut-on pas alors faire l’hypothèse d’une perte du sentiment du lien plus que du lien lui-même ? Les événements sociaux telles que les funérailles d’un parent, un mariage, un baptême, témoignent en effet de l’importance attachée à la famille et de la permanence des liens.

Que se passe-t-il face au problème plus spécifique de la maladie ? La question ne comprenait volontairement aucune précision quant au type de maladie puisque l’objectif général des entretiens était de voir si le sida était évoqué comme facteur de déstructuration du tissu social. Dans l’extrait numéro 2, l’interlocutrice mentionne d’un côté les racines que les vieux partent chercher en brousse et l’entourage toujours présent auprès du malade dans la cour ; de l’autre, l’hôpital, les moyens qu’il exige et

les difficultés pour trouver dans ce lieu des personnes présentes à long terme auprès du malade. On retrouve la notion de devoir par rapport aux liens sanguins : « si tu es du même sang que le malade qui est couché, tu as un devoir de rester auprès de ce malade ». La distinction entre soins traditionnels (avant / racines, plantes) et soins modernes (actuellement / hôpital, dispensaire) est présente dans tous les entretiens. Concernant les premiers, les vieux mentionnent à plusieurs reprises le rôle de la famille et de son chef : « Si quelqu’un était malade dans une famille, toute la famille soigne cette personne et chaque chef de famille connaît là où il peut aller chercher les remèdes et venir aider le malade ». Les moyens traditionnels n’étaient pas coûteux : « C’était pas cher, peut-être deux cauris ou bien une poule ou bien quelque chose qu’il faut donner en échange des médicaments ». Quant aux soins modernes, évoqués à travers l’institution hospitalière, ils sont actuellement incontournables car les connaissances traditionnelles se perdent. Leur coût est très élevé sans qu’ils soient toutefois plus efficaces et les moyens traditionnels demeurent dans certains cas indispensables :

Présentement, il faut aller à l’hôpital, il faut payer ceci, il faut payer cela […]. Si tu ne pars pas à l’hôpital, tu ne peux pas trouver quelqu’un qui peut très bien soigner comme avant, parce qu’ils ont abandonné, à cause des infirmiers, et personne n’apprend plus rien à son fils, donc vraiment tout est oublié. Donc présentement, on est obligé d’aller à l’hôpital. Tu arrives là-bas aussi sans moyen, c’est ton malade qui va passer [mourir]. [E8]

Qui paye les soins et les médicaments ? En principe disent les vieux, c’est le chef de famille. Mais s’il n’a pas les moyens, les autres membres de la famille peuvent venir en aide.

C’est la famille, c’est le chef de famille, s’il n’a pas les moyens ce sont les enfants qui vous aident à payer la pharmacie. Par exemple moi, il y a une de mes femmes qui est blessée et on l’a amenée à l’hôpital pour l’opérer, mais ce sont les enfants qui ont payé, moi je n’avais pas les moyens […] mais comme les enfants travaillent, ils se sont réunis pour faire guérir leur maman. C’est comme ça qu’on vit en famille. [E5]

Le manque de moyens généralisé que beaucoup mettent en évidence rend souvent les situations difficiles et complexes. Si la famille ne comprend pas un membre « aisé » qui peut « aider à payer les médicaments », il faut soit faire des « emprunts à ceux qui ont de l’argent », soit « c’est le manque de moyens total » et le malade meurt. Comme dans le cas des frais de scolarisation évoqué en parlant de l’éducation, les femmes se retrouvent souvent à devoir « courir de gauche à droite » pour parvenir à soigner leurs enfants.

Pour certains, c’est également autour de la maladie que se constate la réduction des liens. Comme le dit l’interlocutrice dans l’extrait numéro 3, « si un malade est là

sans personne, on ne donne pas sens à la vie, il faut que les gens de la famille soient unis ». Elle ajoute qu’on peut actuellement trouver à l’hôpital des malades sans personne à leur chevet, ce qui n’était pas imaginable par le passé (« avant, c’est toute la famille qui avait la charge, qui veillait le malade à tour de rôle »). Un vieux anticipe le futur en déclarant :

Maintenant, je pense que tôt ou tard on va laisser ces habitudes [visite systématique aux membres de la famille] ; maintenant, même si tu dois aller emprunter de l’argent pour aller rendre visite à un malade, tu vas le faire, mais tôt ou tard, l’individualisme, c’est le mari, c’est la femme, c’est les enfants, chacun lutte chacun pour soi, Dieu pour tous, ce qui fait qu’on est de plus en plus dessoudé. [E14]

Comme on aura l’occasion de le voir plus loin en parlant du sida, les liens qui se manifestent au moment de la maladie dépendent beaucoup du statut social de la personne malade et de son comportement avant sa maladie. Ainsi, une personne nantie recevra davantage de visites qu’un individu démuni car elle a quelque chose à donner en retour. De la même façon, une personne ayant rarement l’habitude de faire un geste envers son entourage avant sa maladie risque de trouver peu de monde à son chevet. Si on trouve des situations extrêmes d’absence de soutien, il y a, à l’inverse, des manifestations imposantes, comme celle relatée ici par Kagoné :

Moi, il m’est arrivé un accident ici personnellement. Je suis allé chez le rebouteux pour me soigner, j’avais cassé une vertèbre, donc je suis allé masser ça chez un rebouteux, mais les oncles de mon père sont venus, les oncles de ma mère sont venus, mes propres oncles sont venus, et ma famille de même nom, ceux qui portent le même nom de famille sont venus. J’ai recensé plus de 100 personnes qui ont fait plus de 50 km pour venir me voir. Ici, on appelle cela les relations de famille assez bien établies quoi, la solidarité s’étend très loin. Et même aujourd’hui, quand j’aurai des problèmes, tous ceux-ci vont venir. J’appelle problème un cas de maladie grave, cas de décès, c’est cela que nous appelons problème ici, donc ils viennent pour appuyer. Chez eux aussi, s’ils ont des problèmes, je suis obligé d’aller appuyer aussi. [Kagoné]

On remarque dans cet extrait que l’interlocuteur définit ce qu’est un problème. Connaissant cette conception commune, il m’est arrivé, lors des entretiens, de poser la question sans préciser quoique ce soit, à savoir : Quand il y avait un problème grave dans la cour, comment ça se passait ? Les interlocuteurs m’ayant néanmoins souvent demandé « quel genre de problèmes ? », j’ai par la suite systématiquement opté pour l’exemple du grenier vide et/ou de la maladie.

1.5 La solidarité, c’est …

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