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Procédés d’analyse

3. A propos des données

J’ai parlé, jusqu’à présent, pour donner à voir le travail empirique, de « recueil » des données. Ce terme est probablement le plus courant. Dans le même ordre d’idée, on parle également de collecte ou de récolte. Ces termes sont–ils appropriés à tout type de données ? Quelle est la nature des données en sciences sociales/humaines ?

Ces questions sont apparues à la lecture des entretiens, alors que je cherchais à comprendre pourquoi une part de mes attentes initiales n’avaient pas été satisfaites à l’issue de l’enquête.6 J’exposerai cela en détail dans le prochain chapitre (point 3.1). Ces réflexions, favorisées par le refus de l’apriorisme, refus caractéristique de la compréhension, de même que par les textes de Taylor, Laplantine et Geertz, m’ont amenée à reconsidérer la manière dont le chercheur en sciences sociales/humaines constitue ses corpus. Autrement dit questionner les présupposés qui sont au fondement des méthodes employées. Parler de recueil ou de collecte s’apparente à la manière de faire du géologue ou du botaniste lorsqu’ils prélèvent, le premier un échantillon de terre ou de roche, le second des végétaux. L’objet ne se modifie ni en cours de prélèvement, ni à l’issue de son analyse. Il n’en va pas de même en sciences humaines/sociales où les objets sociaux (objets de recherche) sont des significations. En d’autres termes, si l’objet du géologue ou du botaniste peut–être collecté et considéré, de ce fait, comme une donnée brute, les faits sociaux, en tant que significations produites par des individus et parce qu’ils sont récoltés par le moyen de significations (le langage), ne peuvent être considérés comme tels. Autrement dit, parler indifféremment de recueil, de récolte ou de collecte revient à croire que l’utilisation des méthodes couramment utilisées en sciences sociales/humaines basées sur le langage permet de travailler sur du matériel brut. « (…) tout se passe un peu comme pour un simple prélèvement biologique ou géologique », écrit Blanchet, «où seule compte l’analyse en aval des composantes internes, sachant que l’acte de prélèvement lui-même effectué avec précaution ne saurait en changer la structure » (1987, p. 88).

6 Voir à ce propos l’article rédigé avec Seferdjeli, « Démarches compréhensives : la place du terrain dans la

construction de l’objet ». In : M. Saada–Robert & F. Leutenegger (sous presse). Les formes de l’explication en

Laplantine et Geertz, sollicités plus haut concernant la description, combattent tous deux les « préjugés positivistes du fait brut et des données de l’observation » (Descombes, op. cit., p. 45). Geertz en affirmant que la description ethnographique est toujours dense, qu’il y entre toujours, outre des faits et gestes observables, les interprétations des acteurs. Descombes (op. cit.) dans son commentaire sur le texte de Geertz, écrit : « (…) rapporter un événement quelconque, par exemple cet incident, c’est en réalité rapporter la façon dont quelqu’un en particulier a compris ce qui est arrivé, et c’est aussi rapporter l’interprétation que quelqu’un donne de la façon dont les autres protagonistes ont compris ou interprété l’ensemble de l’incident. Si l’ethnographe peut plus ou moins croire lui–même ou faire croire à son lecteur qu’il a affaire à des ‘données brutes’, c’est seulement parce qu’il a commencé par adopter, sans le dire et peut–être sans s’en apercevoir, un système d’interprétation unique » (op. cit., p. 44).

Laplantine (op. cit., p. 34), de son côté, met en question les présupposés de la notion de représentation trop souvent comprise comme reproduction d’une réalité antérieure et extérieure au langage. Ce qu’on appelle habituellement le « recueil de données » renforce cette conception. L’expression même tend à assigner au chercheur un rôle passif d’enregistrement d’informations. Autrement dit, elle suppose l’existence de faits à l’état pur qu’il conviendrait de décrire. Dans cette perspective, le langage n’apparaît que comme simple support servant de véhicule au transport de la pensée et à la communication des informations. On est dans l’illusion de la stabilité et de la permanence du sens. Or, comme l’ont démontré Saussure et Wittgenstein, il n’existe pas de relations naturelles entre le monde et le langage, entre le signifiant et le signifié, mais seulement des élaborations culturelles. « Il faut en finir », écrit Laplantine, « avec ces fictions de la transparence du langage » (op. cit., p.37).

Taylor, dans son analyse des sciences de l’homme (voir chapitre 3) note que l’épistémologie dominante cherche à remplir les exigences de la tradition empiriste, autrement dit qu’elle tente de reconstruire la réalité sociale à partir des seules données brutes. Quelles sont–elles ? « Ces données sont les actes des gens (le comportement), en tant qu’ils sont censés être identifiés indépendamment de toute interprétation, soit par des descriptions physiques, soit par des descriptions clairement définies par des institutions et des pratiques. Deuxièmement, ces données incluent la réalité subjective des croyances, attitudes, valeurs des individus, en tant qu’elle est attestée par leurs réponses à certaines expressions verbales ou, dans certains cas, par leur comportement non verbal » (op. cit., p. 172). On revient ici au

constat de Blanchet relevé plus haut : tout se passe comme si le langage n’était qu’une « réplique du monde à l’échelle des mots » (Borzeix, 2001, p. 59). Pour Taylor, cette conception des sciences de l’homme est totalement inadaptée car elle exclut la prise en compte des définitions de soi des agents, autrement dit la signification pour les agents de leurs actions et de celles des autres ainsi que les relations sociales dans lesquelles ils vivent et dont les significations communes sont au fondement. Les mots ne sont pas traduction ou réplique d’un monde social qui existerait indépendamment d’eux ; les mots constituent la réalité. La perspective de Taylor est néanmoins nuancée par le fait que les significations communes comporteraient une sorte de « ‘naturalité’ ou d’extériorité de type factuel » (Descombes, 1998) qui les apparenterait à des données brutes.

On retrouve ce souci de spécifier la nature des données (ou des objets) dans les sciences sociales/humaines chez d’autres auteurs. Achard (1994), qui analyse l’écriture intermédiaire dans les processus de recherche en sciences sociales (les productions écrites des chercheurs en dehors de leur texte final), relève que « les faits sociaux sont des significations, non des faits bruts » (p.151). Cependant, les scientifiques, en utilisant l’écrit plus qu’en le travaillant, tendent à matérialiser ces faits, à leur donner valeur de faits attestés, à leur assurer une existence objective. Il en est ainsi lors de l’activité de retranscription où les actes de parole primaires deviennent, une fois transcrits, des données assimilées à des données brutes. Dans le cadre de cette étude, cette assimilation est d’autant plus inappropriée que certaines retranscriptions concernent des traductions, qui constituent en soi déjà une forme d’interprétation.

Jacob (2000), dans une analyse des rapports entre sciences sociales et développement, montre, à partir du concept de réflexivité élaboré par Giddens, que « ce qui rend la production des connaissances particulièrement stable dans le domaine des sciences de la nature, c’est le fait que les chercheurs ne sont pas ‘dérangés’ par leur objet, à propos duquel ils peuvent faire des théories sans que celui–ci interfère ou en soit modifié » (p. 12). Cette stabilité liée à l’objet permet d’intervenir techniquement sur ce dernier. Dans les sciences sociales, l’application des connaissances se heurte à la mouvance perpétuelle de l’objet. Les connaissances se construisent à partir des savoirs des membres des sociétés étudiées et une fois construites, elles retournent dans ces dernières. Connaissances et sociétés se modifient alors réciproquement. Il n’y a par conséquent pas de savoir « étanche » ou, pour reprendre les termes d’Achard, de données qu’on pourrait considérer « hors scène », autrement dit qu’on

pourrait extraire du système qui les a produites pour les analyser, puisque l’acte de production de connaissances lui–même transforme le milieu. Taylor exprime une idée similaire lorsqu’il dit que l’homme est un animal qui se définit lui–même. Des changements dans sa définition de soi entraînent des changements de l’homme lui–même dans ce qu’il est et par conséquent la nécessité d’être compris dans des termes différents. « Dans les sciences de l’homme », l’unité conceptuelle envisageable dans les sciences de la nature « est faussée, du fait de l’innovation conceptuelle qui, à son tour, altère la réalité humaine » (op. cit., p.192).

Pour conclure provisoirement ce détour à propos de la nature des données (les réflexions seront reprises dans le chapitre sept et, plus tard, au–delà de ce travail…), on peut, dans un premier temps, opter pour une terminologie moins passive que celle de « recueil » ou de « collecte » des données. Parler en termes de production, comme le fait un certain nombre de chercheurs, est nettement plus satisfaisant puisque ce mode engage le chercheur : produire, c’est « être à la source de » (Petit Robert). Geertz quant à lui parle en terme de « construction ». Selon le commentaire de Descombes, la langue anglaise est particulièrement appropriée pour l’utilisation de ce terme car l’accent est porté non seulement sur la syntaxe, mais également sur le sens : « En anglais, on emploie la notion de construction grammaticale plus libéralement qu’en français : on ne parle pas seulement de construire la phrase selon tel ordre de mots (pour faire le mot à mot), mais aussi de construire un mot selon une certaine syntaxe, et surtout de construire le sens de la phrase, ce qui équivaut à lui donner telle ou telle interprétation » (op. cit., p.44).

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