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Entretiens avec des jeunes

Aspects épistémologiques et méthodologiques

3. Organisation de l'enquête et entretiens réalisés

3.3 Entretiens avec des jeunes

Les semaines passèrent cependant sans que je parvienne à concrétiser cette nouvelle démarche. Le travail de l'association était toujours bloqué, l'infirmier retraité était de plus en plus pessimiste sur le sort des malades, et le médecin chef du centre islamiste me montra une pile de demandes de test qui n'avaient toujours pas été exécutées car le laboratoire de l'hôpital manquait de sérum. Les agents de santé que j'allais saluer me parlaient de patients décédés. Quant à la perspective de pouvoir être introduite dans une famille à travers mes connaissances, j'avais tenté de l'exploiter mais sans résultat. Mes amis étaient toujours très réservés (ou indifférents ?) quand je parlais du sida, et les rares qui ne l'étaient pas, trop curieux. Je sentais mes demandes auprès de l’association devenir insistantes malgré moi : je n'avais jamais eu le sentiment jusqu’à présent de bousculer les choses. Que se passait–il ? Est-ce qu'on me disait de patienter pour ne pas me dire que c'était peine perdue ? Mes préoccupations autour du sida n'étaient-elles pas partagées ? Le sida finalement, qu'est-ce qu'on en disait ? Ou pourquoi n'en disait-on rien ? Les habitants de Ouahigouya, que pensaient-ils du sida ? Je me questionnai beaucoup à ce propos. Quelles étaient les représentations de la maladie ? Est-ce que je ne pourrais pas mieux comprendre, à travers elles, ce qui se passait autour de moi et autour de ma recherche ? Je me lançai sur la piste des représentations avec l'idée de m'adresser aux jeunes que je croisais quotidiennement sur ma route, regroupés autour du thé. Si la reconstruction du lien social que je cherchais à saisir était un travail auquel, à l'évidence, les malades participaient, c'était néanmoins un travail collectif par lequel tous les membres de la collectivité étaient concernés, bien qu'à des degrés divers. Les entretiens auprès des vieux et ceux avec les infirmiers en

avaient témoigné. Les jeunes me semblaient une catégorie d'acteurs pertinents par rapport à ma problématique car occupant un rôle déterminant dans la construction de l'activité collective22. Comment composaient-ils, dans leurs projets de vie, avec les contraintes de l'organisation sociale endogène, leurs propres souhaits et les contraintes extérieures ? Quelles étaient leurs conceptions et leurs pratiques du lien social ? Comment vivaient-ils ou concevaient-ils la responsabilité qui leur incombait face aux personnes âgées ? Que pensaient-ils du sida et celui-ci modifiait–il ces conceptions et ses pratiques ?

Neuf entretiens de groupe (six jeunes en moyenne) d’une durée d’une heure et demi en moyenne ont alors été réalisés. A partir d'une entrée en matière très ouverte (pouvez-vous me raconter comment se passe la vie pour vous à Ouahigouya ?), les entretiens étaient organisés autour des thèmes récurrents évoqués par les vieux. L'hypothèse accompagnant cette décision était l'expression de tensions autour de divers éléments constitutifs du lien social (par exemple le mariage) entre les anciens et les jeunes, tensions exacerbées par la présence du sida. Il s’agissait alors de comprendre comment les jeunes géraient ces tensions, la manière dont ils composaient avec l’autorité des vieux d’une part et les contraintes nouvelles imposées par la maladie d’autre part. Les thèmes suivants ont ainsi été abordés : Activités, travail. Les jeunes étaient invités à décrire leur(s) activité(s) ainsi que le parcours suivi jusque-là. Etant donné la situation économique du pays, parler du travail revenait pour nombre de jeunes interviewés à parler du chômage. Je cherchais alors à connaître ce que signifiait pour eux ces réalités, travail vs chômage, les facilités vs difficultés qu'elles engendraient, les conséquences qu'elles pouvaient avoir ou qu'elles avaient sur la/les place/s occupée/s au sein des différents réseaux d'appartenance (familial, amical …). La vie familiale. Il s'agissait ici pour les jeunes d'expliquer comment se passait la vie en famille, quelles en étaient les conditions, les avantages, les contraintes, les obligations … Soutien,

Solidarité. Je tentais ici d'aborder les problèmes évoqués sous l'angle du soutien. A qui

s'adressaient les jeunes quand ils avaient besoin d'un conseil ou d'une aide ? Quels étaient les obstacles, les difficultés ? De quoi parlait-on quand on parlait de solidarité ?

Santé, maladie. J'abordais ici le thème de la maladie de manière générale, en

demandant par exemple comment cela se passait quand on était malade, comment on

22 Becker et al. (op.cit.) notent, en introduction de leur ouvrage, “l’importance, soulignée par de nombreuses études,

payait les ordonnances … ? Si les réponses faisaient apparaître le sida, je profitais pour aborder différents éléments autour de ce dernier, comme les causes, la place du malade dans son entourage, le test de dépistage. Si les jeunes ne parlaient pas eux-mêmes du sida, je l'introduisais. Rapports avec les vieux, rapport aux coutumes. J'entrais ici en matière en disant: des vieux me disaient qu'aujourd'hui, les jeunes ne veulent plus les

suivre. Que pensez-vous de cela ? Cette question permettait d'aborder la place des

jeunes dans la hiérarchie de l'âge, les attentes des vieux, les positions des jeunes face à elles, leurs possibilités de les satisfaire ou non. Parler des rapports jeunes-vieux revenait souvent à parler de certaines pratiques coutumières comme le respect des totems ou les alliances familiales. Je demandais alors aux jeunes ce que signifiaient pour eux les coutumes, s'ils les jugeaient plutôt utiles ou plutôt obsolètes, contraignantes ou libératrices … Education. Les jeunes étaient invités à décrire leur éducation (familiale, religieuse, à l’école …) et à la mettre en perspective avec l’éducation qu’ils souhaitaient donner à leurs enfants. Cela permettait de compléter ou de reprendre sous un autre angle certains points précédents concernant le rapport avec les vieux. Mariage. Ce point pourrait être inclus dans plusieurs autres, comme celui des coutumes ou celui du travail. Je le mentionne néanmoins à part pour signifier son importance dans les interventions des jeunes. Nous avons parlé du statut du mariage, des modes d'union – forcée ou libre– des modalités –polygamique ou monogamique. "Aujourd'hui chacun

se cherche". Comme dernière question, je demandais aux jeunes le sens de cette

expression. Cela permettait de revenir sur certains thèmes précédents, notamment celui du soutien, et de discuter de la place et des intérêts de l'individu face au groupe. Enfin, comme lors des autres entretiens, je laissais pour terminer un espace à d'éventuelles questions ou points que les jeunes désiraient encore aborder. A l’instar des entretiens menés avec les vieux, des précisions sur les locuteurs et le déroulement des entretiens sont données dans le livret annexé.

4. Commentaires

J’ai tenté de rendre compte, dans ce chapitre, du déroulement de l’enquête. J’ai mis en évidence, dans un premier temps, les éléments indispensables à mes yeux avant de m’y lancer : le contenu de ma valise de chercheur en quelque sorte. Deux éléments ressortent : des points d’ancrage sur place (une famille d’accueil et l’association), une

hypothèse et une entrée en matière pour la première phase d’enquête. A côté de cela, il y a bien sûr un tas d’autres choses : des documents, des livres, du matériel pour enregistrer, etc. Mais l’essentiel de la préparation réside, à mes yeux, dans la maîtrise du questionnement et dans l’intégration sur le terrain. Concernant la maîtrise du questionnement, j’ai déjà eu l’occasion d’en dire quelques mots. Travaillant dans une perspective compréhensive, il ne s’agit pas d’avoir tout préparé à l’avance, mais d’être capable de construire son objet au fur et à mesure de l’enquête, des découvertes, des obstacles aussi. Y suis–je parvenue ? Partiellement. En effet, les paramètres du terrain, comme on l’a vu, ne m’ont pas offert la possibilité de réaliser la phase d’enquête prévue suite aux entretiens exploratoires avec les vieux (entretiens dans les familles avec des malades). Si j’ai bien tenté de reconsidérer mon questionnement en m’intéressant aux représentations du sida, je suis quand même restée focalisée sur mes propres représentations : voir apparaître la maladie spontanément dans les discours de tout un chacun. La restitution des données mettra en évidence la mise en « échec » de cette attente (cf. chapitre 6, point 3.1). La question qui demeure à mes yeux, et pour laquelle je n’ai pas, à ce stade, de réponse, est de savoir comment réaliser concrètement la construction progressive de son objet de recherche ; autrement dit quelles sont les modalités d’une réelle flexibilité méthodologique ? Est–ce affaire d’expérience, de compétences ? Si oui, lesquelles ? Est-il nécessaire de travailler en équipe ?

Concernant le second élément, à savoir l’intégration sur le terrain, je voudrais mettre en évidence ici en quelques mots l’importance des acquis de mes séjours précédents sur le lieu de l’enquête. Ces acquis sont constitués d’un certain nombre de connaissances générales importantes pour un chercheur, par exemple le climat et la disponibilité des informateurs en fonction des saisons23, mais ils sont pour l’essentiel constitués de liens interpersonnels tissés au fil du temps. L’orientation de mon questionnement vers le lien social m’a permis de lire mes relations et mes activités sur place comme autant d’échanges, de dons et de contre–dons. Les opportunités qui m’ont laissé la possibilité de travailler sans être mandatée par qui que ce soit (c’est–à–dire sans autre légitimité que mes études) sont entre autres le produit de ces échanges. Ces acquis relationnels sont difficilement mesurables mais leur impact est loin d’être négligeable. L’enquête décrite ici doit donc être pensée ou évaluée en fonction de ces

23 J’ai ainsi voulu, à l’issue de ma première année universitaire, effectuer un stage dans un centre d’alphabétisation.

Arrivée sur place, j’ai appris que les femmes étaient aux champs et qu’elles n’avaient pas le temps, en saison des pluies, d’être « sur les bancs ».

acquis, sans lesquels le travail n’aurait pu être produit dans le temps à disposition (six mois).24

Avant d’aborder la problématique spécifique de la place du chercheur, il convient encore de préciser les modalités selon lesquelles ont été effectuées les traductions. Elles ont toutes été orales. Autrement dit, chaque prise de parole –celles de l’interviewer, en l’occurrence moi–même et celles des personnes participant aux entretiens– était directement traduite en cours d’échange. Parmi les seize entretiens effectués auprès des vieux, sept ont fait l’objet d’une traduction selon ce mode, autrement dit simultanée ; parmi les entretiens effectués auprès des agents de santé, un seul entretien a eu lieu en mooré ; les entretiens auprès des jeunes ont tous été effectués en français sauf un qui contient également des interventions en mooré traduites directement par les participants. Les traducteurs ont été choisis en fonction des entretiens. Lorsque je ne connaissais aucune personne interviewée, j’ai recouru à l’une des traductrices de la recherche sur les représentations de la maladie effectuée en 94 ; pour certains entretiens collectifs auprès de femmes, ce sont les interviewées animatrices de groupements féminins qui ont assuré la traduction (l’une d’entre elle a participé à un entretien individuel puis a assuré la traduction des échanges auprès des femmes regroupées ; deux ont été rencontrées avant l’entretien pour organiser les échanges) ; deux traductions ont été assurées par un membre de la cour où je logeais (entretiens auprès de vieux connus de lui). Ces choix ont été opérés sur la base des expériences précédentes en matière d’entretiens collectifs mettant en évidence des difficultés lors du démarrage. Maisonneuve (1963) affirme que ce type d’entretien nécessite un conducteur de dynamique de groupe apte à créer un climat d’intérêt, de confiance et d’implication. C’est donc en choisissant des interprètes ni trop proches, ni trop éloignés des personnes interviewées et ayant, dans la mesure du possible, une expérience d’animation de groupe, que j’ai tenté d’optimiser les conditions de production des données. Qu’en est– il de la fidélité des traductions ? Compte–tenu, une fois encore, des expériences précédentes, aucun contrôle systématique n’a été réalisé. Il m’est cependant arrivé à plusieurs reprises, lors des retranscriptions, de faire écouter des extraits d’enregistrements pour lever les doutes sur certains passages traduits qui paraissaient fort courts comparés à l’intervention en mooré. Ces remarques concernant la traduction

24 Cette expérience vécue du don serait évidemment intéressante à analyser de plus près. Je la garde néanmoins pour

l’instant en réserve. Les personnes intéressées par une analyse de ce type peuvent se référer à celle produite par Latouche concernant son expérience du don mauritanien (op. cit., pp. 41–68).

renvoient elles aussi aux acquis mentionnés plus haut : c’est l’expérience des séjours précédents qui a engendré ou renforcé les prises de décisions méthodologiques.

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