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L’importance des significations : l’exemple de la pauvreté, par Serge Latouche

Aspects épistémologiques et méthodologiques

2. L’importance des significations : l’exemple de la pauvreté, par Serge Latouche

J’aimerais, dans cette section, illustrer quelques-uns des propos de Taylor à travers l’analyse d’un économiste au sujet de la pauvreté en Afrique aujourd’hui. Cette analyse met bien en évidence, me semble-t-il, les impasses et les déformations de la réalité engendrées par une démarche qui ne tient pas compte, dans la terminologie de Taylor, des significations expérientielles.4 Cet exemple contribuera par ailleurs à enrichir la « mise en perspective contextuelle » entamée par la présentation de l’analyse de Marie dans le chapitre deux, consacré à la problématique.

En introduction de son ouvrage L'autre Afrique: entre don et marché, Latouche (1998) écrit : «Aujourd'hui, en 1998, la part de l'Afrique noire dans la production mondiale représenterait moins de 2%. Autant dire que sur le plan de l'économie officielle, cette Afrique-là, celle de l'économie et des statistiques internationales, n'existe plus. A-t-elle jamais existé ? L'image de l'Afrique que nous présente les médias à travers les informations, le spectacle télévisé des génocides, des conflits ethniques, des luttes tribales, des coups d'Etat militaires, des sécheresses récurrentes, des famines quasi endémiques, de la démographie galopante, des pandémies avec bien sûr le spectre du sida, est à l'aune des chiffres et renforce leur aridité objective» (p.11). La question suivante est alors posée: n'existe–t–il pas, à côté de cette Afrique officielle, une autre Afrique, une Afrique différente de celle de l’économie et des statistiques internationales ? Oui, répond Latouche. Et il en saisit les contours dans les divers essais qui composent son ouvrage et qu’il inscrit contre le « déferlement délétère d’afropessimisme » dont la majorité des analyses concernant le continent sont pétries. L’essai présenté ci–après concerne l’étude de la pauvreté.

4 Concernant la construction « faussée » des réalités africaines, on se référera également à l’article très

éclairant de Naudet intitulé « Les ‘guignols de l’info’ : réflexions sur la fragilité de l’information statistique », in J.-P. Jacob (2000), Sciences sociales et coopération en Afrique : les rendez–vous

Si l'on s'en tient à la définition commune qui lie la pauvreté au manque, à la carence, alors, nous dit Latouche, personne n'y échappe. Les riches souffrent de carences affectives ou parfois de déficits nutritionnels qualitatifs, les victimes de la famine, outre le manque d'aliments, n'ont souvent pas de statut social et leur dignité est rarement reconnue. En Afrique, poursuit-il, on n'aura aucune difficulté à trouver de la pauvreté et des pauvres, en ville comme à la campagne. Mais l'inverse est également vrai. Autrement dit, on pourra tout aussi bien n'en pas trouver. Tout dépend du type d'indicateurs privilégiés. Si l'on s'en tient, par exemple, à des critères monétaires tels que ceux de la Banque mondiale, on jugera que les ressources des citadins dépassent de beaucoup celles des habitants des campagnes ; que l'accès aux services est plus facile en ville ; et que ce qu'on appelle communément la couverture des besoins essentiels est là également mieux assurée. Autrement dit, on trouvera de la pauvreté et des pauvres surtout à la campagne. Si l'on choisit par contre de mener une enquête à la campagne sans s'en tenir à ce type de critères mais en privilégiant le vécu des acteurs, on remarque que tout le monde se débrouille pour se nourrir et couvrir ses besoins minimaux. Dans le climat actuel de globalisation et d'économicisation du monde cependant, la valeur centrale est celle du marché et les évaluations demeurent liées à l’indice des prix. Elles sont construites, aux yeux de Latouche, sur un « ensemble de préjugés occidentalistes » liés à la croyance selon laquelle « la croissance du PNB est une bonne chose et la condition de toute amélioration » (op. cit., p. 96). Tout en reconnaissant que les constats issus de ce type d'évaluation peuvent être pertinents, par exemple pour dénoncer le système économique mondial, il se demande néanmoins si cette saisie objective de la paupérisation africaine est suffisante. Répondant par la négative, il prône une approche intégrant, à côté des dynamiques « objectives externes » aux sociétés considérées, l'étude des dynamiques « relatives internes » du vécu des acteurs locaux (op. cit., p. 95), autrement dit la mise en évidence de la relativité culturelle de la pauvreté.

Il montre ainsi, par exemple, que le terme pauvre au sens économique du terme n'existe pas dans les principales langues africaines, et que les mots les plus utilisés pour traduire pauvre dans ces langues signifient « orphelin ». « […] dans toutes les circonstances de la vie courante », écrit-il, « les références à la misère ne renvoient pas immédiatement au manque d'argent mais à l'absence de soutien social » (op. cit., p. 99). Un proverbe serer dit par exemple : « L'homme, c'est sa parenté » ; chez les Wynie du

Burkina Faso, l’homme pauvre se dit littéralement « l’homme sans personne »5 ; des paysans rwandais déclarent ne pas se sentir plus pauvres que leurs parents alors même que leurs parcelles ne suffisent plus à nourrir toute la famille, ceci parce que leurs relations sociales sont toujours aussi denses. La définition économique de la pauvreté est également récente en Occident où ce qui a longtemps prévalu était le manque de superflu. Dans certaines sociétés par ailleurs (en Inde par exemple), la sphère religieuse confère au statut de « pauvre » volontaire, de renonçant, respect et honneur. En Occident, jusqu'au XVIIè siècle, la pauvreté n'est pas mal perçue car le travail, surtout servile, est jugé honteux. Ces représentations changent radicalement avec l'apparition de l'idéologie travailliste : « La pauvreté devient la conséquence de la paresse. La pauvreté s'économicise et devient infamante » (op. cit., p. 101).

Ces quelques exemples montrent à quel point le phénomène de la pauvreté est beaucoup plus complexe dans ses causes et ses significations que ce que laissent apparaître les analyses économiques classiques. La pauvreté officielle constitue une image et une source d'informations réductrice.

Pour Latouche, la pauvreté d'aujourd'hui en Afrique ne doit pas être pensée uniquement comme relative au monde industrialisé ; elle doit également l'être relativement au monde archaïque. Qu'est-ce que cela signifie ? « Evoquer le monde archaïque, c'est […] examiner un passé pas si lointain où la notion de pauvreté ne pouvait avoir sa signification actuelle » (p.102). Les sociétés africaines actuelles se sont construites en contact avec l'Occident et elles comportent toutes un mélange d'éléments relevant et de la tradition et de la modernité. Le champ de la santé et de la maladie est à ce titre illustratif (Charmillot, op. cit.). Pour analyser la notion de pauvreté, Latouche considère l'interpénétration de deux sphères, la sphère cérémonielle (ou sphère du don), qui ressortit aux sociétés archaïques (traditionnelles), et celle du monde marchand, constitutive des sociétés occidentales. La question est de savoir si on peut envisager une pauvreté interne à la sphère du don. Que comprend cette sphère ? Les biens dits précieux (ne contribuant pas à la subsistance) qui circulent entre les groupes à l'occasion des mariages, des décès ou des cérémonies rassemblant des communautés distinctes. Les dons pérennisent la vie du groupe car ils permettent, entre autres, l'acquisition des épouses et l'affiliation des enfants à venir. Trois caractéristiques du

fonctionnement des dons éclairent la question de la pauvreté : a) l'accumulation des biens nécessite énergie, temps, stratégies, pourtant ils sont distribués en quelques heures ou quelques jours lors d'assemblées festives. Ces pratiques dispendieuses et inutiles au regard de l'œil occidental ne peuvent trouver de sens dans les évaluations économiques modernes où la pauvreté est définie par un écart à une norme objective, celle du niveau de vie par exemple ou de la ration alimentaire ; b) les richesses cérémonielles constituent un bien collectif qui sert à la reproduction biologique et sociale de la communauté, et « on ne peut évoquer la pauvreté dans un domaine où la richesse est collective, autolimitée, et destinée à la circulation, non à la thésaurisation » (op. cit., p. 104) ; c) le don a toujours pour effet de créer ou d'actualiser des liens sociaux. Le pauvre serait alors « celui qui ne participerait pas à ces échanges de dons, celui qui resterait en marge des rapports sociaux prégnants dans ces sociétés » (ibid.). Autrement dit, selon Latouche, rester en marge du don résulterait d’un choix délibéré qui ne conduirait pas à une situation de pauvreté. En d’autres termes encore, il serait toujours possible de donner quelque chose. Latouche parle d’« objet de substitut » pour désigner des dons plus accessibles que les dons de biens précieux. On ne perçoit cependant pas clairement en quoi consistent de tels objets. Des exemples au moment de l’analyse (chapitre six) montreront que, dans les échanges, la richesse des hommes demeure étroitement liée à leurs biens. La question du rapport richesse en hommes/richesse en biens reste donc ouverte.

Quelles ont été les conséquences, pour les sociétés archaïques, de la rencontre avec le monde marchand ? Une telle question mériterait certes un long développement si l’on veut saisir les différentes étapes qui ont abouti à la situation actuelle. Regardons tout de même certains éléments. Concernant la question des causes et de la signification de la pauvreté, Latouche met en évidence quelques facteurs de la modernité qui ont eu pour effet de déstructurer, voire détruire, le système ancien et qui ont contribué à la mise en marche du processus de paupérisation des sociétés archaïques (op. cit., pp. 106- 108):

– un double malentendu sur le sens des biens considérés comme précieux qui a contribué à dénaturer les échanges de la sphère cérémonielle (les biens précieux étaient considérés par les Occidentaux comme les rudiments de nos monnaies modernes, et les autochtones voyaient dans les objets modernes des équivalents de leurs biens précieux ; des biens jusque-là hors marché sont dès lors devenus commensurables) ;

– la traite des captifs, qui a eu des effets de corruption marchande (par exemple vente des cadets par les aînés au Cameroun);

– la colonisation territoriale qui a accéléré la perméabilité entre les biens de subsistance et les biens précieux d’une part, la marchandisation de ces derniers d’autre part (certaines collectivités, « riches » avec leur critère, se sont retrouvées misérables au sein du système occidental; des travailleurs migrants qui séjournaient dans les zones occidentales ont rapporté les moyens monétaires qui leur permettaient d'acquérir des biens précieux locaux).

Ainsi, si « le système du don a pu perdurer dans certaines sociétés, il n'est pas moins vrai que l'extension des rapports marchands l'a sérieusement mis à mal » (op. cit., p. 109). Il reste néanmoins présent et agissant, représentant pour chacun une protection sociale non disponible ailleurs. Et bien que ce système soit en crise, il n'en émerge pas de véritable individualisme, et par conséquent, pour Latouche, pas non plus de pauvreté « objective ».

Dans la conclusion de son essai, Latouche résume ainsi le caractère non opératoire de la catégorie pauvreté pour saisir les difficultés de la vie quotidienne en Afrique: « Somme toute, il est indéniable pour l'Occidental que la majorité des Africains sont désormais doublement pauvres. Ils sont pauvres relativement aux canons des sociétés modernes qui mesurent la pauvreté par des écarts en termes de quantités de biens disponibles; ils le sont relativement aux normes des sociétés archaïques où l'économique se fondait dans le social, où la pauvreté ne se rencontrait que rarement, aux marges des réseaux du don. Toutefois, cette misère et cette déréliction ne sont ni vécues, ni pensées comme l'Occident l'impose avec ses grilles de lecture et ses modes d'intervention et d'ingérence humanitaire. […] Dans tout cela, ce qui disqualifie la pauvreté pour saisir les difficultés de la vie quotidienne en Afrique c'est que, concept occidental et économique, elle ne peut ‘fonctionner’ que sur le présupposé d'une société individualiste. Dans la société où règne à la fois la solidarité et la hiérarchie, cela n'est pas pertinent. Dans une société non individualiste, le groupe est tout entier riche ou pauvre, même si l'individu est dans une situation qui répond aux critères inverses: pauvre dans un groupe riche ou riche dans un groupe pauvre» (op. cit., p. 112). On retrouve ici des éléments mis en évidence par Marie sur le rapport individuel/collectif, le fait notamment que la modernité n’a pas eu, dans les sociétés africaines, les mêmes effets qu’en Occident. Un concept occidental par définition ne peut alors que déformer

la réalité et manquer sa cible : « Ce n'est pas vraiment le spectre de la pauvreté qui hante l'Afrique d'aujourd'hui mais bien celui de la sorcellerie» (op. cit., p. 112). Les entretiens biographiques réalisés par Marie et al. mettent également en évidence la prégnance de cette thématique dans les parcours de vie des jeunes adultes interviewés.

Ce que met en évidence l’analyse de Latouche, c’est la nécessité de prendre en compte, dans l’étude des réalités africaines contemporaines, la manière dont les individus perçoivent, évaluent, définissent leur environnement (le « vécu des acteurs » selon l’expression de l’auteur), autrement dit la prise en compte des significations subjectives. Mais c’est la nécessité également d’analyser les propriétés constitutives des sociétés considérées, pour voir s’il y a un sens même à s’intéresser à l’objet de la pauvreté. Car comme le montre Taylor, les actions et les discours des agents ne peuvent exister indépendamment d’un langage commun qui les fonde, autrement dit d’une matrice de significations communes. Or les significations communes qui fondent la réalité sociale dans laquelle s’inscrit la pauvreté économique sont propres à l’Occident. La primauté des relations économiques est une vision ancrée dans les significations communes produites avec la civilisation du travail. Elle ne peut donc être transposée comme telle (à travers l’étude du principe catégoriel de pauvreté par exemple) dans des sociétés où ces significations communes ne sont pas présentes ou que partiellement encore (ce qui est le cas de nombreuses sociétés africaines où le passage de l’agriculture à l’industriel est en cours à travers la modernisation).

Il n’est pas inutile, pour conclure cette présentation, d’évoquer les effets que peuvent avoir ces lectures « officielles » de la réalité sur les pratiques d’intervention dans les sociétés étudiées. Jacob (2000) donne l’exemple d’une recherche sur les déterminants de la malnutrition chez le jeune enfant effectuée à Brazzaville (voir Gruénais et Delpeuch, 1992) dont les résultats peinent à être pris en compte par les agences de développement parce qu’ils ne cadrent pas avec les catégories socio– économiques dominantes. Il écrit : « Quand les chercheurs découvrent par exemple qu’il existe des facteurs à risque importants liés à la situation matrimoniale et familiale de la mère de l’enfant malnutri, le développeur reste relativement peu intéressé. Il lui paraît difficile d’envisager des actions préventives aptes à amener les populations à reconsidérer la stabilité (ou l’instabilité) de leurs unions et les solidarités familiales. Par contre, dès qu’un vulgarisateur propose des solutions qui cadrent avec les programmes

d’ajustement structurel et leurs contreparties (les filets de sécurité), et lie, de manière triviale, malnutrition à pauvreté ou à analphabétisme, il trouve immédiatement ‘preneur’ auprès des agences de coopération, parce qu’elles disposent de solutions à ces problèmes, même si c’est au prix d’une distorsion considérable des causalités et de la rigueur scientifique » (p. 27).

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