• Aucun résultat trouvé

LES CHOSES DONT ON SE SERT

3. UN PROGRAMME D’ENTRAÎNEMENT

Le programme d’entraînement que nous avons prévu repose sur deux leviers, un levier didactique et un levier social. Le levier didactique a pour fonction la prise de conscience par chacun des

réponse plus adéquate et qu’il pourrait à l’avenir en être autrement. Pour réaliser ces prises de consciences, nous allons tendre un piège au sens commun par des problèmes qui déclenchent de mauvaises réponses jugées bonnes avec certitude par les sujets de l’expérience, puis nous allons présenter et expliquer la faille du raisonnement. Quant au levier social qui a pour fonction de transformer la prise de conscience « collective » en savoir de sens commun nous ne pouvons le développer ici, disons seulement que c’est par la valorisation et l’identification au groupe que pourrait procéder cette évolution.

3.1. Une première expérimentation

Une pré-expérimentation a été réalisée, d’une part, pour tester la fiabilité de quelques pièges et de quelques « leurres » et, d’autre part, pour vérifier l’efficacité des explications devant conduire à la prise de conscience des illusions cognitives. Dans cet article, nous présenterons seulement la première partie, soit le test de fiabilité des pièges et des « leurres ».

Les pièges sont les outils par lesquels nous espérons déclencher des illusions cognitives.

Nous avons déterminé 4 critères auxquels devait répondre un item pour être qualifié de bon piège : il doit mener à une mauvaise réponse, le sujet doit être certain que sa réponse est bonne, le sujet doit avoir par ailleurs les moyens de bien répondre et, enfin, ces critères doivent être satisfaits peu importe la population à l’épreuve.

Les leurres, pour leur part, sont des questions choisies pour leur facilité afin que les sujets rencontrent des questions pour lesquelles la justesse de la réponse ne fait pas de doute. En proposant seulement des pièges, il serait possible que l’incertitude s’installe simplement par effet d’entraînement. Les critères servant à identifier un bon « leurre » sont : il mène à une bonne réponse, le sujet est certain que sa réponse est bonne, les réponses sont issues d’une procédure adéquate et, enfin, cela se produit peu importe la population.

Afin de répondre autant que possible au quatrième critère, nous avons soumis dix questions (6 pièges et 4 leurres, voir annexe I) à une population relativement variée, soit trois classes de niveaux scolaires différents au Québec : Une classe de 2e secondaire (33 élèves, 14 ans) d’une école publique ; une classe de 4e secondaire (35 élèves, 16 ans) d’une école privée et une classe de 1re année de Cégep (20 élèves, 18 ans) en technique juridique. Nous avons soumis à chaque classe un questionnaire sur lequel les élèves devaient répondre. Quand tous les élèves avaient terminé nous leur demandions d’inscrire à côté de chacune de leur réponse soit un C pour indiquer qu’ils sont certains qu’elle est bonne, soit un I pour indiquer qu’ils sont incertains de leur réponse.

3.2. Quelques résultats

Nous avons regroupé les différentes réponses des élèves selon quatre modalités : leur réponse est bonne et ils sont certains de sa justesse (BC), leur réponse est bonne mais ils sont incertains de sa justesse (BI), leur réponse est mauvaise et ils sont incertains de sa justesse (MI) et enfin, leur réponse est mauvaise et ils sont certains de sa justesse (MC). Évidemment c’est cette dernière catégorie qui nous intéresse puisqu’elle comprend les éventuels pièges qui nous permettront de déclencher des illusions cognitives. La catégorie « Autre » (A) regroupe les réponses qui n’entrent dans aucune des catégories précédentes (exemple : l’élève n’a pas inscrit son degré de certitude, ou encore parce qu’il a donné une réponse dont on ne peut juger de la justesse (ex : répondre OUI à la question : Y a-t-il plus de chance d’obtenir un 3 ou un 7 ?). Le tableau 1 présente les résultats avec les leurres anticipés. Deux se sont révélés fiables : Une question d’âge ! et C’est la fête !

BC BI MI MC A

Une question d’âge ! 82 2 1 2 1

C’est la fête ! 80 2 3 2 1

On joue aux dés ! 42 19 9 8 10

Loto 6/49 30 30 16 4 8

Tableau 1 : Compilation des réponses aux questions « leurres »

En effet, pour ces deux questions, les élèves ont très majoritairement fourni une bonne réponse avec certitude, et ce, de la même manière pour toutes les classes. De plus, il nous apparaît raisonnable de présumer que ces réponses reposent sur des raisonnements adéquats. Pour la Question d’âge, il suffit de pouvoir conclure que si A>B>C, alors A>C (transitivité de la relation d’ordre). Le problème de La fête, pour sa part, peut se résoudre soit par la commutativité, 6 x 12 = 12 x 6, soit en calculant le nombre total de bouteilles et en divisant par le nombre de bouteilles par caisses. Nous avons été un peu surpris des résultats aux deux autres leurres. Les élèves y ont majoritairement bien répondu, toutefois, ils ont exprimé une forte incertitude notamment pour La loto. Ce résultat pourrait-il signifier que les élèves se méfient parfois de leur intuition en probabilité ce qui serait un premier pas vers la vigilance. Six questions ont été testées afin d’évaluer leur potentiel de pièges. Parmi elles, trois se sont avérées fiables, il s’agit de : Une balle une prise, Grande vente de printemps et Encore des dés ! Encore ici, les résultats sont assez semblables.

BC BI MI MC A

Une balle une prise ! 15 5 8 57 3

Grande vente de printemps ! 5 2 25 55 1

Encore des dés ! 4 4 19 58 3

Les nénuphars 8 3 48 16 13

Pile ou Face ? 6 6 45 21 10

Ces six questions conduisent bien à des réponses majoritairement fausses mais, pour les trois dernières, les élèves doutent de la justesse de leur réponse. Nous n’avons pas pu les interroger afin de savoir ce qui les conduisait à cette incertitude. Des entretiens d’explicitation (Vermersch, 1994) pourraient nous éclairer les processus d’invalidation que les élèves mettent en œuvre dans ces cas et ces processus pourraient être mis à profit dans le développement d’une clochette de vigilance. Pour les pièges, on sait qu’un des critères est la disponibilité des savoirs en jeu. On peut se demander comment juger de cette disponibilité ? Il s’agit d’une question délicate à laquelle il est difficile de répondre avec certitude dans le cadre de la pré-expérimentation réalisée. Deux indices nous incitent à conclure à la disponibilité des savoirs en jeu, d’une part, les notions nécessaires à la résolution des pièges identifiés ont normalement été vues par tous les sujets si on se fie aux programmes d’étude et, d’autre part, la réaction des élèves lors de la correction : surprise puis admission rapide et « déception » de s’être laissé prendre semble témoigner du fait qu’ils avaient bien ce qu’il fallait pour répondre correctement.

4. CONCLUSIONS

L’application de notre stratégie qui se résume par l’intervention des deux leviers (didactique et social) nous laisse espérer que le citoyen puisse se munir d’une « clochette de vigilance » ce qui pourrait se traduire notamment par une moindre certitude en regard des réponses inadéquates. Nous pensons qu’une autre manifestation de la présence d’une clochette pourrait être un temps de réponse allongé dû à une phase d’arrêt associé même à une réponse adéquate certaine, cela reste à étudier. Dans la suite de cette recherche, il nous faudra aussi trouver d’autres pièges et éventuellement trouver d’autres modalités de présentation de manière à solliciter plus directement le sens commun en s’éloignant d’une présentation de type scolaire. On peut par exemple penser à inclure ces pièges dans un « récit dont vous êtes le héros » où le sujet doit prendre des décisions qui influenceront le déroulement de l’histoire.

En cherchant à ce que, dans le cours de son action, le sens commun importe ou consulte les savoirs scolaires, l’approche proposée cherche à compléter les efforts faits en didactique et en sciences de l’éducation pour exporter les savoirs scolaires appris dans la sphère du sens commun. Une telle collaboration contribuera peut-être à éviter la « connaissance inutile » décrite par Revel (1988).

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD G. (1938). La formation de l’esprit scientifique. Paris : Vrin. BOUDON R. (1990). L'art de se persuader, Paris : Fayard.

BRONNER G. (2003). Biais cognitif et niveau d’étude. Texte de référence présenté et discuté au Séminaire du Centre d’Études Sociologiques de la Sorbonne (CESS), 19 p.

GONSETH M. A. (1993). L’ordinaire et son ombre. In : Si… Regards sur le sens commun. Jacques Haunard & Roland Kaehr Eds. Musée d’ethnographie, Neuchâtel, 25-50.

GUEORGUIEVA V. (2002). Sept thèses sur le sens commun. Altérités [En ligne]. 3, janvier. http://www.fas.umontreal.ca/anthro/varia/alterites/n3/gueorguieva.html

JACQUARD A. (1998). L’équation du nénuphar, Paris : Calman-Lévy .

KAHNEMAN D., TVERSKY A. (1972). Subjective Probability : A Judgement of Representativeness.. Cognitive Psychology. vol. 3, Academic Press, 430-454.

KANHEMAN D. (2004). Science et Vie, mars, n° 1038.

LEGARDEZ A. (2004). L’utilisation de l’analyse des représentations sociales dans une perspective didactique. L’exemple de questions économiques. Revue des sciences de l’éducation, Vol XXX, no 3, 647-665.

PAULOS J. A. (1990). Innumeracy. New York : Vintage Books.

PERRENOUD P.(1995). Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes. In : A. Bentolila (dir.) Savoirs et savoir-faire, Paris : Nathan, pp.73-88.

REVEL J.-F. (1988). La connaissance inutile. Paris : Grasset, 408p.

TRÉSARRIEU J. (2000). Le sens commun, Mémoire, Académie de Caen, http://www.discip.crdp.ac-caen.fr/phch/college/julien/MEMOIRE/prerepresentation.htm

VERMERSCH P. (1994). L’entretien d’explicitation en formation initiale et en formation continue. Paris : ESF Éditeur, 182p.

VIENNOT L. (1996). Raisonner en physique. La part du sens commun. Bruxelles : De Bœck, col. Pratiques Pédagogiques, 245p.

WASON P. C., JOHNSON-LAIRD P. N. (1972). Psychology of Reasoning. Structure and Content. Boston, Harvard University Press.