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L'OBÉISSANCE DES MOTS ET DES CHOSES À L’ART

MOTS-CLÉS : MÉTAMORPHOSES DES MOTS ET DES CHOSES – ART – VIE – PEINTURE – VAN GOGH

2. L'ÉTUDE DES CONCEPTIONS

Nous nous demandons, dès le début, si la peinture joue avec des mots ou si elle se sert exclusivement des choses pour manifester le monde. Notre hypothèse pose que les mots s'y retrouvent toujours, bien qu'occultés, se cachant derrière les choses qui s'écoulent dans des formes

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picturales, qui se transforment pour affirmer ce qui a priori est inexprimable, c'est-à-dire l'intensité d'un affect.

La première question qui intervient, donc, dans notre démarche concerne la définition de l'art pictural. Selon les philosophes contemporains, l'art est une modalité exceptionnelle de s'éprouver soi-même en tant qu'affectivité : cette idée reste un lieu commun de la philosophie, quelle que soit son orientation, allant de l'empirisme métaphysique jusqu'à la phénoménologie radicale2. Autrement dit, « on peint, on sculpte, on compose, on écrit avec des sensations »3. Ce qui constitue la spécificité de la peinture en tant qu'art qui métamorphose les choses, est la sensation par laquelle nous essayons d'ébaucher le mondain.

Nous comprenons par sensation non pas des sentiments éphémères ou des perceptions douteuses, mais le pouvoir et le fondement affectif de la vie, sa manière pathétique de se rendre visible. Dans ce contexte, le mondain représente une « section » du monde dans laquelle se projette l'individu pour en choisir son espace de déploiement, qu'il range et qu'il ordonne selon ses propres disponibilités affectives, perceptives ou réflexives. En d'autres termes, le mondain équivaut au monde que chacun s'approprie par l'intermédiaire de sa pensée et qu'il tente d'exprimer de manière spécifique et personnelle. Ainsi l'être humain pratique-t-il son éthique de vie selon sa propre sensibilité et sa propre créativité, de façon que chacun manifeste le monde par le biais de son affectivité, donc de manière intensive et non-contingente.

Effectivement, la sensation que la philosophie contemporaine considère comme noyau de toute création artistique, n'est pas du tout la même chose que le matériau perçu sur la toile. Quelle est alors la différence entre les deux, comment une matière ordinaire peut-elle devenir expression artistique et sensation ? En dehors de la contingence du matériau, y compris sa visibilité et sa périssabilité, il faut y avoir quelque chose d'autre dans une peinture pour que celle-ci soit appelée comme telle et incluse dans le contexte artistique.

La différence qui rend possible l'existence de l'art est précisément le pouvoir que le créateur a d'investir les mots et les choses. Par la suite, le matériau qui participe à l'échafaudage d'une toile n'est plus une chose quelconque, mais une chose investie et soumise à la volonté de créer.

La sensation et l'affection créatrice pénètrent à tel point le matériau à manipuler que nous arrivons à peine à distinguer entre les composants. C'est en ce sens que Deleuze et Guattari disaient que « La sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l'affect. Toute matière devient expressive »4.

Pour mieux argumenter notre démarche qui soutient la métamorphose des mots et des choses, y compris la torture de la nature par une reconstitution artistique de celle-ci, nous nous appuyons sur des exemples concrets extraits de l'œuvre de Van Gogh. Le peintre ne fabrique pas une imitation ou

une représentation du monde réel, mais une transfiguration des choses qu'il touche et qui le touchent de façon à entrelacer le mondain avec la vie affective de son être.

Si, dans l'expérience scientifique, les choses sont manipulées pour rendre compte d'un état physique de la nature, dans le cadre de la peinture, le monde est renversé par une « hystérie créative » dans laquelle le peintre se jette pour épanouir sa sensibilité dans une multiplicité incessante des perspectives et des sens d'une même vie unitaire5. La relation entre le peintre et les couleurs qu'il utilise est tout à fait distincte de ce que la pensée traditionnelle dit : « Ce ne sont pas les couleurs qui se rangent sur la toile selon une représentation ébauchée de la réalité environnante, mais c'est l'impression affective qui colore la toile ».

La sensation, appelée aussi « impression affective », demeure au plus profond de la vie et de soi- même, mais c'est elle qui fait qu'une telle couleur soit à un endroit précis du cadre pictural pour rendre compte d'un monde potentiel6. C'est la raison pour laquelle on ressent une sensation profonde et vibrante lorsqu'on regarde le tournesol de Van Gogh qui, bien que figé dans une « toile fixe », exprime la vie « de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé », de façon à rendre « l'eau de la peinture à la nature », comme disait Artaud7.

Vincent Van Gogh – Les Tournesols

En outre, ce que le spectateur doit faire devant une œuvre picturale est d'arracher l'affectivité aux perceptions d'objet et aux états de son individualité, pour en extraire les sensations par lesquelles le peintre a investi sa création. Le plus important n'est pas de placer une création dans un contexte historique, mais de se l'approprier de façon individuelle en tant que coparticipant à son échafaudage, de s'y placer en tant que sensibilité et force créative, au côté du peintre qui supervise, d'une certaine manière, le jeu artistique. Devant une œuvre d'art, il ne faut plus rester contraint aux

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apprentissage spécial par l'intermédiaire duquel il est possible d'expérimenter le fondement intensif de l'existence.

À travers le matériau tangible de la toile, le spectateur se transfigure au point de ressentir les sensations du peintre, au point de vibrer en même temps que le monde imagé. La métamorphose picturale joue donc, un rôle très important dans l'apprentissage spécial que nécessite l'art. Il ne s'agit plus d'utiliser les mots et les choses comme outils d'une éducation conceptuelle et scientifique, mais, tout au contraire, de les transgresser, de passer au-delà des apparences et de la contingence, de chercher en profondeur de la vie pour y récupérer l'essence oubliée de l'humanité.

À plus forte raison, dans l'odyssée artistique nous ne pouvons plus distinguer entre celui qui crée et celui qui regarde, entre le monde environnant et le monde virtuel, puisque les perspectives se joignent dans une multiplicité unitaire où il serait tout à fait hasardeux de démarquer les composants. Homme, monde, art ne

font qu'un. En conséquence, ce qui nous attire l'attention dans la peinture de Van Gogh est la façon dans laquelle le paysage pictural passe avant tout, même avant le percept, y compris avant l'individu qui perçoit (« Le Champ de blé aux corbeaux »).

Encore, des analyses plus approfondies de l'œuvre d'art nous permettent de parler d'une véritable « absence de l'homme », absence qui n'empêche pas la multiplicité unitaire de l'existence, mais qui la conditionne afin de démontrer que tout est en tout. D'ailleurs, Cézanne lui-même parlait de l'absence de l'homme qui manque du paysage tout en y imposant sa marque.

Arrêtons-nous pour mieux expliquer cette situation. La peinture présuppose la coexistence des matériaux (les couleurs, la toile, les lignes, etc.) et des sensations qui s'entrecroisent de façon qu'il est impossible que le peintre crée quoi que ce soit, puisqu'il se laisse porter par la composition elle- même. L'œuvre picturale se réclame alors d'un perspectivisme virtuel ou visionnaire, qui rend visible l'invisible, c'est-à-dire l'affectivité profonde de la vie. Dans les toiles de Van Gogh, les personnages cessent d'être des individus historiques pour se dévoiler à eux-mêmes et à nous comme réalité affective. Le manque d'historicité va de paire avec le manque de représentation, à savoir l'absence des choses objectivables, au profit d'une expression renouvelée de la sensation.

En effet, dans « La Ronde des prisonniers » il n'y a pas besoin des mots pour révéler la pesanteur de la détresse et le silence d'un désarroi anonyme, ressemblant aux visages des détenus qui continuent leur comportement machinal. Le sentiment est tellement puissant qu'on entre dans le délire de la prison sans même s'en rendre compte ; le passage du spectateur dans cette atmosphère lourde est presque imperceptible, de sorte que le mouvement en cercle reste contraint entre les murs enfermés auxquels l'éloignement du ciel accentue le caractère accablant. Tout est trop plein de vie, fût-elle en détresse, qu'il est impossible que la toile exprime un vécu historique des humains, mais plutôt un devenir incessant et spontané de celui qui la peint, de celui qui la regarde et de ceux qui en font partie.

L'« athlétisme affectif » dont parlait Gilles Deleuze dans ses analyses des peintures provient en réalité d'un excès, d'un trop-vivant difficile à éclaircir par des manières conventionnelles de la communication, ainsi que le langage naturel ou la manipulation scientifique des choses. Pourtant, il s'agit toujours d'une expérimentation, mais, cette fois, elle est essentiellement affective, c'est-à-dire invisible, mettant en jeu l'immanence de la vie et la sensation vivante. La peinture relève dès lors d'une manifestation individuelle de la sensation qui rend compte du mondain en tant que métonymie artistique de l'existence entière.

Le graphisme parfois aléatoire des peintures de Van Gogh trouve des modalités insolites pour transmettre la pulsion des paysages sensibles. La lumière et la couleur se confondent, tout en conférant aux choses une réalité plus accentuée, voire un surcroît de présence, renvoyant à ce que Marc Richir comprenait par l'excès de la vie8. Dans le contexte pictural, ce qui excède les corps, les choses, le monde, c'est toujours la vie en tant qu'affectivité à dévoiler pour que la multiplicité de l'existence s'achève dans l'unité de l'être. C'est la raison pour laquelle Van Gogh consacre aux choses une affectivité vibratoire qui renvoie le regard vers l'intériorité de l'être, vers son intensité ardente.

Par la suite, nous remarquons que ses tableaux expriment toute une palette de sentiments, aussi divers et tourmentés que la vie. Si la quiétude et la richesse ressortent de l'harmonie apollinienne du jaune et du bleu (« La Plaine de la Crau ») qui vient à la rencontre des bémols aussi choquants qu'équilibrés du noir et du vert (« L'Arlésienne »), l'angoisse aiguë se révèle par l'hystérie criante du

Vincent Van Gogh – La Ronde des prisonniers

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sensations, au-delà des mots, des couleurs, des choses, pour recueillir du monde environnant uniquement des appuis affectifs pour rendre vivante la création.

Vincent Van Gogh – La Plaine de Crau

Vincent Van Gogh – L’Arlésiennne Vincent Van Gogh – Le Café de la nuit

Aussi pourrions-nous dire que le véritable but de l'art est d'entraîner les êtres dans des tourbillons des sensations jusqu'à ce qu'ils puissent d'eux-mêmes se retourner vers le véritable sens de l'existence, vers l'éthique de la vie, vers l'indissolubilité de la création selon des hiérarchies de sexe, de race, de nature ou de société. La peinture se situe par elle-même dans une zone d'indétermination totale qui réunit à jamais, dans une même pulsion affective, homme, matériau et sensation. En effet, on passe au-delà des mots, puisque tout est déjà exprimé par l'intermédiaire des choses, elles- mêmes métamorphosées grâce au contact qu'elles entretiennent avec le créateur et le créé.

Il est évident que le peintre part a fortiori des choses qu'il perçoit et qu'il touche pour en déterminer la consistance, mais il crée son propre monde, avec un ordre potentiel et différent du quotidien. C'est pareil pour le poète qui manipule les mots, et les mutile de sorte qu'ils acquièrent la même

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