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L'OBÉISSANCE DES MOTS ET DES CHOSES À L’ART

9impulsion acharnée de peindre

d'autant plus éloquente que « la haute note jaune » explose sa consistance dans plusieurs variantes des « Tournesols », au point que le créateur se confonde avec ses ébauches végétales9. Avant de souligner une dernière fois les enjeux de notre analyse, observons que les autoportraits10 de Van Gogh portent témoignage, eux aussi, de la tension immédiate de la vie qui surgit d'une composition picturale où les tons rompus se mélangent à l'inertie assourdissante d'une couleur homogène et parfois excessive, s'efforçant d'exprimer l'infini (« Autoportrait »). Le peintre

disait : « J'ai fait un portrait de moi pour Vincent (…) Le dessin en est tout à fait spécial, abstraction complète (…) La couleur est une couleur loin de la nature ; figurez-vous un vague souvenir de la poterie tordue par le grand feu. Tous les rouges, les violets, rayés par les éclats de feu comme une fournaise rayonnant aux yeux, siège des luttes de la pensée du peintre »11.

Presque tous ses derniers autoportraits le présentent le visage légèrement tourné à gauche, comme pour dire qu'il cache son oreille coupée, le regard très angoissé ou au moins si troublant que tout ce qui l'entoure se contamine de son désespoir existentiel, dévoilé par des coups de brosse impétueux donnés dans le fond.

L'importance des couleurs s'accentue à chaque fois que le peintre y touche pour donner plus d'intensité à son visage, pour mieux décrire les pulsions troublantes de sa vie. La puissance de son regard, un peu oblique, plutôt âpre, joue le rôle d'un cri perçant intimement articulé par une technique picturale unique, qui réunit impressionnisme et pointillisme à la fois, afin de parvenir à un style où les touches du fond semblent raconter le devenir d'une déchirure vitale, alors que celles du visage suggèrent la tension infernale d'une pensée inachevée.

Que la couleur et le dessein expriment, au-delà des mots, un état tumultueux d'esprit, cela ne fait que souligner encore une fois le but de notre analyse, à savoir celui de démontrer que l'art opère une métamorphose du monde, afin de révéler ce qui est invisible et inexprimable, c'est-à-dire l'affectivité du vivant. Somme toute, l'éclaircissement de l'art de Van Gogh ne se retrouve que dans le silence même de ses peintures, là où

les choses restent trop rigides, là où les mots sont trop rudes pour raconter l'explosion affective qui se déchaîne dans les couleurs.

« La nuit étoilée » en porte témoignage : la frénésie des affects qu'exprime la danse exaltée des coups de pinceau paralyse le spectateur dans le cri quasi sphérique des nuages. La peinture achève l'expression du soi par le dévoilement d'un tourment spirituel (insinué par la spirale du ciel et le fort

contraste du bleu et du jaune) qui est compensé par l'apparition de la tour de l'arrière-plan, symbole de quiétude affective. Malgré cela, la simplicité de son architecture est tout de suite dirigée vers le plus bizarre mutisme et malaise, par l'immersion de la structure noire (le chypre) placée à gauche du tableau. À la rigueur, cet agencement noir indique le repère à partir duquel l'être se jette dans l'abîme affectif, rendu visible par l'arabesque de la vallée des hommes qui se marie au ciel des nostalgies.

3. CONCLUSION

Pour conclure, nous devons souligner que comprendre une œuvre par l'intermédiaire d'un commentaire quelconque n'est pas une manière de la déchiffrer intégralement, mais plutôt une manière de rester à la surface de la vie, sans atteindre réellement l'intensité existentielle. S'approprier une œuvre artistique signifie faire l'effort d'aller au-delà de la contingence, jusqu'à la vibration créatrice originaire, faire l'effort de sentir soi-même la création, pour s'ouvrir vers l'expérience intensive du monde et de la vie. C'est pourquoi l'art représente une éducation

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de vivre, afin de pouvoir s'unifier au monde. Quoique l'art exige un regard individuel et que le déploiement de la sensibilité personnelle soit le seul moyen de pouvoir s'assigner une éthique de vie en termes de « plaisir » et « déplaisir », il est évident l'art ne va pas de soi, puisqu'il dit plus qu'une perception superficielle ne nous laisse entrevoir. Pour y pénétrer, il faut le temps de s'habituer à chercher autre chose qu'une harmonie des formes ou un équilibre des contrastes, il faut toucher, par le biais d'une éducation progressive, à la matière intense qui sous-tend toute création et toute pulsion existentielle.

Passant au-delà du tangible et du dicible, la peinture, comme tout art, joue avec des sensations pour mieux dire ce que les mots ne pourraient jamais exprimer, pour mieux échafauder un monde que les choses ordinaires ne sauraient pas organiser. L'intérêt est de retourner le regard vers ce qui constitue notre affectivité et le fondamental de notre vie.

BIBLIOGRAPHIE

ARTAUD A. Van Gogh, le suicide de la société. Paris : Gallimard, Paul Thevenin. CRISPINO E. (1996). Vincent van Gogh. Paris : Hatier.

DELEUZE G. (1996). Francis Bacon. La logique de la sensation, I. Paris : La Différence. DELEUZE G., GUATTARI F. (1991). Qu'est-ce que la philosophie ? Paris : Minuit. Encyclopaedia Universalis, version 10, sur DVD, Paris, 2004.

HENRY M. (2000). Incarnation. Paris : Seuil.

HENRY M. (1988). Voir l'invisible. Paris : F. Bourin.

RICHIR M. (1993). Le corps. Essai sur l'intériorité. Paris : Hatier. VAN GOGH V. Lettres. Paris : Grasset.

NOTES

1 Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991. Les auteurs séparent clairement les domaines de la connaissance selon trois manières de pensée, à savoir : la science qui explique des prospects, la philosophie qui utilise des concepts, et l'art qui exprime des percepts et des affects, p.29.

2 Cf. Michel Henry, Voir l'invisible, Paris, F. Bourin, 1988.

3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, p.156. 4 Ibidem, p.157.

6 Pour approfondir le concept d'impression affective, nous renvoyons au livre de Michel Henry, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, où le phénoménologue propose une perspective radicale de la vie afin de différencier entre l'intentionnalité conceptuelle et l'impression affective qui fonde notre présence au monde. Encore ne s'agit-il pas de reconnaître une consistance intentionnelle de l'art, mais tout au contraire, d'insister sur l'importance indéniable de l'affectivité et de la sensation pour toute création artistique, aspect que le philosophe de Montpellier avait déjà éclairci dans des travaux antérieurs.

7 A. Artaud, Van Gogh, le suicide de la société, Paris, Gallimard, Paul Thevenin, p.74 et 82.

8 Dans le livre Le corps. Essai sur l'intériorité, Marc Richir propose une analyse qui ait en vue "quelque chose qui excède le corps, qui tend à s'en échapper, et par rapport à quoi le corps paraîtra toujours plus ou moins limité, d'une manière ou d'une autre", Hatier, 1993, p. 7.

9 Deleuze et Guattari remarquent dans Qu'est-ce la philosophie? que le peintre entre dans un cycle des "devenirs non humains de l'homme", tout en se demandant : "Quelle terreur hante la tête de Van Gogh prise dans un devenir tournesol?", op. cit., p.160.

10 Van Gogh a peint trente-cinq autoportraits, surtout dans sa dernière période de création, peintures qui nous permettent de suivre à la fois les traces de son évolution artistique, aussi bien que de celle affective et psychique, puisque pendant ce temps il fut interné à l'asile Saint-Rémy-de- Provence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SÉANCE  PLÉNIÈRE  2