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2.3 Aux sources de la crise financière de la Confédération suisse

2.3.1 Les causes de la croissance des dépenses fédérales

2.3.1.1 La politique sociale

Commençons par le domaine qui a connu la plus forte extension, celui de la politique sociale. Pour comprendre le développement des assurances sociales et plus généralement de la politique sociale, il faut partir de la mo-dification des besoins socialement construits, en particulier de ceux des travailleurs salariés. La salarisation, l’urbanisation, la mobilité spatiale croissante, l’allongement de l’espérance de vie, l’amélioration du niveau de qualification, la dislocation des liens familiaux traditionnels, etc. ont profondément transformé à la fois ces besoins et la manière de les satis-faire. Pour ne prendre qu’un exemple, le besoin de sécurité matérielle de l’individu s’est considérablement modifié. D’une part, les phénomènes mentionnés ci-dessus ont accru les sources d’insécurité : accident, mala-die, vieillesse, chômage, divorce. D’autre part et surtout, ils ont disloqué les anciens cadres sociaux, en particulier la famille élargie, qui venaient au secours de l’individu lorsque ceci n’était plus en mesure d’assurer lui-même son existence. D’où la nécessité d’une intervention de l’État afin d’organiser une prise en charge collective de tels besoins, notamment par

1913 1996

En % des dép.

fédérales totales

En % du PIB

En % des dép.

fédérales totales

En % du PIB

Dépenses militaires 55,9 % 1,4 % 12,8 % 1,6 %

Dépenses d’infrastructure 13,9 % 0,3 % 24,7 % 3,0 % Administration générale 9,7 % 0,2 % 3,4 % 0,4 % Subventions à l’agriculture 4,4 % 0,1 % 9,1 % 1,1 %

Dépenses sociales 4,5 % 0,1 % 29 % 3,5 %

Autres (service dette, etc.) 11,6 % 0,3 % 21 % 2,6 % Dépenses fédérales totales 100 % 2,4 % 100 % 12,2 %

la socialisation des coûts.

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Dans l’optique des cercles dirigeants, l’interven-tion de l’État apparaissait d’autant plus nécessaire qu’il s’agissait d’empê-cher que cette prise en charge fût mise en œuvre — comme cela était de plus en plus fréquemment le cas dans la seconde moitié du XIXe siècle — par les organisations de salariés elles-mêmes, donnant ainsi une puissante impulsion au mouvement ouvrier.

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On aborde ici un élément fondamental. La politique sociale de l’État ne s’est pas imposée puis développée d’elle-même, progressant par la force de ses seules vertus. Certes, au sein des milieux dominants, certaines fractions n’étaient et ne sont pas entièrement hostiles à une telle politique, sensibles notamment aux avantages d’une main-d'œuvre qualifiée et fidélisée, ou encore d’une armée efficace.

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Mais, dans l’ensemble, ils ont été et sont tou-jours réticents à l’égard de la législation sociale. Dès lors, le développement de la politique sociale, l’extension de ce qu’on appelle l’État social, dépend étroitement d’une variable : l’évolution des rapports de force sociaux et po-litiques.

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C’est ce que montre un survol historique rapide du cas de la Suisse.

Commençons par rappeler qu’à la veille de la Première Guerre mon-diale, les dépenses de la Confédération consacrées à la prévoyance sociale sont encore extrêmement faibles. Il s’agit pour l’essentiel de dépenses ef-fectuées dans la perspective de la mise en vigueur d’une Loi fédérale sur l’assurance-maladie et accidents qui est finalement adoptée en 1912, après un « chemin de croix »

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de trente ans. Or, si l’on examine ces trente années, 1. Sur ce point, cf. par exemple, Ian Gough, « State expenditure in advanced capitalism », New Left Review, No 92, 1975, pp. 72-75; Michael Krätke, « Zur Po-litischen Ökonomie des Wohlfahrtstaates — und ihrer überfälligen Kritik », Probleme des Klassenkampfs, No 49, 1982, pp. 103-117.

2. Sur ce point, cf. par exemple Gerhard Ritter, Der Sozialstaat. Entstehung und Ent-wicklung im internationalen Vergleich, München, 1969, pp. 60-112; René Knüsel,

« Genèse de l’“État social” en Suisse au XIXe siècle », in P. Gilliand (éd.), Les défis de la santé. Les coûts et l’assurance, Lausanne, Vol. 1, 1986, pp. 252-255.

3. Cf. par exemple Gaston Rimlinger, Welfare Policy and Industrialization in Europe, America and Russia, New York, 1971; même auteur, « Sozialpolitik und wirt-schaftliche Entwicklung : ein historischer Vergleich », in R. Braun et al. (éd.), Gesellschaft in der industriellen Revolution, Köln, 1973, pp. 113-126; Angus Mad-dison, « Origins and Impact of the Welfare State, 1883-1983 », Banca Nazionale del Lavoro Quarterly Review, Vol. 37, 1984, pp. 55-67.

4. Il est intéressant de relever qu’une étude cherchant à identifier à partir de mé-thodes purement statistiques les facteurs déterminants pour l’évolution de l’État social dans dix-huit pays de l’OCDE entre 1960 et 1982 aboutit à une con-clusion semblable; cf. A. Hicks/d. Swank, « Politics… », op. cit., pp. 665-670;

cf. également Patrick de Laubier, La politique sociale dans les sociétés industrielles : 1800 à nos jours. Acteurs — Idéologies — Réalisations, Paris, 1984, pp. 66-162.

5. C’est ainsi que Erich Gruner et al., Arbeiterschaft und Wirtschaft in der Schweiz 1880-1914, Zürich, Vol. 3, 1988, p. 621, intitule son chapitre consacré à la Loi sur l’assurance-maladie et accidents.

on remarque qu’elles coïncident avec de profonds changements sociaux et politiques. Entre 1880 et 1910, la proportion de la main-d'œuvre salariée travaillant dans les fabriques et la construction passe de 17 % à presque 30 % de la population active. En revanche, celle des agriculteurs régresse de 42 % à 27 %.

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En 1880 et 1888 sont créées les deux principales organisa-tions du mouvement ouvrier, respectivement l’Union syndicale suisse et le Parti socialiste suisse. Enfin, parallèlement au renforcement de ces orga-nisations, sur le plan numérique et électoral, on assiste dès la fin du XIXe siècle à une multiplication des grèves. Le phénomène qui, en 1912 précisément, culmine dans une grève générale paralysant Zurich, est tel-lement impétueux que la Suisse se trouve, de ce point de vue, placée par-fois devant des pays comme la France ou l’Allemagne.

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Si, avec nombre d’hésitations et de réticences, une assurance-maladie et accidents finit par être instituée, la pression exercée par la montée du mou-vement ouvrier y est pour beaucoup. Comme l’écrit E. Gruner, il s’agissait aux yeux de l’élite économique et politique helvétique, influencée par les mesures de Bismarck en Allemagne, d’une « tentative d’émousser le potentiel conflictuel créé par la croissance du mouvement ouvrier grâce à une contre-poli-tique sur le plan social. »

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En d’autres termes, les milieux dirigeants suisses font là leurs premiers pas dans le long processus d’apprentissage de ce que l’on a appelé une « gestion de crise préventive »

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, c’est-à-dire d’une stratégie visant à éviter que les tensions socio-politiques atteignent un point dange-reux pour leur légitimité et leur pouvoir.

Dans cette perspective, les deux guerres mondiales ont constitué autant d’étapes décisives. En effet, les deux conflits ont engendré de profondes modifications des rapports de force, aussi bien sur le plan national qu’in-ternational.

Ainsi, dans de nombreux pays d’Europe, la Première Guerre mondiale débouche sur de véritables tremblements de terre politiques. Rappelons pour mémoire la révolution russe d’octobre 1917, la révolution allemande de novembre 1918 et la révolution hongroise de mars 1919. En Suisse aussi, on assiste à un mouvement de radicalisation extraordinaire des sa-1. Cf. Francesco Kneschaurek, « Wandlungen der schweizerischen Industrie-struktur seit 1800 », in Ein Jahrhundert schweizerischer Wirtschaftsentwicklung 1864-1964, Bern, 1964, p. 139.

2. Cf. E. Gruner et al., Arbeiterschaft…, op. cit., Vol. 2/2, pp. 851-857.

3. Ibid., Vol. 3, p. 621. Dans ce sens, cf. également René Knüsel/Félix Zurita, Assu-rances sociales : une sécurité pour qui? La Loi Forrer et les origines de l’État social en Suisse, Lausanne, 1979.

4. Cf. Elmar Altvater, « Zur einigen Problemen des « Krisenmanagement » in der kapitalistischen Gesellschaft », in M. Jänicke (éd.), Herrschaft und Krise, Opla-den, 1973, pp. 170-196; Martin Jänicke, « Die Analyse des politischen Systems aus der Krisenperspektive », in M. Jänicke (éd.), Politische Systemkrisen, Köln, 1973, pp. 14-50.

lariés. L’effervescence provient notamment de l’absence, que ne compense pas une solde dérisoire, de toute indemnité pour perte de gain aux hommes mobilisés. Elle se nourrit encore davantage de la dégradation considérable des conditions de vie de l’immense majorité des salariés.

Parce que les autorités fédérales financent les dépenses de mobilisation de façon inflationniste, les prix s’envolent. Leurs gains n’augmentant que pé-niblement, les salariés subissent entre 1913 et 1918 une perte de pouvoir d’achat qui va de 25 % à 30 %. En juin 1918, presque un habitant sur cinq se trouve dans la misère et se voit obligé de recourir à l’assistance publi-que.

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Cette situation provoque ce que Hans Ulrich Jost qualifie de «… plus grand conflit social que notre pays ait traversé au cours de ce siècle »

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, soit les cinq jours de grève générale de novembre 1918. Même si le mouvement ouvrier subit une défaite — le travail est repris sans qu’aucune concession n’ait été faite — sa démonstration de force a été impressionnante et les mi-lieux dominants suisses, comme le dit André Lasserre «… ne peuvent désor-mais plus dissimuler la nécessité de réformes. Grâce à elles, on pourrait au moins éviter le pire… ».

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C’est ainsi que, dans l’année qui suit la Grève générale, les salaires sont augmentés et la journée de travail de huit heures adoptée.

La Confédération introduit une série de subventions destinées à réduire le coût des biens de première nécessité, à favoriser la construction de loge-ments bon marché ou encore à lutter contre le chômage et ses effets. Enfin et surtout, les autorités fédérales acceptent ce qu’elles refusaient depuis des décennies : elles entament les préparatifs conduisant à l’institution de ce qui constitue le pilier de « l’État social » en Suisse : l’assurance-vieillesse et survivants (désormais abrégée AVS).

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1. Cf. Sébastien Guex, « La pauvreté en Suisse durant l’entre-deux-guerres », Ca-hiers d’histoire du mouvement ouvrier, No 4, 1987, pp. 53-54.

2. Hans Ulrich Jost, Die Altkommunisten. Linksradikalismus und Sozialismus in der Schweiz 1919-1921, Frauenfeld, 1977, p. 7.

3. André Lasserre, « L’institution de l’assurance-vieillesse et survivants (1889-1947) », in R. Ruffieux et al., La démocratie référendaire en Suisse au XXe siècle, Fri-bourg, 1972, p. 264.

4. Cf. notamment Jürg Sommer, Das Ringen um die soziale Sicherheit in der Schweiz.

Eine politisch-ökonomische Analyse der Ursprünge, Entwicklungen und Perspektiven sozialer Sicherung im Widerstreit zwischen Gruppeninteressen und volkswirtschaftli-cher Tragbarkeit, Diessenhofen, 1978, pp. 127-134, et Hanspeter Schmid, Wirt-schaft, Staat und Macht. Die Politik der schweizerischen Exportindustrie im Zeichen von Staats- und Wirtschaftskrise (1918-1929), Zürich, 1983, pp. 135-216. Il me semble indiqué d’utiliser des guillemets pour l’expression « État social » en Suisse car il n’y existe pas de véritable État social au sens de système global et cohérent de protection sociale; cf. R. Knüsel, « Genèse… », op. cit., p. 248.

Les milieux dirigeants reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes ouvertement que leur « galop de politique sociale »

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répond à la menace du mouvement ouvrier et a pour objectif de rétablir une légitimité mise à mal. En témoigne l’attitude du plus grand industriel suisse de l’époque, Carl Sulzer, au len-demain de la Grève générale. Contre les réticences de plusieurs de ses pairs, il défend cette politique comme le meilleur moyen sur le long terme de garantir le maintien de l’ordre établi. Durant la guerre, explique-t-il,

«… nous avons trop peu fait attention à la conservation de rapports sociaux sains.

[…] Nous n’avons pas été assez généreux et nous avons eu une vision à trop court terme »; aussi faut-il se montrer désormais « plus généreux » car, plaide-t-il,

« il y a des cas où la générosité représente le meilleur moyen d’économiser, en par-ticulier lorsqu’il s’agit […] de se défendre préventivement contre un mal. »

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Un autre grand patron et Président de la Banque nationale suisse, Johann Hirter, va dans le même sens. Si nous ne faisons pas une série de conces-sions, déclare-t-il au même moment, «… nous risquons de nous retrouver face à un mouvement populaire qui obtienne finalement davantage que ce que nous […]

proposons actuellement. »

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Quant au Conseil fédéral, il se montre encore plus explicite. Dans le projet d’article constitutionnel sur l’AVS qu’il présente en juin 1919, il écrit que « l’assurance sociale […] sert […] à l’atténuation des iné-galités et par là à la paix sociale — en un mot, à l’État lui-même. »

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Cependant, l’ardeur réformiste de l’élite économique et politique suisse se tempère rapidement. Dès que la menace représentée par le mouvement ouvrier s’estompe, à partir de 1920, elle revient en arrière sur une série de concessions sans pouvoir toutefois les remettre totalement en cause. C’est en particulier le cas pour la principale réforme, l’assurance-vieillesse.

L’élan suscité par la Grève générale est encore suffisamment fort pour faire inscrire le principe de l’AVS dans la Constitution, en 1925, mais il ne permet pas d’aller plus loin.

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Emmené par le même C. Sulzer, chez qui le naturel revient au galop et qui stigmatise maintenant l’ « hypertrophie de l’assurance »

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, censée conduire tout droit au socialisme d’État, le patronat 1. L’expression est de Roland Ruffieux, La Suisse de l’entre-deux-guerres, Lausanne,

1974, p. 85.

2. Bulletin sténographique officiel de l’Assemblée fédérale — Conseil national, [abrégé désormais BoCN], Berne, 1919, p. 67.

3. Ibid., p. 73.

4. Message du Conseil fédéral concernant l’attribution à la Confédération du droit de légiférer en matière d’assurance-invalidité, vieillesse et survivants, et la création des ressources nécessaires à la Confédération pour les assurances sociales, 21 juin 1919, Feuille fédérale 1919, Berne, Vol. 4, p. 11.

5. Sur ce point, cf. A. Lasserre, « L’institution… », op. cit., pp. 269-318; J. Sommer, Das Ringen…, op. cit., pp. 134-139, et H. Schmid, Wirtschaft…, op. cit., pp. 216-285.

6. Procès-verbal de la commission du Conseil national sur l’AVS, 3-5 février 1930, Archives fédérales (Berne), E 3340 (A) 1, fascicule 159.

mène une tactique dilatoire. Et surtout, il obtient que le projet de Loi sur l’AVS se caractérise par son extrême modération. Un exemple : alors que les autorités fédérales envisageaient, au lendemain de la Grève générale, d’aller jusqu’à 800 francs par année pour les rentes (soit près de 30 % du salaire annuel moyen d’un ouvrier de l’époque), les rentes finalement pré-vues se montent à 200 francs (soit moins de 10 %).

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En dépit de cette mo-dération, la version définitive du projet est finalement combattue par une fraction notable de la droite pour laquelle il va encore trop loin. Un secteur du mouvement ouvrier fait de même, pour des raisons exactement inver-ses. Le projet subit donc un cuisant échec lors de la votation populaire, en 1931. Dès lors, sauf changement considérable des rapports de forces, la réalisation de l’AVS semble renvoyée aux calendes grecques.

Survient la Deuxième Guerre mondiale. De manière générale, les mi-lieux dirigeants suisses entament le conflit en faisant preuve d’un peu plus de prudence sur le front social que durant la Première. Afin d’éviter la paupérisation de couches entières de la population, ils instituent rapide-ment un système d’allocations permettant de compenser en partie la perte de revenu subie par les hommes appelés sous les drapeaux.

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En revanche, ils se montrent inflexibles dans le domaine de l’AVS. Le radical Walther Stampfli, chef du Département de l’économie publique, et les milieux éco-nomiques font chorus pour affirmer que « l’heure de l’AVS n’est pas encore venue ».

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En avril 1943, Stampfli répète une fois de plus que la question de l’assurance-vieillesse ne figure pas à l’ordre du jour.

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Changement complet à peine neuf mois plus tard. Dans une allocution retentissante prononcée à l’occasion du Nouvel An 1944, le même W. Stampfli annonce que la réalisation de l’AVS constitue une priorité. Le 21 janvier, il confirme dans un nouveau discours que certaines réformes

« s’imposent d’emblée en raison de leur urgence; je mets au premier plan l’intro-duction d’une assurance-vieillesse et survivants. »

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Désormais, le mouvement est relancé, et les choses vont aller rapidement : trois ans plus tard, une Loi est adoptée; le 1er janvier 1948 déjà, l’AVS entre en vigueur. Comment ex-1. Cf. Expertenkommission für die Einführung des Alters-, Invaliden- und Hinterlasse-nenversicherung. Protokoll der Sessionen vom 4. bis 7. und 19. bis 22. März 1919, Bern, 1919, pp. 160 ss., ainsi que la Loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et sur-vivants, 17 juin 1931, Feuille fédérale 1931, Vol. 1, p. 1032.

2. Cf. J. Sommer, Das Ringen…, op. cit., pp. 178-186.

3. Georg Hafner, Bundesrat Walther Stampfli (1884-1965). Leiter der Kriegswirtschaft im Zweiten Weltkrieg. Bundesrätlicher Vater der AHV, Olten, 1986, p. 368.

4. Cf. Christian Gruber, Die politischen Parteien der Schweiz im Zweiten Weltkrieg, Wien/Frankfurt/Zürich, 1966, pp. 31-38, et G. Hafner, Walther Stampfli…, op.

cit., pp. 373-374.

5. Walther Stampfli, « Problèmes économiques et sociaux de l’après-guerre. Ex-posé de M. le Conseiller fédéral W. Stampfli présenté à l’École polytechnique fédérale le 21 janvier 1944 », Revue universitaire suisse, Vol. 17, 1944, p. 350.

pliquer le brusque tournant de 1943 ? Et comment expliquer qu’après s’être enlisée durant vingt ans, toute l’affaire ait été menée si rondement?

Il faut chercher l’explication dans ce que W. Stampfli souligne en per-sonne lors de son discours de janvier 1944 : la nécessité de savoir reconnaî-tre le « signe des temps ».

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Par cette formule, le Conseiller fédéral fait réfé-rence à deux phénomènes partiellement liés, sur lesquels il vaut la peine de s’arrêter quelques instants. Le premier phénomène est aussi le plus marquant. Il s’agit du gigantesque changement des rapports de force qui s’opère à l’échelle internationale et, dans une moindre mesure, nationale, à partir de 1943.

Dès la bataille de Stalingrad (décembre 1942 — janvier 1943), et davan-tage encore du débarquement allié en Italie (juillet 1943), il devient clair que les puissances fascistes vont perdre la guerre. Les milieux dirigeants suisses doivent alors affronter une situation extrêmement délicate.

Sur le plan international, ils se retrouvent très isolés. Les États-Unis et l’Angleterre considèrent la Suisse avec une grande méfiance et s’apprêtent à lui demander des comptes en raison de son intégration profonde à l’éco-nomie de guerre allemande. L’URSS, elle, est encore plus hostile. Au grief susmentionné s’ajoute le fait que la Suisse n’a jamais accepté, durant tout l’entre-deux-guerres, de la reconnaître et de renouer des relations diplo-matiques avec elle. Un tel isolement risque d’avoir de graves répercussions économiques : la Suisse court par exemple le danger de subir des discrimi-nations sur le plan commercial au moment où son appareil de production intact lui permettrait justement de conquérir des marchés. Dès lors, l’un des problèmes cruciaux auxquels l’élite économique et politique helvéti-que se voit confrontée durant la période de la fin de la guerre et de l’immé-diat après-guerre consiste, selon l’expression d’un très haut fonctionnaire fédéral, à redevenir « salonfähig »

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, à réintégrer sans trop de dommages le nouvel ordre international dominé par les États-Unis et l’URSS. Par ailleurs, dans deux des pays qui entourent la Suisse, la France et l’Italie, les mouvements de résistance connaissent un développement extraordinaire.

1. Ibid.

2. L’expression est utilisée par le Directeur de l’Administration fédérale des fi-nances en septembre 1946, lorsqu’il tire devant la Chambre suisse du Com-merce le bilan de la politique étrangère de la Suisse à l’issue de la guerre; cf.

Referat gehalten am 20. September 1946 in Zürich vor den Sekretären der Schweiz. Handelskammern von Herrn Direktor Dr. Reinhardt, Archives fédé-rales, E 2801/1968/84, carton 34. Sur la problématique générale de l’isolement international de la Suisse à la fin de la guerre, cf. notamment Walter Spahni, Der Ausbruch der Schweiz aus der Isolation nach dem Zweiten Weltkrieg. Untersucht anhand ihrer Aussenhandelspolitik 1944-1947, Frauenfeld, 1977, pp. 21-92, et Hans Ulrich Jost, « Switzerland’s Atlantic Perspectives », in M. Miliovojevic/P.

Maurer (éd.), Swiss Neutrality and Security. Armed Forces, National Defence and Foreign Policy, New York/Oxford/Munich, 1990, pp. 110-120.

Grèves et mouvements sociaux se multiplient. On est obligé d’admettre des Communistes au gouvernement. En Angleterre, les Travaillistes ga-gnent les élections de 1945 et mettent sur pied un système de sécurité so-ciale de grande envergure.

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Sur le plan intérieur, les choses ne vont guère mieux. Comme le relève A. Lasserre, « on se retrouv[e] dans une situation analogue à celle des années 1920 où l’on avait affirmé si grandiosement l’urgence de l’AVS. »

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La classe ouvrière se radicalise. Aux élections fédérales d’octobre 1943, le Parti so-cialiste remporte un net succès. Le fait qu’il axe sa campagne sur la reven-dication de l’AVS n’y semble pas étranger. Dès 1943, il se produit une vi-goureuse poussée des organisations communistes. Leurs résultats électoraux sont parfois étincelants.

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Alors que le Parti communiste comp-tait tout au plus quelques centaines de membres en 1940, au moment de

Alors que le Parti communiste comp-tait tout au plus quelques centaines de membres en 1940, au moment de