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Le rôle des chevau-légers du néolibéralisme

Dans l’ensemble, la situation de la Suisse dans le domaine financier ou fiscal ne justifie en rien le pessimisme, voire le catastrophisme affiché par les milieux d’affaires helvétiques et leurs porte-parole. Il faut donc faire ressortir le rôle proprement politique d’un tel pessimisme : il s’agit pour l’essentiel d’une sorte d’attitude de rigueur qui a pour fonction de créer un climat idéologique favorable à la contre-réforme financière.

À cet égard, il paraît intéressant, pour conclure, d’attirer l’attention sur ces intellectuels néolibéraux qui, comme le dit Jean Chesneaux, se situent

« au carrefour du monde académique, du champ des entreprises et de la sphère para-étatique »

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, et que, par analogie avec cette troupe militaire dont la mis-sion résidait dans le harcèlement, le renseignement et le maintien de l’or-dre, on peut les appeler les chevau-légers de la contre-réforme financière.

Au sein d’un cercle élitiste très fermé, dans un langage technique et codé généralement inaccessible au non-spécialiste et a fortiori au grand public, ils élaborent, discutent et testent projets et plans alternatifs. Bref, ils jouent les conseillers du prince, permettant « aux « décideurs » de haut niveau de faire leurs choix et d’en mesurer les conséquences ».

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Cependant, en Suisse, la fonc-tion proprement innovatrice de ces intellectuels semble relativement ré-duite, en tout cas dans le domaine des finances publiques. Ils ne font, pour 1. Propos rapportés par le Tages-Anzeiger, 11 août 1993.

2. Société de Banque Suisse, Le Mois économique et financier, novembre 1994.

3. Jean Chesneaux, De la modernité, Paris, 1983, p. 132.

4. Ibid.

l’essentiel, que reprendre et adapter aux conditions locales les mesures et les justifications y relatives déjà proposées et avancées dans les pays — en particulier la Grande-Bretagne et les États-Unis — où l’offensive néolibé-rale a parcouru davantage de chemin.

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Dans ce sens, leur rôle le plus important est ce qu’on peut appeler leur fonction légitimante, c’est-à-dire la légitimité dont ils dotent la contre-ré-forme financière par un discours généralement fait d’arguments d’auto-rité, mais auquel ils confèrent une apparence scientifique, ne serait-ce que par le capital symbolique dont ils sont porteurs.

À cet égard, le Professeur de finances publiques W. Wittmann, qui en-seigne à l’Université de Fribourg, constitue un exemple significatif.

Depuis de nombreuses années, il martèle les mêmes thèmes sur tous les tons. Ainsi, en août 1994 il écrit qu’en Suisse règne « une conception collec-tiviste de l’État », de telle sorte que le système fiscal et social est dicté par

« l’arbitraire de la majorité » puisqu’il correspond « à la volonté de la majorité des électeurs »; par conséquent « les minorités encore productives sont exploi-tées par cette majorité arbitraire. »

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Une année plus tard, il ne craint pas d’af-firmer que « l’État fiscal et l’État social en Suisse sont encore un paradis pour les consommateurs, pour les gens sans propriété et pour les salariés avec de bas reve-nus. D’un autre côté, ils sont un « enfer » pour les propriétaires, pour les indépen-dants et pour les personnes disposant de revenus élevés. […] Ainsi, la Suisse dé-passe les États-providence à tendance socialiste extrême. »

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En janvier 1996, il caractérise à nouveau le système financier et social suisse de « socialiste »

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; il explique que, dans ce domaine, « la faute décisive a déjà été commise dans les années quatre-vingt du siècle passé », lorsque l’État fédéral a commencé à accorder des subventions, et qu’un tel système « mène la Suisse tout droit à la faillite ».

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Afin de sortir de cet « enfer socialiste » que représente la Confédération helvétique pour les riches, W. Wittmann préconise la voie suivante : il faut abolir les impôts directs; toute forme de redistribution des revenus à travers l’État doit être supprimée; les subventions étatiques aux assurances sociales sont à proscrire; il est nécessaire de financer les prestations publiques uni-quement par des taxes reposant sur les usagers (exemple : les universités doivent se financer essentiellement par les droits d’inscription payés par les étudiants; les hôpitaux par les taxes payées par les patients, etc.); cette der-nière mesure est conçue comme une étape vers la privatisation de l’essentiel 1. Sur ce point, cf. notamment P. Pierson, Dismantling the Welfare State?…, op. cit.,

pp. 53-163.

2. JAP, 4 août 1994, pp. 748-749 et 751. Sur cette thématique, cf. également Walter Wittmann, Das globale Disaster. Politik und Finanzen im Bankrott, München, 1995.

3. Finanz und Wirtschaft, 29 juillet 1995.

4. NZZ, 3 janvier 1996.

5. Finanz und Wirtschaft, 6 janvier 1996.

des tâches accomplies aujourd’hui par l’État. Celui-ci doit finalement être ramené à sa plus simple expression : l’État veilleur de nuit du début du XIXe siècle. Bref, un retour non pas à 1914, mais à 1850.

De telles analyses et de telles propositions sont d’autant moins rares qu’elles bénéficient d’une publicité bienveillante. Certes, comme le souli-gne lui-même le Professeur fribourgeois, et comme le relève également une association issue des cercles patronaux lorsqu’elle présente les thèses de W. Wittmann, celles-ci apparaissent souvent « irréalistes ».

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Mais c’est précisément ce qui fait leur intérêt. Par leur côté jusqu’au-boutiste, faisant délibérément fi de ce qu’il est possible d’obtenir dans l’état actuel des rap-ports de force, elles sont en effet utiles aussi bien aux milieux économiques qu’aux clercs eux-mêmes. Aux premiers, elles permettent de faire apparaî-tre leur propre politique comme modérée et raisonnable, ce qui lui octroie un surcroît de légitimité. Aux seconds, elles donnent l’une de ces petites touches distinctives parmi les plus cotées et les plus rentables, en terme de capital symbolique, dans les cercles intellectuels : celle d’avoir su souffler légèrement trop tôt dans la bonne direction.

1. Ibid.; cf. également Société pour le Développement de l’Économie suisse, Opi-nion du 26 septembre 1995.

L’échec du projet de

réforme des finances fédérales de décembre 1990

Après avoir exposé les aspirations à moyen ou long terme du grand pa-tronat, essayons maintenant d’analyser les principaux enjeux, débats et conflits dans le domaine de la politique financière depuis la fin des années 1980. Au préalable, rappelons que l’analyse portera pour l’essentiel sur les seules finances de la Confédération et laissera largement de côté ce qui relève des finances cantonales et communales.

Sur le plan fédéral, la politique financière depuis la fin des années 1980 a été marquée par les deux tentatives successives de réforme du régime des finances fédérales, toutes deux centrées sur l’introduction de la taxe sur la valeur ajoutée (désormais abrégée TVA). Ce chapitre-ci est consacré à examiner la première tentative de réforme, qui s’est soldée par un échec en votation populaire, le 2 juin 1991. Le chapitre suivant traitera de la se-conde tentative, couronnée de succès lors du vote du 28 novembre 1993, et dessinera à grands traits les développements ultérieurs de la politique fi-nancière.

5.1 Le projet de réforme du régime fiscal fédéral