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3.3 Les bienfaits du fédéralisme fiscal

3.3.2 Fraude fiscale

Les charges fiscales figurant dans le tableau qui vient d’être présenté sont partiellement fictives dans le sens où elles sont, selon toute vraisem-blance, supérieures aux charges effectives, en tout cas pour les contribua-bles de poids. Il s’agit en effet de valeurs théoriques, établies sur la base des seuls textes de loi. Elles ne prennent donc pas en compte un domaine qui est tout aussi important, celui des pratiques. Or, par une série de biais dont nous allons voir les plus importants, le fédéralisme fiscal favorise l’apparition de ce qu’on pourrait appeler une zone grise, où les pratiques des fiscs cantonaux sont marquées par le laisser-aller et les accommode-ments douteux, en passant par le manque de coordination et les lacunes de toutes sortes. Par conséquent, les possibilités de fraude, légale ou non, pour les contribuables d’envergure s’en trouvent stimulées.

Si les cantons (et les communes) sont en relation de concurrence pour at-tirer les entreprises et personnes aisées, celles-ci bénéficient d’un rapport de force plus favorable face aux autorités fiscales. Il leur est plus facile de négocier sur les montants qu’elles sont disposées à payer. « Les autorités ge-nevoises sont très pragmatiques et ouvertes. Et toujours prêtes à trouver une bonne solution fiscale pour les deux parties », déclare par exemple un con-seiller fiscal genevois; lequel, significativement, trouve nécessaire d’ajou-ter ce qui ressemble fort à un déni, au sens psychanalytique du d’ajou-terme :

« Un fonctionnaire helvétique ne peut être acheté. »

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La révision de la Loi fiscale du canton de Zurich, qui est adoptée par la majorité bourgeoise du Parlement zurichois en février 1997, en donne un autre excellent exemple. Placée sous le signe du « renforcement de la compé-titivité fiscale de Zurich vis-à-vis des cantons voisins et de l’étranger… »

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, cette révision fait de ce dernier canton, comme le souligne avec satisfaction la NZZ, « un lieu assez [leidlich] attractif pour les activités économiques et les 1. L’écart type par rapport à la moyenne de la charge fiscale des 26 cantons passe de 17,204 points en 1985 à 19,187 points en 1996; calculé par mes soins à partir des données fournies dans Administration fédérale des contributions, Charge fiscale en Suisse. Chefs-lieux des cantons. Nombres cantonaux, Berne, 1986, p. 74, et Berne, 1997, p. 76. Sur ce point, cf. également la NZZ des 9-10 novembre et du 13 décembre 1996.

2. Cité dans Bilan, octobre 1992, p. 78.

3. Tiré de l’article d’un des principaux artisans de cette révision, le Conseiller d’État radical Eric Honegger, paru dans la NZZ, 17-18 août 1996.

possédants… ».

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Et le quotidien zurichois de souligner ce qui constitue à ses yeux « la nouveauté la plus importante vis-à-vis du droit existant », à savoir « la possibilité sous certaines conditions déterminées d’octroyer des allégements fis-caux pour l’installation de nouvelles entreprises. De nombreux cantons con-naissent déjà de tels stimulants fiscaux destinés à encourager l’arrivée d’entrepri-ses. Le canton de Zurich a aussi besoin d’un tel fondement juridique afin qu’il ne soit pas distancé dans la concurrence intercantonale. »

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Une telle situation encourage ce que le Conseil fédéral appelle pudique-ment « les réactions de certains contribuables ou de leurs représentants qui ten-tent de faire pression »

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sur les fonctionnaires fiscaux. Un réviseur fiscal se montre plus cru. Il écrit que cette situation favorise le « chantage fiscal »;

d’autant plus, précise-t-il, que les contribuables importants peuvent égale-ment davantage « [compter] sur la magnanimité du fisc lorsqu’ils sont surpris en flagrant délit de fraude. »

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Un autre expert relève quant à lui que « dans bien des cas, l’approximation et l’indulgence forcée sont de règle pour des catégo-ries « privilégiées » de contribuables. »

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Propos confirmés par un troisième ré-viseur, selon lequel « même quand des pièces [comptables] sont falsifiées, la fraude bénéficie d’une large indulgence, même chez les juges. »

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Bref, le fédéra-lisme fiscal aggrave ce phénomène que L. Neidhart nomme la « corruption amicale »; phénomène qui consiste à « [permettre] aux personnes physiques ou juridiques, ou à leur [rendre] aisé, de contourner des lois et des prescriptions parce qu’on ne veut pas perdre les bonnes relations qu’on a avec elle », et dont le politologue note qu’il se produit «…plus facilement aux niveaux inférieurs qu’au niveau fédéral ».

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Dans l’étude de M. van Orsouw sur l’histoire de la fiscalité du canton de Zoug au XXe siècle, on trouve plusieurs exemples de la zone grise évo-quée ci-dessus. Ainsi, la politique de dumping fiscal des autorités zougoi-ses s’est accompagnée de l’établissement d’une mentalité qui, comme le déclare fièrement une plaquette présentant le canton, traite « le contribuable moins comme un sujet que comme un client ».

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Cela signifie, pour reprendre les termes d’un ouvrage récent du Forschungsinstitut für Wirtschafts- und 1. NZZ, 4 février 1997.

2. NZZ, 8 septembre 1994 [souligné dans le texte]. Autrement dit, les autorités zu-richoises introduisent sur le plan légal une disposition les autorisant à conclure des arrangements fiscaux avec certains contribuables de poids, comme cela est inscrit dans la législation de nombreux autres cantons, et comme cela est prati-qué partout.

3. Rapport du Conseil fédéral concernant des mesures…, op. cit., p. 124.

4. André Hofer, La fraude fiscale en Suisse, Genève, 1978, p. 40.

5. André Margairaz, La fraude fiscale et ses succédanés. Comment… Op. cit., p. 174.

6. Propos du responsable du service de révision fiscale du canton de Neuchâtel rapportés dans L’Hebdo, 23 avril 1992.

7. L. Neidhart, Föderalismus…, op. cit., p. 13.

8. Cité dans M. Van Orsouw, Das vermeintliche…, op. cit., p. 120.

Sozialpolitik de Zoug, que « l’attitude bienveillante des autorités fiscales à l’égard de l’économie peut tout à fait aller, pour les entreprises déjà installées ou désireuses de le faire, jusqu’à se transformer concrètement en véritables conseillers fiscaux. »

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Dans ces conditions, il apparaît logique que, pour attirer certai-nes sociétés, les autorités zougoises transgressent la légalité.

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Ou encore, que le Conseiller d’État responsable des finances zougoises entre 1959 et 1974, avocat de profession, puisse continuer à exercer son métier à côté de son mandat politique, ce qui l’amène à siéger dans plus de 80 conseils d’administration de sociétés, qu’il a créées lui-même la plupart du temps.

Revenant dans une interview récente sur ces années, il déclare : « Il s’est simplement produit que, à côté des fonctions officielles, j’ai aussi été inclus dans la création de sociétés. […] Et peut-être ai-je accompli à l’époque les fonctions of-ficielles avec une certaine légèreté. Tout était alors mélangé : l’État et l’économie privée. Je m’occupais de la fondation de sociétés, des documents, des autorisations de travail et de tout ce qui va avec. »

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Symbole de cette zone grise, que M. van Orsouw caractérise lui-même en employant le mot allemand difficilement traduisible mais évocateur de « Verfilzung »

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, le magistrat zougois, moyen-nant dédommagement, exerce son activité d’avocat dans le bâtiment même du gouvernement. Il crée donc des sociétés privées directement depuis son bureau de Conseiller d’État. Faut-il ajouter que si, depuis lors, les choses ont un peu changé quant à la forme, elles ne se sont guère mo-difiées quant au fond.

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Une considérable affaire de fraude fiscale dans les cantons romands, l’affaire dite des « ristournes », mise au jour au début des années 1990, four-nit un autre exemple de la manière dont, au sein de cette zone grise évo-quée ci-dessus, s’entrelacent les différents aspects du fédéralisme fiscal : concurrence intercantonale, manque de coordination, laisser-aller, corrup-tion amicale, etc.

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Dans les milieux romands de la construction, il était usuel que les différentes entreprises — grossistes, entreprises de la cons-truction, bureaux d’ingénieurs et d’architectes, etc. — versent diverses 1. Cité dans ibid.

2. Cf. ibid., pp. 54-55.

3. Cité dans ibid., pp. 149-150.

4. Die « Verfilzung » signifie littéralement l’enchevêtrement. Il est généralement utilisé en allemand pour désigner les phénomènes de corruption et de clienté-lisme liés à la pénétration des milieux politiques par ceux de l’économie ou du crime organisé.

5. Cf. M. van Orsouw, Das vermeintliche…, op. cit., pp. 157-160.

6. Qu’on ne s’y méprenne pas : si l’affaire des « ristournes » est évoquée ici, ce n’est pas pour son côté exceptionnel mais au contraire pour son caractère exemplaire. Toutes les informations sur cette affaire sont tirées du NQ, 5 décembre 1992, 13 janvier, 8 février et 12 avril 1995; Journal de Genève, 28 avril 1993 et 19 janvier 1995; 24 Heures, 1 et 10 février 1994; PME Magazine, janvier-février 1994; Bilan, janvier 1993 et décembre 1995; L’Hebdo, 19 janvier 1995.

commissions, pots-de-vin, dessous-de-table, le tout appelé ristournes, afin de fidéliser la clientèle, décrocher un mandat, ou encore obtenir certains services. Un grand nombre de sociétés qui bénéficiaient de ces versements, s’élevant au total à près de 200 millions de francs et concernant des centai-nes d’entreprises, ne les déclaraient pas au fisc. Il s’agissait donc d’une fraude à large échelle.

Or, une telle pratique était connue des autorités cantonales depuis des années, voire des décennies, sans que celles-ci n’estiment souhaitable d’in-tervenir. Pour qu’un terme soit mis à cette fraude, il a fallu l’intervention du fisc fédéral. En 1990, à l’occasion d’un contrôle de routine, celui-ci a dé-couvert le système et exigé qu’il y soit mis fin. Suite à cette injonction, les fiscs cantonaux se sont lancés dans des contrôles relativement serrés. Il s’est alors avéré que maints notables locaux avaient profité ou profitaient encore de cette pratique, ce qui, ajouté aux carences en matière de coordi-nation intercantonale, expliquent en partie l’extraordinaire passivité des fiscs cantonaux.

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Par ailleurs, dans le cadre de cette affaire, même une fois la fraude dé-noncée et poursuivie, le fédéralisme fiscal continue à jouer en faveur des nantis. Les autorités de certains cantons se montrent nettement plus indul-gentes que d’autres vis-à-vis des fraudeurs. C’est par exemple le cas dans le canton de Genève. « Qu’est-ce que cela apporte d’avoir des condamnations pénales contre les industriels? »

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souligne le Ministre genevois des finances, le libéral Olivier Vodoz. Mettant l’accent sur la différence de sévérité à l’égard des fraudeurs entre Genève et Vaud, un responsable de l’Adminis-tration fédérale des contributions explique la plus grande tolérance gene-voise par « une volonté politique. […] Les Vaudois appliquent les lois jusqu’au bout, le Genevois est davantage prêt à faire des arrangements. À Genève, on peut mieux discuter. »

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Du coup, le patronat vaudois utilise cette différence. Sou-lignant que dans le reste de la Suisse romande, on a « agi plus modérément que les Vaudois », stigmatisant le fisc du canton de Vaud, accusé tour à tour d’ « arrogance », de « chasse aux sorcières », de pousser les chefs d’entreprise

« de la faillite au divorce, voire au suicide », attaquant violemment et nommé-ment certains fonctionnaires fiscaux, une des publications qui lui est liée exige l’abandon de « l’inquisition fiscale ».

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Et pour donner du poids à la plaidoirie, on fait planer la traditionnelle menace de délocalisation :

«… avant d’établir son siège social en terre vaudoise, mieux vaut réfléchir… »

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, est-il conclu.

1. Cf. notamment le NQ du 13 janvier 1995.

2. Cité dans le NQ, 12 avril 1995.

3. Cité dans ibid.

4. PME Magazine, janvier-février 1994.

5. Ibid.

Autre biais par lequel la fraude se trouve favorisée par le fédéralisme fiscal, les fiscs cantonaux n’ont guère intérêt à se communiquer entre eux les informations sur les contribuables. Même si elles obtiennent des rensei-gnements utiles sur une entreprise sise dans un autre canton parce qu’elle est en relation d’affaires avec une société domiciliée dans leur canton, les autorités fiscales de ce dernier hésiteront à les transmettre puisqu’elles ne serviront qu’au canton recevant.

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À cela s’ajoute que, pour reprendre les termes d’un inspecteur fédéral,

« les services fiscaux cantonaux sont des peaux de chagrin, ils sont souvent sous-équipés pour leurs enquêtes sur le terrain. »

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De fait, dans maints cantons, les organes de révision fiscale sont si peu développés qu’une entreprise ou un indépendant ne court même pas le risque d’être contrôlé une fois par géné-ration. Dans le canton de Vaud, selon les derniers chiffres à disposition, qui portent sur l’année 1991, la probabilité d’une entreprise ou d’un indépen-dant de subir un contrôle s’élève à 0,3 %.

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Or, relèvent deux experts fiscaux,

« lorsqu’une grande entreprise est contrôlée seulement chaque dix ou quinze ans, il est évident que la crainte du contrôle fiscal s’estompe ou même disparaît »; en effet, soulignent les deux experts, même « si, vingt ans plus tard, le fisc, à la suite d’un contrôle, impose des reprises importantes d’impôt, la somme à payer n’atteindra jamais le montant correspondant aux impôts éludés antérieurement. »

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Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant que les poursuites enga-gées pour cause de présomption de fraude fiscale soient extrêmement rares. Au début des années 1990, dans le canton de Zurich qui compte 700000 contribuables, seules sept cents poursuites par année en moyenne sont engagées. Le taux s’élève donc à un pour mille. Mais Zurich est un canton encore relativement actif. Dans le canton de Berne, sur 600000 pro-cédures de taxation, le juge d’instruction n’est appelé à intervenir, en moyenne, que… dix fois par an. L’hebdomadaire économique qui révèle ces chiffres attribue le sous-développement des appareils fiscaux canto-naux, et le laxisme qui s’ensuit, aux «… efforts des cantons pour se prendre les uns aux autres les contribuables riches en créant un climat fiscal aussi clément que possible. »

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Aussi les fonctionnaires fiscaux cantonaux hésitent-ils eux-mêmes à demander des renforts afin d’accroître les contrôles, tant ils crai-gnent le départ des contribuables dans un autre canton ou à l’étranger, et tant ils sont désabusés quant aux chances politiques de faire passer un tel renforcement.

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1. Sur ce point, cf. A. Hofer, La fraude…, op. cit., pp. 119-120.

2. Cité dans L’Hebdo, 23 avril 1992.

3. Cf. le Bulletin des séances du Grand Conseil du canton de Vaud, Lausanne, 1991, p. 1464.

4. A. Margairaz/R. Merkli, La fuite devant l’impôt…, op. cit., p. 103.

5. CASH, 25 août 1995.

6. Cf. L’Hebdo du 23 avril 1992.

En outre, la politique d’austérité et du « moins d’État » menée par les partis bourgeois n’épargne pas les appareils fiscaux, au contraire. Dans le canton de Genève, l’Administration fiscale a perdu 16 % de ses postes entre 1989 et 1994. Dès lors, tirant le bilan de son activité à la veille de son départ pour une banque privée — tout un symbole — le Directeur de cette Administration se déclare « amer », car explique-t-il, « on ne nous donne pas les moyens de réaliser [nos] tâches. »

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Même chose dans le canton de Berne où, en dépit de la faiblesse manifeste de l’administration fiscale, celle-ci s’est vu amputer de 34 postes pour la seule année 1994.

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Mais le problème ne se situe pas seulement sur le plan quantitatif : « Il y a un certain nombre de personnes qui connaissent toutes les ficelles du droit, on a de la peine à les suivre »

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relève un autre fonctionnaire, lui aussi amer. En effet, les cantons éprouvent de grandes difficultés à former et surtout à garder des réviseurs qualifiés. Après quelques années, beaucoup de ces derniers passent au privé qu’ils font bénéficier de leurs connaissances acquises, dans le public, en matière d’évasion et de fraude fiscales. La fluidité de ce passage s’expli-que, certes, par les salaires nettement plus élevés offerts par les cabinets fi-duciaires. Mais il tient probablement aussi à la relative impuissance à la-quelle sont condamnés les fonctionnaires du fisc, en raison notamment du fédéralisme fiscal. Impuissance qui, on vient d’en voir deux exemples, en-traîne un fort sentiment de découragement et d’amertume.

3.3.3 Faiblesse de la redistribution opérée par l’État et