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L’État social helvétique en comparaison internationale

en comparaison internationale

Dans son manifeste programmatique de la fin 1991, déjà maintes fois mentionné, le Vorort écrit que « les prestations sociales sont en Suisse bien dé-veloppées si on les compare à celles d’autres pays, […] si dédé-veloppées même qu’el-les en sont venues à excéder qu’el-les possibilités de l’économie, à réduire le goût pour le travail… »; en effet, explique le Vorort, « on voulait construire un système de sécurité sociale perfectionné, mais on a exagéré et pas su discerner que […] les prélèvements découragent ceux qui ont à les payer de bien travailler, et les bénéfi-ciaires de redistributions en deviennent moins aptes à produire. La politique so-ciale aboutit donc fatalement à réduire la capacité économique. »

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Depuis plusieurs années, de telles diatribes font florès en Suisse. Elles s’intègrent dans une large offensive menée par les milieux économiques et leurs représentants contre l’État social, accusé d’être à l’origine d’un nombre de maux dont la liste ne semble connaître d’autre limite que l’ima-gination de ses détracteurs. « Aujourd’hui, — tonne G. Richterich, le Prési-dent de l’UCAP, en janvier 1994 — sur cent francs gagnés en Suisse, vingt-cinq sont absorbés par la sécurité sociale. […] La capacité concurrentielle de notre industrie d’exportation, déjà très menacée, s’en [trouve] fragilisée […].

Empêchons l’État social d’enfler démesurément! ».

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« Le poids total des charges sociales atteint les limites du supportable »

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déclare en février 1994 le Direc-teur de la même organisation patronale. « La Suisse appartient du point de vue des dépenses sociales […] au groupe de tête des pays européens »

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affirme au même moment la NZZ. Qui ne craint pas d’assurer que « l’État social […]

représente une impasse du tout au tout », notamment parce qu’ « en faisant le 1. Pour une Suisse…, op. cit., pp. 116-117.

2. JAP, 20 janvier 1994, pp. 77-78.

3. Propos rapportés par la NZZ, 4 février 1994.

4. NZZ, 4 février 1994.

bonheur des gens malgré eux, il constitue un danger pour la liberté [die wohl-fahrtsstaatlichen « Beglücker » stellen eine Gefahr für die Freiheit dar]. »

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« La crise actuelle de l’État fiscal n’est rien d’autre que l’expression, visible, des exigences exagérées que l’État providence pose à l’État fiscal »

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diagnostique en août 1994 le Professeur Walter Wittmann. Quant au second Livre blanc, il affirme au début 1996 : «…les œuvres sociales touchent aux limites de leurs ca-pacités financières. […] L’augmentation des cotisations et des impôts nécessaires au financement des dépenses sociales affaiblit la capacité concurrentielle de nos entreprises et l’attractivité de la place économique suisse. »

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Qu’en est-il dans la réalité? Ce qui existe d’État social en Suisse met-il réel-lement en danger la compétitivité de l’économie helvétique, minant ainsi ses propres bases? Il faut relever que ce qui a déjà été dit plus haut à propos des liens entre fiscalité et capacité concurrentielle est à nouveau valable ici. Je ne vais donc pas y revenir, mais me contenter de comparer brièvement la situa-tion helvétique avec celle des pays économiquement développés.

Une recherche menée récemment par deux pionniers, le Professeur Pierre Gilliand et Stéphane Rossini, mesurant enfin (la France publie de telles mesures depuis 1958, l’Allemagne depuis 1966…) les dimensions réelles de l’État social en Suisse, permet de se faire une idée à ce sujet.

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Pour pouvoir procéder à une comparaison internationale, cette étude établit, en utilisant les mêmes critères que ceux des pays membres de la Communauté européenne, le montant des dépenses dites de protection sociale. Celles-ci sont calculées de façon assez extensive. Elles comprennent, déduction faite des comptes à double et des transferts entre institutions, les dépenses des assurances sociales — en Suisse, l’assurance-vieillesse et survivants, l’assu-rance-invalidité, l’assurance-maladie, l’assurance-chômage, la prévoyance professionnelle (2e pilier) —, les dépenses sociales de l’État (contributions aux assurances sociales, à l’assistance sociale, à la construction de loge-ments, à la santé, les allocations familiales, etc.), et enfin les dépenses des assurances privées, dans le domaine de la maladie et de l’accident, lorsqu’elles correspondent à des prestations rendues obligatoires par la loi.

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Cela fait, l’étude procède à une comparaison pour l’année 1993, année la plus récente pour laquelle des données statistiques complètes sont dis-1. NZZ, 19 mai 1995.

2. JAP, 4 août 1994, p. 747.

3. D. de Pury et al., Ayons le courage…, op. cit., p. 61.

4. Cf. Pierre Gilliand/Stéphane Rossini, Le budget social de la Suisse, Lausanne, 1995; ainsi que La protection sociale en Suisse. Recettes et dépenses, 1948-1997. Com-paraisons avec les pays de l’Union européenne, Lausanne, 1997.

5. Sur la définition des dépenses de protection sociale et l’élaboration des statisti-ques, cf. P. Gilliand/S. Rossini, Le budget social…, op. cit., pp. 32-96. Pour établir une comparaison internationale, le niveau des dépenses constitue un indicateur particulièrement pratique. Mais il faut garder à l’esprit que les divers aspects qualitatifs de l’État social ne se reflètent qu’imparfaitement dans cet indicateur.

ponibles. Les résultats sont significatifs. En Suisse, la quote-part au PIB des dépenses de protection sociale s’élève à 27 %. Elle est inférieure à la quote-part moyenne pondérée des douze pays alors membres de l’Union euro-péenne, qui atteint 28,8 %; elle est en particulier nettement inférieure à celle de pays comme la France (30,9 %), l’Allemagne (31 %), le Danemark (33,2 %) ou encore les Pays-Bas (33,6 %). Les années 1994 et 1995 ne sem-blent pas modifier cette situation : selon les données déjà disponibles, la Suisse devrait rester en dessous de la moyenne européenne.

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Mais il y a plus important encore. De façon générale, le niveau des dé-penses de protection sociale est étroitement corrélé avec le degré de ri-chesse des différents pays. Comme le montrent P. Gilliand et S. Rossini,

« la tendance est nette : plus un pays est riche (mesuré en PIB par habitant), plus il peut et tend à consacrer des montants importants à la protection sociale. »

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Or, la Suisse est précisément l’un des deux pays les plus riches d’Europe : son PIB par habitant est, à parité de pouvoir d’achat, plus de 30 % au-dessus de la moyenne européenne. La Suisse constitue donc (avec le Luxem-bourg) la seule exception à la règle énoncée ci-dessus. La prise en compte du facteur de la richesse fait ressortir avec encore davantage d’acuité la fai-blesse des dépenses de protection sociale en Suisse.

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1. Cf. P. Gilliand/S. Rossini, La protection sociale…, op. cit., pp. 144 et 149.

2. Ibid., p. 148.

3. L’étude de P. Gilliand et S. Rossini ne fournit pas de comparaison internatio-nale sur la quote-part des recettes de protection sociale. On pourrait donc objec-ter que, ne prenant en compte que les dépenses et non les recettes, elle fait apparaître l’État social helvétique plus maigre qu’il n’est. En effet, en Suisse, les recettes de protection sociale dépassent clairement les dépenses. Cette situation est due au fait que les revenus de la prévoyance professionnelle (2e pilier), soit environ 43 milliards en 1993, sont beaucoup plus élevés que les rentes payées, soit 18 milliards. Une telle objection ne semble toutefois ni pertinente ni de na-ture à infirmer les conclusions de l’étude sur la faiblesse de l’État social en Suisse. D’une part, il paraît difficile de considérer la fraction des recettes des caisses de pension dépassant leurs dépenses, soit 25 milliards, comme partie in-tégrante de la protection sociale. Du point de vue de l’économie nationale, cette fraction a beaucoup plus le caractère d’une épargne forcée. D’autre part, même si on rejette l’argument précédent et qu’on considère donc qu’il faut prendre en compte non pas les dépenses mais les recettes de la prévoyance professionnelle pour parvenir à la vraie mesure de l’État social, il faut partir du fait que sur les 43 milliards de recettes en 1993, les cotisations proprement dites ne fournissent que 23 milliards environ. Un montant de 20 milliards provient d’autres sour-ces, pour l’essentiel (17 milliards) du placement des capitaux des caisses de pension, et ne correspond donc pas à des charges pesant sur les cotisants. La différence de 5 milliards environ entre les rentes payées et les cotisations repré-sente 1,5 % du PIB suisse de 1993. Si l’on ajoute ces 1,5 % à la quote-part de pro-tection sociale telle que calculée par P. Gilliand et S. Rossini (27 %), on obtient une quote-part de 28,5 %, égale grosso modo à la moyenne de l’Union euro-péenne (28,8 %); cf. P. Gilliand/S. Rossini, La protection sociale…, op. cit., p. 118.

Quittons maintenant cette étude et prenons un autre critère de compa-raison : les cotisations de sécurité sociale versées directement par les sala-riés et par les employeurs (sans les versements aux caisses de retraite). En 1994, celles-ci représentent 7,5 % du PIB en Suisse, contre 8,8 % en moyenne (non pondérée) pour les 24 « anciens » pays membres de l’OCDE. Le niveau en Suisse est donc à nouveau inférieur à ce qu’il est dans les pays économiquement comparables.

Il est intéressant d’affiner l’analyse en distinguant ces cotisations selon leur provenance. On constate ainsi que celles qui sont versées par les sala-riés représentent, toujours en 1994, 3,8 % du PIB en Suisse, contre 3,2 % pour l’OCDE. La situation s’inverse lorsqu’on envisage celles versées par les employeurs : elles constituent 3,7 % du PIB en Suisse, contre 5,8 % pour l’OCDE. En Suisse, la part des employeurs est moins élevée que celle des salariés, alors que l’inverse est vrai dans l’OCDE; en outre, la part des em-ployeurs est particulièrement faible en comparaison internationale.

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Attachons-nous encore quelques instants à la part assumée par les em-ployeurs. Une étude publiée en juin 1994 par l’Union de Banques Suisses explique en effet que celle-ci est « d’un intérêt fondamental lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la compétitivité d’un pays sur le plan international. »

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Or, cette étude montre que la somme des cotisations de sécurité sociale versées par les employeurs, y compris cette fois-ci pour les caisses de pension, est faible en Suisse. En 1991, elle s’élève à 15 % du montant total des salaires revenant aux ménages. Parmi les sept autres pays envisagés, seul le Royaume-Uni (14 %) connaît une proportion — très légèrement — infé-rieure. Dans les six restants — Pays-Bas (17 %), Japon (17 %), États-Unis (21 %), Allemagne (23 %), Italie (37 %) et France (38 %) — les versements effectués par les employeurs sont plus élevés, souvent de manière consi-dérable.

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En conclusion, il est donc pour le moins difficile d’admettre que la dimen-sion de l’État social en Suisse ainsi que son mode de financement puissent constituer un handicap sur le plan de la compétitivité internationale, comme le prétendent les milieux d’affaires. Ceux-ci bénéficient bien plutôt d’une situation avantageuse. D’ailleurs, si les plaintes de ces milieux corres-pondaient à la réalité, leur attitude politique deviendrait incompréhensible : ne refusent-ils pas obstinément d’appuyer la ratification de l’adhésion de la Suisse à la Charte sociale européenne (dont sont membres la grande majo-rité des pays européens) parce qu’une telle adhésion impliquerait, selon les termes mêmes du Directeur de l’UCAP, « le devoir inacceptable de développer et 1. Cf. OCDE, Statistiques des recettes publiques des pays membres de l’OCDE 1965-1995, op. cit., pp. 82-83; cf. également Hans Baumann, « Sozialabbau, Sozial-dumping und Verteilungspolitik », Widerspruch, No 27, juin 1994, pp. 79-87.

2. Notices économiques de l’UBS, juin 1994, p. 4.

3. Cf. ibid., p. 8.

de compléter le système social »

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helvétique? Au terme d’une étude consacrée au financement de la sécurité sociale en Suisse telle qu’elle se présente au milieu des années 1990, un chercheur aboutit à une conclusion semblable :

« La Suisse se situe toujours, et indépendamment des problèmes de méthode relatifs aux comparaisons internationales, plutôt en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE ou de l’Union européenne. […] Aussi, affirmer que la limite maximale de prélèvement est déjà atteinte et qu’une éventuelle hausse des cotisations sociales conduirait à la ruine de l’économie suisse relève plus du mot d’ordre politique que d’une analyse objective. »2