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La pérennité du fédéralisme

Il est difficile de comprendre la politique financière en Suisse sans dire quelques mots d’une particularité du système politique helvétique qui joue, à cet égard, un rôle crucial : le fédéralisme. En effet, depuis la création de la Confédération en 1848 jusqu’à aujourd’hui, l’organisation de l’État a conservé en Suisse, une structure fortement fédéraliste. Autrement dit, une structure se caractérisant par le fait que les niveaux régionaux (can-tons) et locaux (communes) de gouvernement gardent des compétences étendues vis-à-vis du gouvernement central.

Cela signifie que toute une série de tâches qui, dans la plupart des autres pays, sont prises en charge par l’État central restent en Suisse totalement ou partiellement du ressort des cantons et des communes. Cette organisation fédéraliste se traduit par d’importantes conséquences sur le plan financier.

Une comparaison internationale le montre clairement. Ainsi, en Suisse, la part des dépenses de la compétence du gouvernement central — le Conseil fédéral — dans l’ensemble des dépenses effectuées par les différents éche-lons gouvernementaux (gouvernement central + autorités régionales + autorités locales) demeure relativement faible. En 1975, elle s’élève à 36 % contre environ 68 % en Angleterre, 67 % au Danemark, en Norvège ou encore en Italie, 59 % en Suède et 55 % en Autriche.

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1. Cf. P. Flora et al., State…, op. cit. Vol. 1, pp. 355-440. Ces ratios doivent être con-sidérés avec une certaine prudence dans la mesure où ils sont calculés à partir de données qui ne sont pas pleinement comparables. Toutefois, ce qui importe ici n’est pas de viser la plus grande précision possible mais de fournir des or-dres de grandeur. La proportion donnée pour la Suisse n’est pas comparable à celle figurant dans le tableau 1 qui suit, car les bases de calcul sont différentes.

De même, cantons et communes gardent une large autonomie dans le domaine des recettes. Si l’on compare, en Suisse et dans les autres pays, la proportion des recettes fiscales prélevées par le gouvernement central dans le total des recettes fiscales (sans les cotisations de sécurité sociale), cela saute aux yeux. En 1994, cette part s’élève à 42 % en Suisse, contre plus de 90 % dans des pays comme l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Italie ou la Bel-gique, plus de 70 % en France, en Espagne, en Norvège, ou encore en Autriche, et plus de 60 % au Danemark ou au Japon. Elle est également nettement inférieure à celle d’autres pays dont l’organisation politique est pourtant aussi fédéraliste, comme les États-Unis (55 %) ou l’Allemagne (52 %). À vrai dire, la Suisse présente la proportion la plus faible de tous les pays recensés par l’OCDE.

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Il est également intéressant de mesurer l’importance du fédéralisme sous un autre angle, comme le font les tableaux 2 et 3, en suivant l’évolu-tion du poids financier relatif des trois échelons de gouvernement sur la longue durée, aussi bien du côté des dépenses que de celui des recettes.

Tableau 2 Part de chacun des échelons politiques dans le total des dépenses brutes (1850-1995, en %)

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1. Les chiffres ont été calculés par mes soins à partir des données fournies par la publication de l’OCDE, Statistiques des recettes publiques des pays membres de l’OCDE 1965-1995, Paris, 1996, p. 208.

Confédération Cantons Communes

1850 8 45 47

1913 22 40 38

1950 38 34 28

1960 35 37 27

1970 32 39 28

1980 31 39 29

1990 31 40 29

1995 31 40 29

2. Pour 1850 et 1913, cf. P. Flora et al., State…, op. cit., pp. 434-435. Pour la période 1950-1995, calculé par mes soins à partir des données fournies par la publication : Administration fédérale des finances, Finances publiques en Suisse 1995, Berne, 1997, pp. 2-3. Pour des raisons de comparaison historique, j’ai été obligé de partir des dépenses brutes, ce qui introduit un certain biais dans les résultats puisque les doubles imputations n’ont pas été éliminées. Si cela avait été le cas, la part de la Confédération serait légèrement plus forte, surtout à par-tir des années 1950, mais l’évolution dans le temps de l’ensemble resterait la même; sur ce dernier point, cf. Kurt Nüssli, Föderalismus in der Schweiz. Kon-zepte, Indikatoren, Daten, Grüsch, 1985, pp. 196-212.

Tableau 3 Part de chacun des échelons politiques dans le total des recettes brutes, fiscales et non fiscales (1913-1995, en %, sans les cotisations de sécurité sociale)

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Ces deux tableaux confirment la continuité sur le long terme d’une structuration étatique marquée par le fédéralisme. Certes, l’attribution de compétences accrues à la Confédération durant la seconde moitié du XIXe siècle, en particulier après la révision constitutionnelle de 1874, se re-flète dans le mouvement de centralisation financière perceptible entre 1850 et 1913, mais ce mouvement reste confiné dans d’étroites limites. À la veille du premier conflit mondial, seul un cinquième des dépenses publiques sont effectuées par l’État central.

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Sous l’influence des deux guerres mon-diales, ce mouvement de centralisation se poursuit, s’accélérant même quelque peu. En 1950, une proportion grosso modo de deux cinquièmes des dépenses et recettes publiques totales est du ressort du gouvernement cen-tral. Par la suite cependant, le mouvement s’inverse et le fédéralisme semble regagner du terrain.

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C’est en tout cas ce qui se manifeste sur le

Confédération Cantons Communes

1913 21 45 34

1950 42 32 26

1960 40 33 27

1970 34 39 27

1980 30 39 31

1990 31 39 30

1995 29 40 30

1. À ma connaissance, il n’existe pas de données sur les recettes totales des commu-nes avant la Première Guerre mondiale. Je dispose d’un montant pour 1914 con-cernant l’ensemble des communes suisses (cf. « Enquête sur la situation financière en 1919 », Bulletin de statistique suisse, Berne, 1920, pp. 42-43), mais l’année 1914 in-troduit un fort biais car, en raison du conflit, les recettes fédérales subissent une di-minution considérable. J’ai donc procédé à une estimation des revenus totaux des communes pour 1913 à partir de ce montant pour 1914 et d’un montant donné pour 1913 mais ne comprenant que les 28 plus grandes communes de Suisse (cf. le Bulletin mensuel de la Société de Banque Suisse de novembre 1925, p. 318). Pour les données à partir de 1950, cf. Administration fédérale des finances, Finances publi-ques…, op. cit., pp. 2-3. Il s’agit également des recettes brutes; les remarques faites à ce propos à la note précédente s’appliquent donc ici aussi.

2. À la même époque, cette part est de 55 % en Angleterre, 52 % en Suède, 51 % en Norvège et 34 % en Allemagne; cf. P. Flora et al., State…, op. cit., pp. 355-445.

3. C’est également la conclusion à laquelle parviennent K. Nüssli, Föderalismus…, op. cit., pp. 348-360; Yves Fluckiger/Alain Schönenberger, « Le fédéralisme fi-nancier en Suisse », Revue française de Finances publiques, Vol. 20, 1987, pp. 80-82; Hans Peter Fagagnini, Föderalistischer Aufgabenverbund in der Schweiz, Bern/

Stuttgart, 1991, p. 115, et Katrin Cornevin-Pfeiffer, « La dynamique du fédéra-lisme suisse », in L. Weber et al., Les finances…, op. cit., p. 192.

plan financier : au début des années 1990, cette proportion ne s’élève plus qu’à un tiers, retrouvant un niveau qui n’est plus très éloigné de celui du début du XXe siècle. En résumé, on peut donc dire que si les tendances centralisatrices apparaissent indéniables, en particulier entre 1850 et 1950, la caractéristique marquante de l’organisation étatique en Suisse réside bien dans le maintien d’une structure fortement fédéraliste.

C’est la combinaison d’une série de facteurs qui explique la pérennité d’une telle structure. Il y a d’abord plusieurs facteurs très influents sur les-quels il n’est cependant pas besoin d’insister tant ils sont pris et repris dans la littérature traditionnelle relative au fédéralisme : le poids de l’hé-ritage historique, la diversité de la Suisse sur le plan linguistique et reli-gieux, les différences de cultures politiques. Il y a ensuite un facteur beau-coup moins souvent évoqué mais tout aussi important : l’expérience de la fonction intégratrice du fédéralisme. En effet, si les milieux d’affaires des cantons industrialisés, d’orientation centralisatrice, voient leur poids socio-économique croître rapidement à partir du milieu du XIXe siècle, ils prennent progressivement conscience qu’une organisation institution-nelle fédéraliste concourt efficacement au maintien de la stabilité politique de la Suisse. En effet, le système fédéraliste a pour conséquence de seg-menter les mouvements oppositionnels par localités et par régions, de rendre ainsi plus difficile leur articulation politique à un niveau central en accroissant les contradictions en leur sein, et finalement de faciliter leur in-tégration dans le cadre de l’ordre politique existant.

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Aux yeux de l’élite économique, de telles qualités se révèlent déjà très utiles durant la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsqu’il s’agit de surmon-ter les problèmes et les blocages dus à l’opposition des conservateurs-catho-liques. Mais elles deviennent encore plus importantes à partir du tournant du siècle, en présence du développement rapide d’un mouvement ouvrier combatif. Inquiète face à la menace socialiste, cette élite se montre alors encore davantage soucieuse de préserver la dimension décentralisée du régime politique suisse, d’autant plus qu’une telle orientation lui permet de se faire des milieux fédéralistes des alliés plutôt que des adversaires.

1. Sur le fédéralisme en Suisse, cf. par exemple Hans Ulrich Jost, « Politisches Sys-tem und WahlsysSys-tem der Schweiz unter dem Aspekt von Integration und Legitimität », Annuaire suisse de Science politique, 1976, pp. 203-219, et « Culture politique et mouvement ouvrier en Romandie au XIXe siècle », in P. Du Bois (Dir.), Union et division des Suisses, Lausanne, 1983, pp. 43-63; Claire et François Masnata-Rubattel, Le pouvoir suisse. Séduction démocratique et répression suave, Paris, 1978, pp. 140-149; Ronan Paddison, The Fragmented State : the Political Geography of Power, Oxford, 1983, pp. 128-133. Sur les effets du fédéralisme de manière générale, cf. notamment Robert T. Golembiewski/Aaron Wildavsky, The Costs of Federalism. In Honor of James W. Fesler, New Brunswick/London, 1984, pp. 55-62.

À cela s’ajoute bientôt l’expérience de la Première puis de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, durant le premier conflit en particulier, l’orga-nisation fédéraliste de la Suisse a constitué un des éléments importants qui ont contribué à ce que la Confédération n’abandonne pas, tout au moins formellement, sa politique de neutralité pour se ranger dans le camp d’un des belligérants, choix qui s’est avéré dans les deux cas extrêmement bé-néfique à la fois sur le plan économique et politique.

Les facteurs qui ont été mentionnés jusqu’ici jouent un rôle central. Mais à côté d’eux, il en existe encore un qui se situe précisément dans la sphère qui nous intéresse, celle des finances publiques. La préservation d’une large autonomie des échelons cantonaux et communaux de gouvernement dans la détermination de leurs revenus présente de considérables avanta-ges du point de vue des milieux patronaux, y compris pour la grande bourgeoisie d’affaires dont l’horizon économique dépasse depuis fort longtemps les frontières cantonales, et même nationales. Il me paraît né-cessaire d’insister sur cet aspect que l’on désigne généralement sous le nom de fédéralisme fiscal. D’une part, il n’en est quasiment jamais fait mention, du moins sous une forme thématisée, dans la littérature tradi-tionnelle relative au fédéralisme. D’autre part, comme je l’ai dit en intro-duction à ce chapitre, il est indispensable de bien comprendre les enjeux soulevés par le fédéralisme fiscal pour saisir la politique financière fédé-rale.