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Le poids des impôts directs est-il insupportable?

Le troisième reproche essentiel des milieux de l’économie et de leurs re-présentants aux finances suisses s’adresse à la structure de la fiscalité hel-vétique. Plus précisément au poids, estimé démesuré, des impôts directs, ceux qui portent sur le revenu et la fortune, par rapport aux impôts indi-rects, qui portent eux sur la consommation. Le premier Livre blanc de F. Leutwiler et consorts affirme en 1991, nous l’avons déjà vu, que «…le poids comparativement élevé des impôts directs par rapport à celui de la fiscalité indirecte représente, à long terme, un handicap potentiel pour les entreprises suis-ses face à la concurrence étrangère. »

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Dans son propre manifeste, le Vorort prétend que « par le biais des impôts directs, les revenus moyens et élevés des personnes physiques sont lourdement imposés si nous effectuons une comparaison internationale; […] cela réduit indéniablement toute envie de faire un effort. »

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Le Professeur W. Wittmann partage le même avis. En août 1994, il écrit que

« la part des impôts directs a […] continuellement augmenté depuis les années 1960. Ce système fiscal affaiblit l’épargne et les investissements et ménage la con-sommation. Du point de vue « incitatif » [anreizmässig], il est donc faux. »

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Quant à la NZZ, elle dénonce avec d’autant plus de virulence la «…part ex-trêmement élevée, en comparaison internationale, des impôts directs […] en Suisse » qu’elle considère que «…la progressivité des impôts [directs] […] est très prononcée dans notre pays. […] De sorte que ces derniers n’incitent pas à fournir un effort et ne sont pas justes du point de vue de l’effort fourni [sind damit weder leistungsfördernd noch leistungsgerecht]. »

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Au début de 1996, le deuxième Livre blanc répète qu’« au regard de la compétitivité et de 1. NZZ, 28 avril 1994.

2. Pascal Mahon, « Le financement de la sécurité sociale en Suisse », Cahiers gene-vois et romands de sécurité sociale, No 14, 1995, p. 93.

3. F. Leutwiler et al., La politique économique…, op. cit., p. 12.

4. Pour une Suisse compétitive…, op. cit., pp. 40-41.

5. JAP, 4 août 1994, p. 750.

6. NZZ, 24-25 décembre 1994.

la motivation au travail, les impôts directs absorbent en Suisse une part trop im-portante du revenu global. »

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En Suisse, dans la seconde moitié des années 1950, l’imposition directe (impôts sur le revenu/bénéfice et la fortune/capital des personnes physi-ques et juridiphysi-ques + cotisations de sécurité sociale) fournissait une part de l’ordre de 65 % de la somme totale des prélèvements obligatoires effectués par la Confédération, les cantons et les communes, alors que les impôts in-directs (impôts sur la consommation) en pourvoyaient environ 35 %. Au milieu des années 1990, ces parts respectives atteignent grosso modo 80 % et 20 %.

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Il est donc incontestable qu’il y a eu déplacement, au cours de ces qua-rante dernières années, de la fiscalité indirecte vers la fiscalité directe. Il est non moins vrai que la proportion des impôts directs dans l’ensemble des recettes fiscales de l’État est comparativement élevée en Suisse. Dans la grande majorité des pays économiquement développés, l’imposition di-recte contribue nettement moins, et l’indidi-recte nettement plus, aux res-sources fiscales.

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Cela signifie-t-il pour autant que la charge des impôts di-rects soit particulièrement pesante en Suisse, au point de décourager l’épargne et l’investissement, et ainsi de menacer la compétitivité de l’éco-nomie helvétique?

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À cet égard, il faut commencer par rappeler une fois encore ce qui a déjà été signalé plus haut : il n’existe pas de lien immédiat, direct et univoque entre la fiscalité et la capacité concurrentielle, cela étant vrai aussi bien pour le niveau de l’imposition que pour sa structure interne. Abordant ce problème, un article publié en novembre 1994 par la Société de Banque Suisse arrive d’ailleurs à la conclusion que «…du point de vue scientifique, il n’ [est] guère possible de définir un équilibre idéal entre les impôts directs et indirects… ».

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Ensuite, quelques comparaisons internationales sont à nouveau éclai-rantes. En 1995, le montant global des impôts sur le revenu des personnes physiques (sans les cotisations de sécurité sociale) et les bénéfices des per-sonnes morales ainsi que des impôts sur le patrimoine (fortune et capital) représente 15,1 % du PIB en Suisse. Cette quote-part est inférieure à la 1. D. de Pury et al., Ayons le courage…, op. cit., p. 38.

2. Cf. OCDE, Statistiques des recettes publiques des pays membres de l’OCDE 1965-1995, op. cit., pp. 188 et 195.

3. Dans l’OCDE, au milieu des années 1990, l’imposition de la consommation four-nit en moyenne entre 30 % et 35 % des recettes fiscales totales, contre, rappelons-le, environ 20 % en Suisse; cf. ibid., p. 77.

4. À noter qu’avec cette question, on rejoint en partie la problématique du

« psychological breaking-point » de l’imposition, déjà discutée auparavant (cf.

le chapitre 2.3.2.).

5. Société de Banque Suisse, Le Mois économique et financier, novembre 1994.

moyenne (non pondérée) des « anciens » pays membres de l’OCDE, qui s’élève à 16,7 %. Si l’on ajoute les cotisations de sécurité sociale, la quote-part de la Suisse (28,1 %) dépasse celle de l’OCDE (26,5 %), mais elle reste inférieure à celle de la Communauté européenne (28,5 %).

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Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’imposition directe des entreprises.

On a déjà vu qu’elle semble assez avantageuse en Suisse. Examinons donc l’imposition du revenu des personnes physiques. En commençant par comparer, pour l’année 1994, ce qu’un salarié travaillant dans l’industrie manufacturière, marié avec deux enfants et disposant d’un salaire égal au salaire moyen des salariés en cause (en Suisse, 4900 francs par mois en 1994) doit verser au total comme impôt sur le revenu et comme cotisations de sécurité sociale, compte tenu des principales déductions fiscales. Ex-primé en pourcentage du salaire brut, ce versement s’élève à 16 % en Suisse. Une telle charge se situe au bas de l’échelle : seuls cinq pays (le Por-tugal, l’Espagne, le Luxembourg, le Japon et l’Islande) parmi les 24

« anciens » pays membres de l’OCDE connaissent une pression fiscale moins forte sur cette catégorie de contribuables.

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Une étude publiée en décembre 1996 par l’hebdomadaire anglais The Economist va dans le même sens.

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Examinant d’abord quelle est la hauteur maximale atteinte en 1996, dans 16 pays économiquement développés, par le taux d’imposition marginal sur le revenu, elle montre que seuls trois pays connaissent un taux maximal inférieur au taux suisse : la Grande-Bretagne, Singapour et Hong-Kong. À ce propos, il faut relever qu’une en-quête parue en 1993 avait déjà indiqué que, relativement à treize autres pays comparables, la progressivité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques était particulièrement modérée en Suisse, y compris pour les re-venus élevés et très élevés.

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L’étude publiée par The Economist compare ensuite, dans les mêmes 16 pays, l’imposition directe (impôt sur le revenu, compte tenu des principa-les déductions fiscaprincipa-les + cotisations de sécurité sociale) frappant, en 1996, un couple marié avec deux enfants, pour trois tranches différentes de sa-laire, ajustées de manière à ce qu’elles correspondent à un pouvoir d’achat plus ou moins équivalant dans chacun des pays. Pour la tranche de salaire brut équivalent à un pouvoir d’achat d’à peu près 40000 francs par année, deux pays connaissent une charge inférieure à celle de la Suisse : le Luxem-1. Cf. OCDE, Statistiques des recettes publiques des pays membres de l’OCDE 1965-1995, op. cit., pp. 77 et 188. Ces statistiques ne comprennent pas les versements aux caisses de pension.

2. Cf. OCDE, La situation des ouvriers au regard de l’impôt et des transferts sociaux 1991-1994, Paris, 1995, pp. 52 et 99. Pour la Suisse, c’est la ville de Zurich qui a été prise comme référence.

3. Il s’agit d’une étude réalisée par la société Price Waterhouse, cf. The Economist, 21 décembre 1996.

4. Cf. ibid., 13 mars 1993.

bourg et Hong Kong. Si le salaire brut se monte à l’équivalent d’environ 80000 francs par an, trois pays se montrent plus indulgents que la Suisse : Singapour, le Japon et Hong Kong. Enfin, si l’on passe à un salaire brut cor-respondant à peu près à 200000 francs par an, la situation reste exactement pareille. Seuls les mêmes trois pays présentent un taux d’imposition moyen inférieur au taux en Suisse. Atteignant près de 35 %, ce dernier est considé-rablement plus faible qu’en Allemagne ou en Italie (43-44 %), sans parler des Pays-Bas (51 %), de la Suède (52 %) ou de la Belgique (57 %).

L’image qui se dégage est donc que l’imposition directe est clémente en Suisse, y compris lorsque l’on monte dans l’échelle des revenus. À cela, il faut ajouter que cette image est biaisée dans la mesure où l’étude prend pour référence, en ce qui concerne la Suisse, un contribuable établi à Ge-nève. En effet, les impôts prélevés dans cette ville se caractérisent par le fait qu’ils sont précisément parmi les plus lourds de Suisse pour les reve-nus élevés. Si l’étude en question avait choisi un contribuable résidant à Zurich, les résultats auraient été sensiblement différents. Pour un salaire brut de 200000 francs par an, on peut estimer que la Suisse aurait encore gagné un rang et que seuls Singapour et Hong-Kong seraient apparus plus indulgents.

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Ce classement est confirmé par une autre étude. Portant sur 10 grandes villes européennes en 1993, celle-ci montre que c’est à Zurich que l’impo-sition directe est la plus faible pour un couple marié avec un enfant et dis-posant d’un revenu net élevé, soit de 100000 francs par année. L’avantage par rapport à Paris est minime, mais il est considérable vis-à-vis de toutes les autres métropoles, notamment de Londres, Francfort, Milan ou encore Bruxelles.

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En résumé, on peut donc affirmer que la fiscalité directe n’est certaine-ment pas plus âpre en Suisse que dans les autres pays comparables. Elle tend au contraire à l’être moins, y compris pour les résidents fortunés et les entreprises.

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D’ailleurs, même dans les milieux helvétiques qui stigmatisent 1. J’ai calculé à nouveau le taux d’imposition figurant pour la Suisse dans The Economist en considérant que la charge fiscale pour un revenu brut de 200000 francs est d’environ 20 % plus lourde à Genève qu’à Zurich. Pour éta-blir cette différence de pression fiscale entre les deux villes suisses, je me suis basé sur les données fournies par la publication Charge fiscale en Suisse. Chefs-lieux des cantons. Nombres cantonaux 1996, Berne, 1997 pp. 18-21. À noter encore que l’étude publiée par The Economist ne tient pas compte des possibilités, très étendues en Suisse pour les milieux aisés, de déduction du revenu imposable des intérêts des dettes.

2. Étude réalisée par la société Price Waterhouse et résumée dans le Tages-Anzei-ger, 10 juin 1994.

3. R. Nef, Populärer Immobilismus…, op. cit., pp. 17-19, partage la même opinion.

Il conteste que la fiscalité directe ait en Suisse un effet déprimant autre que marginal sur l’activité économique.

habituellement l’imposition directe, il arrive parfois qu’on le reconnaisse.

Ainsi, en août 1993, Fritz Ebner, Secrétaire du Vorort, admet que « les Suisses paient encore et toujours moins d’impôts directs que leurs voisins. »

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Et dans un article publié par la Société de Banque Suisse, en novembre 1994, il est at-testé qu’« en Suisse, les impôts directs […] s’inscrivent légèrement en dessous de la moyenne de l’Union européenne. »

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L’affirmation de la clémence relative de la fiscalité directe en Suisse ne contredit pas la constatation faite plus haut selon laquelle la Suisse se ca-ractérise par la place très importante que ce type d’impôts occupe au sein du système fiscal helvétique. L’explication de ce paradoxe réside dans le fait — on l’a vu — que le niveau général de l’imposition est nettement infé-rieur en Suisse à ce qu’il est dans la plupart des autres pays. Dès lors, les impôts directs prélevés en Suisse peuvent à la fois fournir une proportion très substantielle des revenus fiscaux tout en restant modérés en compa-raison internationale.