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d La politique foncière

Dans le document La notion d'Indirect rule (Page 76-80)

En tant que haut-commissaire, Girouard soutint également le travail du Northern Nigerian

Land Committe et la législation qui en résulta, avec pour effet d’empêcher le développement

de la propriété privée sur ces terres. Il s'opposa à ce qu'il percevait comme étant les intentions de son prédécesseur Lugard de dédommager la classe dirigeant Fulani pour les pertes dont ils avaient souffert avec la libération des esclaves. Influencé par ses lectures sur la propriété terrienne en Inde, Girouard en déduisit qu'en les dédommageant ainsi, leur contrôle absolu des terres allait créer une classe de propriétaires terriens parmi l'aristocratie fulanie, couplée d'une classe de paysans non-Fulani121.

A l'été 1908, alors en disponibilité en Angleterre, Girouard provoqua une rencontre des comités fonciers du nord du Nigeria avec plus importants résidents, Orr et Temple. Selon Smith, Girouard et les membres de son comité étaient inflexibles sur le fait d’empêcher l'émergence d'une classe de propriétaires terriens, spéculateurs, ou l’arrivée de colons Européens désireux de s’approprier les terres. Le but le plus important de cette réunion était de faire savoir que le concept britannique de propriété privée des terres ne devait pas s'appliquer au protectorat.

Dans une lettre à Lugard datée du 28 avril 1909, Girouard remarquait que la Niger

Company refusait d'assister aux conférences des comités fonciers à Londres. De plus, il

évoquait des lettres de la compagnie dans lesquelles celle-ci exprimait ses préoccupations concernant les droits des autochtones, ce qu’il estimait hypocrite étant donné leur refus de dédommager les tribus Bauchis pour les terres occupées122. De plus, d'après les évidences fournies par John Holt et Company (Liverpool) Limited, il semblerait que sa priorité était bien d’obtenir ce qui était nécessaire pour ses intérêts commerciaux.

120SMITH, Michael L., Sir Percy Girouard: French Canadian proconsul in Africa, 1906- 1912, McGill University, 1989, p. 52-54

121SMITH, Michael L., Sir Percy Girouard: French Canadian proconsul in Africa, 1906- 1912, McGill University, 1989, p. 76

122SMITH, Michael L., Sir Percy Girouard: French Canadian proconsul in Africa, 1906- 1912, McGill University, 1989, p.71

Girouard craignait également l'impact potentiellement délétère du réseau ferroviaire sur le bien-être des citoyens autochtones, et la stabilité naissante d'un territoire quasiment pacifié123 :

“The construction of railways will very probably result in a large access to the white population, and a probable demand for land for plantation purposes. Should such a demand arise before the determination of land tenure, injustice to the present holders of the land might ensue, tending to unsettle the country and shake the faith in our rule now becoming firmly established.124”

Il craint que la construction du réseau ferroviaire accélère l’implantation de colons Européens désireux de s’approprier les terres nigérianes, au détriment des populations autochtones, qui perdraient alors toute confiance en l’administration britannique.

Les comités fonciers qui se rassemblaient en Angleterre n'avaient pas de représentants nord nigérians, et leurs conclusions n'auraient effectivement pas donné de droits légaux aux occupants des terres existantes de vendre ou d'hypothéquer leur propriété de manière privée, car il était prévu qu'elles soient vendues au gouvernement125. L’action des comités fonciers n’étaient donc finalement pas uniquement une œuvre humanitaire destinée à préserver l’agriculture du Nigeria du Nord, mais une action en faveur du capital.126

Le travail de réforme foncière de Girouard, qui donna lieu après son départ à la proclamation à la terre et aux droits autochtones de 1910, aura ostensiblement freiné l'installation européenne, gardant la propriété des terres aux mains de l’aristocratie possédant des esclaves en place, et introduisant un unique « loyer économique » ou « taxe économique » sur tous les citoyens. Au cours de la dernière décennie, la politique de Girouard sur la propriété foncière au Nigeria du Nord a reçu une analyse détaillée par l'éminent historien de l'esclavage africain, Paul E. Lovejoy (York University, Canada), et son co-auteur Jan S. Hogendorn. Lovejoy et Hogendorn ont récemment réexaminé ces

123GIROUARD, Edward Percy Cranwill, Rapports annuels 1907-1908, Government Printer, 1907-1908, p. 5

124 Cd. 5103, Northern Nigeria Lands Committee, 1910, cité dans SMITH, Michael L., Sir Percy Girouard: French Canadian proconsul in Africa, 1906- 1912, McGill University, 1989, p. 73: « La construction du chemin de fer va très probablement résulter en un large accès pour la population blanche, et une probable demande de terre pour des besoins de plantation. Si une telle demande avait lieu avant la détermination de la répartition des terres, des injustices envers les actuels propriétaires pourraient avoir lieu, déstabilisant le pays et secouant la confiance maintenant fermement établie envers notre gouvernement. »

125SHENTON, Robert W., The development of capitalism in Northern Nigeria, Toronto: University of Toronto Press, 1986, p. 43-44

126 SHENTON, Robert W., The development of capitalism in Northern Nigeria, Toronto: University of Toronto Press, 1986, p. 46: « bien qu'exprimé dans des termes humanitaires, et mis en place sous le prétexte de sauver les producteurs agricoles du nord Nigeria, de leur éviter l'expropriation et de se retrouver sans terres, c’était en fait une action dans l’intérêt du capital comme un tout...»

conclusions, arguant que les changements clés de la politique de Girouard étaient essentiellement sémantiques et inconséquents :

« Girouard's inquiries, the Lands Committee hearings, and the 1910 proclamation were part of a carefully stated attempt to impose a theory of colonialism for Northern Nigeria that derived from the writings of the American economist Henry George127 »

Ils considèrent que la vision de Girouard concernant la gestion des terres se réfère aux travaux de Henry George, qui était connu pour souhaiter le remplacement de tous les impôts par un impôt unique sur la terre.

« The proclamation undoubtedly tried to limit the ability of slaves to leave their masters [...] Thus did Girouard attempt to implement a system that, under different circumstances and thousands of miles away, would be called « exclusionary zoning, » or earlier and more pithily, « Jim Crow Laws128.» Land policy would continue to be a pillar of the British campaign to keep slaves in place.129 »

Ils estiment également que la politique foncière a pour conséquence de freiner la libération des esclaves.

« Girouard had very little impact on slavery policy or land policy, though it appeared to some scholars and administrators of the time that Girouard imposed his ideological commitment to a policy of economic rent on land.130 »

Finalement, ils considèrent que les mesures prises par Girouard n’ont eu que peu d’effets, tant sur la politique foncière que sur la libéralisation des esclaves, et critiquent donc l’hypocrisie des Britanniques sur le sujet, car ils se disaient en faveur de l’abolition de l’esclavage.

“The review of land tenure between 1908 and 1910 may appear to have been objective, but Girouard's intention was to introduce radical changes that would have resulted in the confiscation of Caliphate land if fully implemented. Such a course would have obstructed

127 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 145: « Les enquêtes de Girouard, les audiences du comité foncier, et la proclamation de 1910 faisaient partie d'une tentative soigneusement préparée d'imposer une théorie du colonialisme au Nord Nigeria qui dérivait des écrits de l’économiste américain Henry George ».

128 Il s’agit d’un ensemble de lois émises entre 1876 et 1964 dans les états du sud des Etats-Unis, et qui forment

la base de la ségrégation.

129 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 149: « La proclamation essayait indubitablement de limiter la possibilité pour les esclaves de quitter leur maître. […] Ainsi Girouard a essayé d’implanter un système qui, en d'autres circonstances et des milliers de kilomètres de là, aurait été appelé « zone d'exclusion », ou, plus tôt et plus essentiellement, « Jim Crow Laws ». La politique foncière continuerait à être un des piliers de la campagne britannique afin de maintenir les esclaves en place. »

130 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 149 : « Girouard a eu très peu d'impact sur la politique en matière d'esclavage, ni sur la politique foncière, bien qu'il ait semblé à quelques érudits et administrateurs de l'époque que Girouard ait imposé ses engagements idéologiques à travers une politique de loyer économique sur la terre »

Lugard's vision of how slavery was to be transformed, because it might well have alienated the existing landlord class131”

Les idées de Girouard en la matière contrecarraient les projets de Lugard. En effet, il souhaitait confisquer les terres du califat afin d’aliéner la classe de propriétaires terriens existante, tandis que Lugard souhaitait leur laisser le bénéfice de ces terres pour compenser la perte des esclaves libérés.

Les tentatives de Girouard pour gérer la politique foncière furent donc balayées très rapidement après son départ.

Lovejoy et Hogendorn ont conclu de leurs observations que les politiques de Girouard n'avaient pas eu d'impact significatif, et avaient en fait été renversées par Lord Lugard à son retour en 1912 :

“Girouard's attempt to change the system to an explicit land tax equivalent to the economic rent under the theories of Henry George was no more successful than Lugard's approach had been. His reform proved very difficult to implement, just as his predecessor's was, because limited manpower made it impossible to survey and map the taxable lands and assess them adequately [...] The American invasion of Northern Nigeria through the ideas of Henry George was thus thwarted by the realities of Caliphate political economy and the stinginess of British colonial rule.132”

Ils estiment notamment que la politique mise en place par Girouard a échouée, tout comme auparavant celle de Lugard, parce que les Britanniques n’avaient pas les moyens humains d’imposer leur taxation dans le califat.

«The 1910 proclamation of the single-taxers had been a dead letter from its inception. The Land and Native Rights Ordinance February 25, 1916, reaffirmed Lugard's policies under which the state claimed « no rights to land in actual occupation ». Lugard specifically rejected Girouard's intention of calculating economic rent on land; by contrast, the taxation in Lugard's Revenue Ordinance of 1916 was « an income tax » pure and simple.133 »

131 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 151: « Les rapports sur les baux fonciers entre 1908 et 1910 semblent avoir été objectifs, mais l'intention de Girouard était d'introduire des changements radicaux qui auraient résulté dans la confiscation de la terre du Califat si elle avait été menée jusqu'au bout. Une telle solution aurait complètement entravé la vision de Lugard sur la façon de transformer l'esclavage, car cela aurait aussi bien pu aliéner la classe de propriétaires terriens existante. »

132 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 187 : « Les tentatives de Girouard pour changer le système pour une taxe foncière explicite équivalente au loyer économique selon les théories de Henry George ne rencontra pas davantage de succès que celles de Lugard. Sa réforme se révéla très compliquée à mettre en place, tout comme celle de son prédécesseur, car le peu de ressource humaine rendait impossible de sonder et dresser une carte des terres imposables, et donc de les évaluer de manière adéquate [...] L'invasion américaine du Nord Nigeria à travers les idées de Henry George furent donc contrecarrées par les réalités économiques et politiques du califat et l'avarice du système colonial britannique »

133 LOVEJOY, Paul E et HOGENDORN, Jan S, Slow Death for Slavery: The Course of Abolition in Northern Nigeria 1837-1936, Cambridge University Press, 1993, p. 154: « La proclamation de 1910 des taxes uniques était restée lettre morte depuis sa création. L’ordonnance sur les terres et les droits des autochtones du 25 février

De plus, lors de son retour au Nigeria, Lugard créa une nouvelle loi foncière qui annulait les effets de celle mise en place par Girouard. Son action ne dura donc que six ans.

Dans le document La notion d'Indirect rule (Page 76-80)