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3 Contextualisation des rapports aux langues et à l’altérité

3.2.1 La polémique de l’antériorité

Il existe des controverses quant aux dates et lieux d’installation des populations en Afrique australe avant le XVIe siècle. La polémique est d’autant plus importante que les hypothèses ont un impact direct sur les questions de légitimés qui se sont posées en Afrique du Sud et qui continuent à orienter l’opinion : La « course à l’antériorité » comme la nomme Lugan (1986 : 48) joue sur deux types de légitimité articulés autour du pôle historique :

- la légitimité territoriale, pour le droit à vivre sur les terres et jouir de leurs ressources ;

- et la légitimité temporelle relative aux dates d’arrivée des différents groupes sur le territoire d’Afrique australe.

Les questions de légitimité territoriale, on va le développer, semblent souvent avoir été réduites à des questions de domination coloniale par la force. La question n’en demeure pas moins contemporaine, comme par exemple à travers l’actualité des Bochimen chassés du Kalahari par le pouvoir botswanais à partir de 1997 et qui, appuyés par une décision de justice, tentent désormais de revenir s’y installer. La question de la légitimité des terres est envenimée par le caractère diamantifère exceptionnel des zones convoitées6. En Afrique du Sud, la question de la légitimité de possession des territoires est liée à celle de la présence des différents groupes linguistico-culturels qui ont composé le pays.

Tout d’abord, il faut préciser que les versions disponibles au sujet de l’histoire du peuplement de ces zones divergent. Elles dépendent notamment des points de vue et des motivations des auteurs, du moment auquel les ouvrages ont été écrits, mais également de la manière dont l’histoire est relatée. Ainsi, certaines sources ont, à travers les années, eu tendance à présenter l’arrivée des colons néerlandais sur des territoires inhabités, comme par exemple le South Africa Yearbook (1980 : 37) qui présente l’arrivée du Portugais Bartholomeus Dias comme point de départ de la narration de l’histoire du pays, précédant l’arrivée du premier néerlandais : « Van Riebeeck was to tame the wilderness in Table-Valley ». La métaphore n’est peut-être pas innocemment biblique et elle permet d’occulter le fait que les colons débarquent dans des endroits certes peu densément peuplés mais pas vides d’hommes. L’endroit dans lequel ils arrivent est « sauvage », faisant écho aux représentations du « sauvage » à « civiliser »7, qui parcourent l’Europe à la même époque. Lugan (1986 : 60), dans une autre approche, reprend l’idée de terres à conquérir : « dans le dernier quart du XVIIe siècle, un front pionner blanc semble donc se dessiner en Afrique du Sud. Il est tracé dans une nature à peu près vide d’hommes et en tous cas, en dehors de toute présence des ancêtres des actuelles populations noires de la RSA ». Cette thèse appuie,

6 Courrier International, Revue de presse du 29 janvier 2007, consultable en ligne à l’adresse :

http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=70278 [29 janvier 2007].

7 « To tame » peut également être littéralement traduit par « dompter, apprivoiser ou punir » selon les contextes, ce qui

volontairement ou non, l’installation des colons et l’expansion des terres appropriées comme légitimes : que les zones concernées soient inhabitées par les ancêtres des Sud-Africains noirs8 contemporains ne revient pas à dire que ces terres étaient vides de tout habitant. Cela revient peut-être seulement à opposer la conception sédentaire de la territorialité par les colons à celle, migrante et saisonnière, des groupes qu’ils ont rencontrés. En effet, les Khoïsan semblaient déjà présents dans ce qui allait être l’Afrique du Sud, même si l’arrivée des Africains de langue bantu se situerait plutôt autour du XIe siècle. Les hypothèses relatives à leur descendance diffèrent selon les points de référence adoptés.

Il existe deux hypothèses principales quant à l’origine des Africains présents en Afrique australe avant la colonisation : une les situant comme descendants des Africains de langue bantu, l’autre plus nuancée, affirmant difficile de tracer leur origine à un groupe linguistique seul. Pour Lugan, « Le phénomène bantu est avant tout linguistique et il ne doit pas être élargi à une définition raciale car l’homme bantu n’existe pas », les populations bantuphones ne semblent en effet pas posséder d’autre trait commun que celui de la parenté linguistique9. « Seuls les linguistes sont à même de trouver une parenté commune aux 450 langues de l’aire bantuphone. D’une population à une autre, l’incompréhension est totale » (1986 : 43). Selon Bullier, il semblerait que les premières traces des groupes linguistiques sud-africains actuels sont celles du groupe sotho-tswana au XIe siècle, sur certains sites archéologiques ; le groupe nguni étant plus difficile à situer en raison du manque de traces disponibles. Les premières traces de ce groupe remonteraient à 1593, à travers des récits de naufragés portugais, tandis que les traditions orales nguni affirment la présence de leur groupe au pied des montagnes du Drakensberg en 1300.

Pour établir un compromis sur les versions historiques liées à l’arrivée des colons en terre inhabitée, Bullier précise : « on peut affirmer que les premiers habitants de ce qui allait devenir la province du Cap furent les Khoïsan ». Toujours selon lui, des contacts existent alors entre les peuplades nnguni, khoï et san. Les Nguni seraient arrivés dans les régions du Cap oriental (futur Ciskei) au XIVe siècle. Les « proto-Sotho-Tswana occupaient dès 1500 ce qui allait devenir le Transvaal », malgré les polémiques existant au sujet de la première occupation des plateaux du Transvaal et de l’Orange, qui deviendraient par la suite des colonies Boer (Bullier 1988 : 45).

Les qualifications contemporaines utilisées pour désigner les groupes de l’époque proviennent parfois des termes d’origine européenne qui sont apparus avec l’arrivée des colons néerlandais. Le terme

8 Lugan utilise le terme de « Noirs sud-africains », tout comme Bullier (1988), je pense pour ma part plus juste de parler de

Sud-Africains noirs, puisque mon travail se situe dans la perspective du projet démocratique de « l’unité dans la diversité » (selon la nouvelle devise du pays). D’autres termes tel « la race » (Lugan) ou « l’ethnie » (Coquerel) sont cités par ces auteurs mais ne remportent pas mon approbation.

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Selon Lugan (1986 : 44) : Bleek note au XIXème siècle que les langues du tiers méridional de l’Afrique ont une origine identique, en se fiant à l’existence de « proto-préfixes » communs. Meinhof lui donnera raison en 1907 en réussissant à établir la parenté des langues de l’aire bantu.

contemporain de khoïsan regroupe les peuples khoï (khoikhoi) et san, qui ont été surnommés « hottentot » par les colons. Ce terme signifie littéralement « les bègues » (huttentute), en néerlandais de l’époque, en raison des consonances toutes particulières de leurs langues, caractérisées par l’usage des clics10 (Coquerel, 1992a : 19). Ludovic de Varthena, voyageant avec Vasco de Gama à la fin du XVe siècle, commente les langues khoïsan11 dans ses écrits. Leurs locuteurs « parlent tout à la manière que les muletiers chassent les mulets au royaume de Naples et en Sicile. Ils parlent avec la langue dessous le palais » (Lugan 1986 : 35). Le zulu et le xhosa tiennent d’ailleurs leurs clics des langues khoïsan. Par la suite, les colons néerlandais distinguent les pasteurs khoï des chasseurs san, et nomment ces derniers « Bojesman »12 (du néerlandais « homme de la brousse »). Souvent exterminés par les autres groupes, les San vivaient sur tout le territoire de l’Afrique australe mais ne seraient plus présents qu’au Botswana, en Namibie et en Angola ; seulement un millier d’entre eux serait toujours en Afrique du Sud, parlant au moins quatre langues différentes (Bullier 1988 : 41).

La population khoï est estimée à 50 000 personnes dans la région du Cap au début de la colonisation européenne. Assimilée rapidement, elle est aujourd’hui classée comme « coloured13 » en Afrique du Sud : « la langue khoi a complètement disparu » du pays (Ibidem). Les colons sont entrés en conflit avec les Khoïsan pour la possession des terres, la faible résistance de ces derniers s’explique également par l’arrivée des épidémies européennes. Le recensement de la province du Cap ne comptait plus que 20 000 membres de ce groupe en 1805 (Ibid.). Le sud de l’Afrique était donc peuplé de groupes nomades dont la légitimité allait être disputée.

Nommer l’autre se fait au regard des dynamiques colonialistes de l’époque, où l’européen qualifie le colonisé en termes dérogatoires, articulés autour d’une hiérarchisation relative au « degré de civilisation » perçu à partir des critères européens (« bushman ») qui se manifeste par un jugement dépréciatif des

10 Les langues san appartiennent à trois grandes familles celle du xu (ou ju), celle du ta’a (ou hûa) et celle du wi (ou kwi). Les

langues khoi utilisent les clics et appartiennent à cinq rameaux : le nama (ou namaqua), le xiri (ou griqua) le ora (ou korana), le hainum (ou heikom) et le tschkhwe. Seul le nama est encore parlé (Namibie et Namaqualand). (Lugan 1986 : 36). Cette manière coloniale de nommer l’autre rappelle la manière dont Weinreich interprète la naissance du mot « barbare » pour les Grecs (1986), il est d’ailleurs intéressant de noter que Lugan les qualifie d’ailleurs de langues « utilitaires ignorant le plus souvent les termes abstraits » (Ibidem 35) : Lugan utilise l’exemple où, pour compter, les langues san n’utilisent que les deux chiffres un et deux, ainsi cinq est obtenu en ajoutant deux+ deux+ un (Ibid. 36). Cela ne me semble pas en soi la preuve d’un manque d’abstraction mais d’un autre système, Lugan ne semble pas penser nécessaire de questionner la situation de son approche. Sa remarque pourrait participer d’une représentation de ces langues orales comme « plus simples » que des langues de tradition écrite (Calvet 1997 :4-8) ou bien d’une représentation de ces langues orales comme anciennes donc « plus simples » que les autres, dans l’idée que les langues se seraient complexifiées avec le temps (Calvet 1999b : 18-19). Dans les deux cas, les langues san semblent ici dévalorisées face aux langues de tradition écrite et ce de manière non explicitée, voire non conscientisée par Lugan.

11 Ces termes ont déjà été manipulés et adaptés de manières multiples selon les langues d’écriture et à travers l’histoire, ils

figurent tels quels dans ce travail, sans la marque les accords en français, pour limiter la pluralité des termes.

12 Les noms des différents groupes culturels et linguistiques varient selon les sources qui les évoquent (Khoi et San sont parfois

surnommés Hottentots et certains auteurs distinguent Bushmen et Hottentots tout en les regroupant sous le terme de « Khoïsan ». Le terme de Bojesman deviendra aussi Bochiman (Bochimen au pluriel) ou encore bushman (bushmen).

13 Souvent traduit par le terme de « métis » qui peut s’avérer problématique, le terme « coloured » est diversement apprécié en

langues/ cultures (« hottentot ») qui y sont associées. Ce qui ressort des premières rencontres des colons néerlandais avec les peuples khoïsan s’inscrit dans la lignée des idéologies en vigueur en Europe à la naissance du « siècle des Lumières ». Cette période précoloniale est d’ailleurs commentée par de nombreux voyageurs français du XVIIe siècle, qui alimentent les mythes de la « sauvagerie » africaine lors d’escales à la pointe du Cap. Les visions des Khoïsan par les voyageurs de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe correspondent aux représentations en vigueur en Europe de « l’homme sauvage » : « le peuple de ce pays qu’on appelle hottentot approche plus de la bête que de l’homme14 » avec le lot d’infériorisation qui accompagne cette découverte de l’altérité, le : « peuple le plus grossier et le plus abruti qu’il y ait dans le monde15 ». Il semble difficile d’accéder à de la documentation sur la manière dont les langues sont perçues en Afrique australe autrement qu’à travers ce type de discours. Les conflits de pouvoir, l’émergence d’identités et la manière dont ces groupes se rencontrent vont cependant impliquer les langues et permettre d’en tracer quelques représentations dans cette installation coloniale autour du Cap.

Les polémiques existant sur les questions d’antériorité ont une influence sur les questions politiques et sociales actuelles de légitimité qui, si elles semblent latentes en Afrique du Sud concernant les droits fonciers, sont des enjeux exprimés ailleurs dans le monde16. Il ne semble pas exclu, dans la visée revendicatrice des différents groupes sud-africains pour leur visibilité au sein du pays, que cela (re)devienne un jour un argument, même si pour le moment ce type de réforme avance prudemment (Drimie 2004). Ces débats sur les droits fonciers (Féral 1992) sont d’ailleurs sanglants dans leur version zimbabwéenne récente, même si la situation y est inversée puisqu’elle concerne au Zimbabwe les « anciens colonisateurs » par rapport aux autres endroits du monde où elle concerne les « anciens colonisés ».

Cela permet en tous cas de poser la question délicate de la (re)distribution des terres dans des tentatives de « redressements des torts » qui se présente dans des situations postcoloniales, où il est difficile de savoir à qui profite réellement cette décision dans les faits, compte tenu de la manière dont elle est mise en œuvre17. Cela pose également la question de savoir qui considérer comme « citoyen légitime » du pays

14 Luillier - Lagaudiers (1726 : 11) cité par Lugan (1986 : 39).

15 De Forbin (1720 : 83) cité par Lugan (Id.).

16 Sous des formes contemporaines variées et non exhaustives : manque de représentations des langues amérindiennes au sein

des enseignements nord-américains, lutte pour la reconnaissance des peuples aborigènes en Australie dont le droit foncier n’a été voté qu’en 1993, spoliation des droits fonciers des Indiens Mapuche au Chili et en Argentine et des Indiens Haidas au Canada par de grandes compagnies internationales (pour l’exploitation, respectivement, du bois et de la laine), expropriation et déforestation actuelle en Amazonie pour la culture extensive du soja. Le phénomène touche désormais le continent Africain dont de nombreuses terres sont achetées par des pays étrangers pour certaines cultures extensives des sols.

17 A l’heure où le résultat des élections présidentielles 2008 du Zimbabwe nécessite l’intervention des Nations Unies pour être

dans les situations contemporaines postcoloniales, question qui ressurgit en filigrane en Afrique du Sud. La question de la légitimité des Sud-Africains, passe notamment par les positionnements identitaires individuels et la manière dont se profile un projet d’identité nationale, relayé par le gouvernement. Cette question s’articule par exemple autour de la notion d’ « africain », que l’on questionnera en fin de cette partie (chapitre 4.3). Dans ce contexte, aborder l’histoire coloniale de l’Afrique du Sud semble primordial pour éclairer l’histoire contemporaine du pays, les dynamiques identitaires actuelles et les positions face aux langues et à leurs locuteurs.