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3 Contextualisation des rapports aux langues et à l’altérité

3.1.1 De l’idiome à une définition contextualisée

La langue a longtemps été définie comme un idiome uniquement, en tant que système abstrait, selon l’opposition saussurienne entre langue et parole. Cette opposition est désormais mise en question depuis que l’on reconnaît, grâce à la sociolinguistique, l’aspect social de la langue (Weinreich 1970 [1953] ; Hymes 1991 [1974] ; Labov 1976 ; Blanchet, Calvet, Robillard 2007). La langue se présente donc comme un concept qui allie à la fois des dimensions systémiques et sociales. On peut les étudier de manière plus

ou moins exclusive ou combinée l’une à l’autre, de la manière la plus stricte (autour du système abstrait) à une plus large, qui englobe les acteurs des langues, les situations et leurs contextes.

Comme abordé supra à travers l’approche choisie pour cette recherche, la posture correspondant à ce second type de conception des langues s’est trouvée pertinente pour étudier leur contextualisation mouvante dans la situation transitoire sud-africaine, pour laquelle les méthodologies « prêtes à l’emploi » se trouvaient moins adaptées qu’une construction empirique, adaptable et réflexive. Restant dans une étude plutôt macro-sociolinguistique, on parle toutefois « du français », « du zulu » ou « des locuteurs de français », « des locuteurs de zulu » d’une manière qui peut paraître généralisante, mais en sachant que ces langues ne sont pas homogènes et qu’il existe pour chacune d’elles des variétés, instables et investies de manière diversifiée.

On les désignera donc comme tel, par commodité et à défaut d’avoir pu réaliser une analyse plus micro-sociolinguistique, pour évoquer une communauté linguistique donnée. Il en va de même pour les « Sud-Africains », désignant parfois les populations sud-africaines, tout en reconnaissant leur hétérogénéité sociale, linguistique, identitaire et mouvante. La notion de langue sera interrogée infra selon les différents éléments de la situation sud-africaine à partir desquels je travaille. Il serait intéressant, à l’occasion d’une autre recherche, nécessitant un autre type d’implication et un autre contexte, de pouvoir étudier les phénomènes linguistiques de manière micro-sociolinguistique. Il semble en effet que la restructuration démocratique du pays change la donne au niveau identitaire et que ces (re)négociations sont notamment sensibles à travers la manière dont les variétés de langues sont investies et revendiquées.

On tentera d’en donner un aperçu grâce à des débats radiophoniques de la station SABC, qui ouvrent un accès à la manière dont l’anglais peut, par exemple, être mobilisé pour porter certaines revendications identitaires (chapitre 4).

Je ne développe pas l’histoire de la formation de la linguistique en tant que discipline en France, ce qui est abondamment documenté (Calvet 2002 [1974] ; Picoche, Marchello-Nizia 2001 [1998] ; Blanchet 2003 ; Robillard 2003 ; Blanchet, Calvet, Robillard 2007 ; etc. et pour la sociolinguistique « française1 » Marcellesi 2003). J’adhère ici à la définition de Calvet, selon qui « les langues n’existent pas sans les gens qui les parlent » (2002 [1993] : 3). Cette définition rejoint celle de Klinkenberg en tant que pratique contextualisée : « l’histoire d’une langue est l’histoire de ses locuteurs » et la langue parfois « l’action elle-même » (2001 : 15). Pour Blanchet, une langue « est un système auto-éco-exo-régulé de signes verbaux qui émergent des pratiques humaines de communication » (2000 : 107), c'est-à-dire qu’elle est

1 Présente comme telle dans le titre de Marcellesi, on la note ici entre guillemets pour préciser qu’elle ne s’est pas constituée en

organisée autour de normes constitutives et prescriptives « au moins partiellement conscientes » (Ibidem), qui se constituent en un tout spécifique.

« La langue » émerge des pratiques humaines et doit s’entendre comme une interaction constante et constitutive entre langues-systèmes et pratiques. Cette interaction met donc en jeu les langues avec leurs variations et leurs normes, ainsi que les cultures et les identités qui y sont associées.La langue peut donc être à la fois la langue-système, le langage, le discours et les représentations sociales qui en sont construites, ce que théorise Robillard (2007) à travers la notion de « L » « conçu comme une zone de contact, de tensions, d’attraction-répulsions, comme un champ où sont possibles des relations qui construisent la société, l’individu… » (Ibidem 179). On s’intéresse ici plus particulièrement à la relation entre les langues, à travers leurs pratiques et leurs représentations, pour analyser la relation à l’identité/ altérité dans les choix de langues étudiées (dont le français) par les élèves du secondaire (et les propositions de leurs écoles) dans le cadre du processus sud-africain de démocratisation.

Blanchet insiste sur les fonctions communicative et identitaire de la langue (Idem 111), qui œuvrent ensemble dans les pratiques : « Le langage en tant que pratique de discours crée et identifie l’appartenance à un groupe social » (Jupp, Roberts, Cook-Gumperz 1982 : 239), que l’on peut approcher par le biais des représentations sociales, par « modélisation interprétative de pratiques sociales variées de communication verbales en contexte » (Blanchet 2000 : 107). « Le « simple » choix d’une variété pour communiquer est à la fois un signe d’ouverture vers ceux qui la partagent (connivence) et d’opacité vers ceux qui ne la partagent pas (distinction), cette opacité communiquant symboliquement, au deuxième degré, des positionnements identitaires » (Ibidem 111). Ce que l’on va avoir l’occasion d’observer par rapport à l’anglais ou au français, révèle par la même certaines représentations des langues officielles. Les critères exploités ici permettent de mettre en avant des aspects d’ordre sociolinguistique, dans le sens où le locuteur « ne choisit pas une forme seulement parce qu’elle a un signifié, et des propriétés formelles, mais aussi, et parfois d’abord, parce qu’elle a un pouvoir définitoire face à des paramètres sociaux, et permet de situer le locuteur sur l’échelle sociale, de définir la situation de discours, etc. » (Robillard, Beniamino, Bavoux 1993 : 24).

La fonction identitaire de la langue est donc également intimement articulée avec sa fonction communicative. Ces deux fonctions de la langue ne sont cependant pas forcément représentatives l’une de l’autre dans le sens où l’une peut aller sans l’autre, comme à travers l’exemple du jeune témoin de Billiez qui disait « ma langue c’est l’arabe, mais je la parle pas » (Billiez 1985 : 103). Reste la question de savoir ce que serait une « langue » distincte d’une autre. Blanchet propose d’appeler une langue une « variété ethno-sociolinguistique », elle-même constituée de variété et de variation (2000 : 108). Les critères de distinction d’une langue à une autre sont donc ceux de l’identification d’une variété, incluant

caractéristiques internes, espaces de pratiques et contextualisations sociolinguistiques, dans « la perception subjective de ces espaces et de leurs frontières symbolique floue et poreuse par les locuteurs » (Ibidem). Une variété d’une langue serait un lecte, dans l’idée d’une langue comme polylecte, avec la difficulté que cela pose pour catégoriser le fanagalo ou le tsotsitaal par exemple, que je qualifie de sociolecte mais pour lesquels on peut questionner l’adéquation du terme pour des « variétés » faisant intervenir plusieurs langues, par exemple (infra). La question s’avère complexe pour ce qui est des dynamiques linguistiques sud-africaines, au sujet desquelles on va développer un regard historique pour ensuite faire part des principaux questionnements sur le sujet. La langue peut être entendue comme : « outil servant d’abord à construire la réalité et le moi, [elle] permet l’insertion de ce moi dans la réalité. Soubassement des identités collectives et ciment du groupe, la langue est la médiatrice de l’échange social. Elle permet en effet la confrontation des expériences, des connaissances et des valeurs, elle est l’instrument de la négociation et de l’affrontement ; l’instrument aussi de l’exclusion » (Klinkenberg 2001 : 27)

Si la langue peut être instrumentalisée, fonction sur laquelle Klinkenberg insiste, il ne me semble pas qu’elle soit un outil indépendant et autonome de la construction de soi ou du réel mais qu’elle en est justement une composante intrinsèque. Elle est importante à prendre en compte en Afrique du Sud à plusieurs niveaux, des enjeux sociaux d’inclusion ou d’exclusion des populations locales et « étrangères » jusqu’à la valorisation nécessaire des Sud-Africains dans le projet démocratique, en passant par les enjeux identitaires qu’elle porte. La manière dont on va définir la « langue » va donc dépendre de la situation dans laquelle la question se pose, comme le rappelle Klinkenberg, pour qui la langue est comme une « constellation de ressources linguistiques, répondant à des besoins distincts, et mises en œuvre dans des stratégies très différenciées » (Ibidem 74). La question du français dans ce cadre se pose sous un autre angle, étant donné qu’elle se situe majoritairement dans les curricula du secondaire.