• Aucun résultat trouvé

L’effet « boomerang » du contexte 131 sur le projet de thèse

1 A la rencontre d’une jeune démocratie

1.3 Construction d’un positionnement de recherche

1.3.2 L’effet « boomerang » du contexte 131 sur le projet de thèse

L’approche presque monographique de ce premier chapitre est intéressante pour obtenir une sorte de vision globale de la situation d’un terrain donné, elle ne se suffit cependant pas pour aborder les dynamiques sociolinguistiques de l’Afrique du Sud et contextualiser les pratiques didactiques. S’en tenir à ce type de contextualisation pour présenter la situation de l’Afrique du Sud pourrait en effet induire une vision cloisonnée des divers champs dans lesquels le processus démocratique se déroule. Par exemple, cela pourrait mener à passer sous silence les questions identitaires qui lient les revendications émergentes des politiques de l’emploi aux langues. Cela pourrait également mener à brosser un portrait figé des Sud-Africains, à les présenter sous une forme hypostasiée, alors justement que le projet démocratique implique des redéfinitions individuelles et collectives profondes et évolutives. Cela pourrait, de plus, contribuer à ne proposer qu’une vision élaborée en fonction des catégories du chercheur qui élabore cette monographie : la situation dynamique même de l’Afrique du Sud fait ici qu’elle rentre difficilement dans des catégorisations préétablies et que je dois questionner les manières dont je l’aborde. Par exemple, induire un sentiment de « citoyenneté » de fait, qui n’est pas une évidence sur place, reviendrait à ignorer un des enjeux majeurs de la transition démocratique du pays.

A l’inverse, utiliser les catégories sud-africaines « telles qu’elles » reviendraient à renoncer à une posture critique dans la construction du terrain, on verra en effet infra que la notion de « race » m’a par exemple posé question. En fait, ne pas s’arrêter à une vision monographique de la dynamique des langues en Afrique du Sud s’avère nécessaire pour approcher ce qui se joue dans l’enseignement des langues, ainsi

131 Pour répondre au doute de D. de Robillard sur cette notion (Robillard 2007 : 90), la notion de « contexte » est ici investie

comme comportant l’historicisation de l’Afrique du Sud, sans laquelle il semble difficilement concevable de pouvoir réfléchir la transition du pays vers le projet démocratique ou la manière dont le rapport à l’autre est construit et pourrait évoluer. Les rapports actuels aux langues dans l’éducation sont conditionnés par ce « contexte », défini au chapitre 2.3.1.

que pour accéder à une certaine visibilité du français. L’importance et la nécessité d’une approche spécifique à cette recherche s’est très vite imposée, mais a longtemps fait l’objet de questionnements sur la manière de la réaliser. L’effet « boomerang » de la situation sud-africaine sur moi s’est formulé comme une sorte de xénité extrême132 liée à des conditions de terrain spécifiques qui s’imposaient, auxquelles il a fallu adapter le projet de recherches dans un premier temps.

Accueillie dans le KwaZulu-Natal, je souhaitais au départ travailler avec différents types d’établissements scolaires (des écoles privées et publiques, utilisant différentes langues d’enseignement/ apprentissage, du primaire à l’université, proposant des langues étrangères ou non) comme j’avais pu le faire auparavant dans une certaine liberté de mouvement, par exemple aux Îles Fidji. Je me suis très vite rendu compte que cela ne serait pas possible. Mon choix en termes d’interlocuteurs ou d’écoles se limitait tout bonnement à ceux auxquels je pouvais accéder, étant donné que j’étais étrangère dans un environnement à criminalité élevée dont, de plus, je ne connaissais pas les codes sociaux. Je démarrais également ce travail sans réseau universitaire ou professionnel sur place. Celui que j’allais me forger au fil de mes contacts, rencontres et voyages ne m’ouvre qu’à la partie la plus accessible pour moi de la population : la communauté des « banlieues blanches ».

Les premières limites que j’ai rencontrées ont été celles de l’accès aux écoles et aux interlocuteurs qui est, en Afrique du Sud, étroitement lié aux questions sécuritaires. Les écoles sud-africaines accessibles sont ensuite celles qui disposent de moyens de communication tels que le téléphone et Internet. Se déplacer est également peu aisé, puisque en Afrique du Sud tous les déplacements se font par le biais de voitures privées. Les distances sont grandes, les transports en commun inexistants ou peu sûrs, la seule option - dans mon cas - est de me faire conduire quelque part. La difficulté à obtenir un droit de résidence/ travail sur place, lié aux politiques économiques de l’emploi, fait que l’on ne peut pas rester longtemps sur place donc, malgré un visa touristique de trois mois, on ne peut pas investir financièrement dans un long séjour de recherches.

Je suis parvenue au total à effectuer trois séjours dans le KZN, en décembre 2003-janvier 2004 (deux semaines), juillet 2005 (un mois) et mars-avril 2006 (un mois). A ces conditions matérielles s’ajoute le fait de ne pas pouvoir aller interviewer des acteurs de la vie sociale autour de moi : je n’ai que rarement l’occasion de marcher dans la rue, les gens que je croise et rencontre sont dans leur contexte de travail (boutiques par exemple). Mes connaissances, et les personnes que je rencontre par leur biais, m’accueillent chaleureusement mais mes questions me font passer du statut d’invitée à un autre (un œil extérieur ? expert ? critique ? de jugement ? d’intérêt ? de curiosité simple ? variable et certainement

132 Peut-être parce que j’avais tendance, sans le savoir, à construire l’altérité comme une relation à autrui et pas encore

pluriel ou confus) et ces interlocuteurs sont partagés face à moi entre un sentiment de partage de certaines réalités et le fait que je sois toutefois quand même « du dehors » (provenance, culture, opinions, que sais-je encore). L’idée d’un entretien est parfois délicate, celle d’un enregistrement suspecte, et sais-je m’en tiens aux notes de terrain pour les aspects de la vie quotidienne et les rencontres informelles. Je discute notamment beaucoup avec la famille dans laquelle je séjourne, ce qui inclut Nomsa133, qui travaille chez eux depuis une vingtaine d’années. Elle m’enseigne un peu de zulu et par nos discussions, m’apporte tout un pan de vie sud-africaine auquel je n’aurais eu aucun accès sans elle.

Les entretiens organisés plus formellement fonctionnent mieux. Ils sont enregistrés et ont lieu sur rendez-vous avec la personne que je rencontre, que ce soit chez elle, dans une école (pour les enseignants et les classes) ou au café d’un grand centre commercial. Je comprends vite que les entretiens requièrent de s’être au préalable présenté à la personne à qui l’on s’adresse, tout comme il faut savoir qui est la personne que l’on rencontre, et d’être dans un endroit fiable, d’ailleurs le réseau que je crée au fur et à mesure de mon travail est conditionné par ces différents paramètres.

Cette identité « extérieure » qui m’est parfois apposée s’avère parfois intéressante quand, estimant que je ne suis ni juge ni partie, mon interlocuteur en profite pour me proposer sa version des dynamiques sud-africaines. Je pense que les temps de séjour, et un contact préétabli (notamment universitaire), contribuent également à la création d’un réseau qui permet d’accéder à des sphères sociales plus larges. J’ai noté tout au long de ma recherche de thèse que les seules recherches françaises dont j’ai connaissance au sujet de l’Afrique du Sud portent le plus souvent sur des questions d’histoire, de civilisation ou de littérature, champs qu’il reste possible d’explorer sans se rendre sur place134.

Ces contextes, pour en avoir discuté avec des chercheurs travaillant parfois ou régulièrement en Afrique du Sud, varient en effet selon les voies d’accès au pays dont chacun dispose, le statut que l’on a (et qui nous est donné) au démarrage de la recherche et le réseau disponible à ce moment là. Chaque recherche sera différente, ne serait-ce que selon ces paramètres. Le temps limité de chaque séjour joue sur le maintien de certains liens à ce réseau que je ne peux que difficilement instaurer par deux séjours d’un mois, suite à un premier voyage véritablement « exploratoire ». Cela joue également sur un certain manque de construction de repères, qui m’auraient permis de travailler plus rapidement au dépassement de la perception de cette « xénité extrême ».

133

Les prénoms des témoins et interlocuteurs ont été changés, sauf pour les professionnels ayant acceptés d’être nommément cités.

134 Depuis la fin de l’apartheid et à l’exception de la thèse de Vigouroux (2003), qui se base sur la construction d’un terrain

avec des migrants francophones africains en Afrique du Sud et des recherches effectuées, notamment dans les champs cités

supra, à partir d’un réseau universitaire ou institutionnel lié à l’Afrique du Sud (Bouillon 1999a, Lafon, ou encore les

Le manque de statut officiel peut également avoir joué sur un questionnement de ma légitimité en tant qu’interlocutrice pour certains enseignants de français135. Les contacts noués sont cependant riches et je continue à interagir à distance avec certains interlocuteurs. Cette distance géographique m’a entre autre permis de m’intéresser à des ressources différentes, comme les discours politiques et la presse, par laquelle je découvre les conditions dans lesquelles se trouvent la majorité des écoles du KZN, confirmées par certains témoignages, qui dénoncent le manque de moyen flagrant, la violence et l’indigence des structures censées accueillir les enfants.Ces écoles me sont inaccessibles pour ces mêmes raisons.

Je me dois donc de relativiser mes conditions de recherches au contexte dans lesquelles elles ont pu être effectuées, c'est-à-dire par moi, jeune apprentie-chercheure française sans réseau ni connaissance du terrain préalables. Ces conditions font que je souligne l’importance d’une certaine conscience de sa propre conception de l’altérité pour envisager des quotidiens de vie qui sont certes construits comme éloignés mais qui le sont encore différemment de la manière dont on le projette. On verra au chapitre 2 que cela a soulevé de nombreuses questions épistémologiques dans le cadre de cette recherche. A cette étape de mon travail, j’interroge donc la situation du français dans le pays.