• Aucun résultat trouvé

Garder « la trace de son trésor » ou la métaphore de la carte du monde

2 Approche de terrain et production d’observables

M- O-T Mot épelé ou avec rupture

2.2.2 Garder « la trace de son trésor » ou la métaphore de la carte du monde

Suite à mon premier séjour en Afrique du Sud, je questionnais ma conception du rapport à l’altérité face à ce que j’en observais dans les interactions sociales sur place. Je me posais la question de l’écart entre mes observations de terrain et la manière dont la situation du pays est envisagée de l’extérieur, tout comme la question de l’écart entre les représentations des différents Sud-Africains rencontrés, mes propres représentations et la façon dont j’allais pouvoir tenir compte de ces écarts dans cette recherche.

Ce questionnement fait en effet émerger une série de points qui semblent importants dans ce travail : mon objectif n’est pas de proposer une vision à partir de mes propres catégories seules, qui mettraient de côté des éléments essentiels des dynamiques sud-africaines. Par exemple, si je ne sais pas comment appréhender la notion de « race » parce que je ne sais pas comment l’investir et qu’elle ne trouve pas pertinence à mes yeux, c’est toutefois une notion utilisée en Afrique du Sud, importante à prendre en compte dans la manière dont le rapport à l’autre (divers et varié) est investi sur place. Comment travailler cette notion de « race » ? Devais-je prendre en compte mes propres catégories ? Celles des témoins ?

50 Charaudeau commente le fait qu’il ne faut « pas confondre le découpage « administratif » et épistémologique des

disciplines » (1997 :31). Un tel découpage n’est, selon lui, « pas propice à penser la complexité du monde et ne favorise pas une réflexion interdisciplinaire » (Ibidem). Il précise toutefois qu’il ne faut pas pour autant tomber dans le monopole de la « pensée floue, plurielle, complexe » dans le sens où il faut peut-être en passer « par les disciplines pour pouvoir penser la transversalité, le flou et la complexité », faute de quoi la pensée aurait des difficultés à se configurer (1997 : 32). C’est d’ailleurs pour cette raison, comme on le développe au chapitre 6, que la didactique des langues en Afrique du Sud devra tout d’abord se constituer en tant que discipline, afin d’être scientifiquement reconnue localement, avant de s’épanouir comme champ de recherche tissant des ponts avec d’autres, tel que c’est envisagé dans ce travail.

D’autres ? Ces différents rapports à l’altérité m’ont fait questionner mes construits, qui ne sont pas toujours opératoires sur le terrain sud-africain. Cette expérience était pourtant loin de représenter une première confrontation à l’altérité, déjà éprouvée de manières diverses dans mon parcours de vie, de formation et de travail. Cependant, ma représentation selon laquelle l’autre est légitime dans sa différence m’est clairement apparue comme provenant d’une autre construction et d’une autre contextualisation quand j’ai commencé à interagir socialement en Afrique du Sud51.

Cet intérêt, et ce besoin, de décentration supplémentaire ne se sont pas seulement manifestés sur le plan altéritaire, éthique, notionnel ou terminologique. La dynamique de certains phénomènes sur place impliquait par ailleurs un questionnement des étendues et des limites de mon approche pour les interpréter. En effet, par exemple, lors de mes premières tentatives pour approcher la situation d’une éventuelle manifestation de francophonie sur place, je construisais au fil de mes rencontres une certaine représentation de cette francophonie sud-africaine qui me posait problème. Selon les critères en usage, ceux acquis pendant ma formation, l’Afrique du Sud n’est pas francophone puisque le pays ne présente aucun lien historique au français : il ne fait en conséquence partie d’aucune organisation officielle francophone. Pourtant, au-delà de la situation de francophonie de diffusion, j’observais une certaine vivacité du FLE en 2004, qui pouvait d’ailleurs soit disparaître, soit se développer selon la tournure qu’allaient prendre les réformes éducatives. Comment travailler alors ces manifestations de francophonie si elles échappaient en grande partie aux critères existant pour l’évaluer ?

Ces questionnements se sont trouvés liés, à ce moment de mon travail, à l’incapacité d’appliquer des protocoles de recherches connus et répondant à une logique de travail quasiment préétablie, tant ce que je commençais à construire comme observables était différent de ce qui ressortait de ces approches et devait pourtant absolument être « rendu visible » en raison justement de cette différence, de son intérêt et de sa complexité.

Peut-être que cette incapacité était liée à ce que Kaufmann décrit de la phase initiale de recherche : « l’entretien support d’exploration est un instrument souple aux mains d’un chercheur attiré par la

51 Avec des occasions de m’être vue moi-même comme « chaos », par le regard de l’autre (Robillard 2007b : 112) soit plus ou

moins (in)prédictible et (in)compréhensible. Je mettais déjà en œuvre une certaine réflexivité sur le fait que « l’on est le résultat d’un processus historique mêlant aléatoire et prédictibilité, qui prédit de l’unique, pour percevoir quoi expliciter, et comment, à l’autre » (Ibidem), donc avec la possibilité d’appréhender l’autre comme chaos. Depuis, je pense cependant que cette expérience de se voir chaos était peut-être limitée à l’historicisation individuelle (mon parcours d’expérience), ou du moins dans une historicisation collective portant un certain nombre de traits communs à la mienne. Alors qu’ici, cette conscience s’ouvrait, avec cette expérience sud-africaine, à une autre forme d’historicisation collective qui venait frapper de plein fouet ma propre conception, que je qualifie maintenant de « bien pensante », du rapport à l’autre face à celles d’Afrique du Sud, complexes notamment en raison des positions très différentes quant à l’altérité, dont aucune ne semble correspondre à une simple considération de l’autre dans « sa légitime différence ». Je conserve ce rapport à l’autre, mais il est désormais plus complexe car je sais que cette position provient en partie de mon expérience de vie mais également de ma position de « jeune francophone française » réflexive mais désormais dans une réflexivité plus critique, encore loin d’être aboutie, sur le fait que j’ai grandi en « France postcoloniale » (cf. Peigné 2009).

richesse du matériau qu’il découvre [...] mais quand il essaie d’appliquer les instruments qu’on lui conseille, il perd la trace de son trésor » (1996 : 15).

L’entretien s’est avéré un « instrument » riche tout au long de la construction de ce travail, et ce de plus en plus à mesure des va-et-vient entre mes questionnements et les différents types d’observables construits. Il est cependant vrai, dans mon cas, que lorsque j’ai tenté d’appliquer certains de ces instruments (conseillés ou à mon initiative d’ailleurs), la richesse du matériau que je souhaitais explorer se perdait, comme le grand coup de massicot d’un cadre qui en couperait de larges pans qui dépassent, pour ne laisser qu’une forme d’image, certes cadrée, mais ayant perdu la majorité de son sens, de sa perspective. Kaufman semble attribuer cela à une forme d’équilibre à trouver entre des observables riches, obtenus par une approche souple, voire « molle » et d’autres, pauvres, obtenus par une approche cadrée et une technique très arrêtée. Cet équilibre serait à trouver dans une approche « ping-pong » d’alternance « entre le riche mais mou et le dur mais pauvre » (Idem 16). Il me semble que la production des observables passe également par la question de la posture du chercheur, dont l’approche de recherche dépend, et sans laquelle les « instruments », très souples ou très cadrés, n’ont pas de « moteur » (cf. infra).

Ma première préoccupation concerne le fait que je souhaite prendre en compte les observables jugés pertinents pour proposer une interprétation qui « rende compte au mieux » des enjeux actuels liés aux langues. Rendre compte au mieux, c’est ici tenter de respecter et de construire une approche qui n’« aplatisse » pas les perspectives esquissées par les témoins, comme un relief géographique qui se trouverait déformé par une projection établie pour un autre type de carte. La métaphore fait certes appel à une image figée, mais elle est intéressante car l’image projetée du monde dépend du type de projection par laquelle on la représente.

Choisies en fonction d’un objectif précis, on trouvera des projections qui favorisent l’angle et la forme des continents au détriment de leurs proportions par exemple. Tout comme une carte du monde ne peut pas représenter toutes les caractéristiques des continents en un seul type de projection, je ne prétends pas ici tenter de tenir compte de tous les paramètres qui pourraient être considérés comme caractéristiques de la situation sud-africaine. Pourrait-on d’ailleurs prétendre à savoir les identifier ? Ces paramètres prennent de toute façon leur spécificité par inscription dans une relation d’altérité : chaque recherche étant ainsi située, cela implique que l’on ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la représentativité des observables construits dans cette recherche. Les caractéristiques des dynamiques sociolinguistiques dans l’éducation sud-africaine sont dégagées par l’apprentie-chercheure francophone française52 en fonction des rencontres altéritaires qui ont contribué à situer cette recherche. « Rendre compte au mieux » s’entend donc ici en

52

Moi en l’occurrence, non « interchangeable » (Robillard 2007b : 99-100) avec une autre « apprentie-chercheure francophone française » puisque cette recherche est le produit de rencontres altéritaires. Chaque rapport à l’altérité étant le produit de la construction identitaire, ces rencontres auraient donc été différentes pour une autre personne, pour une autre recherche.

fonction des « recadrages » (Coste 2006) ou des « contextualisations » (Castellotti, Moore 2008b) définis et opérés à partir des questionnements de cette recherche et des notions jugées pertinentes pour les analyser.

Reprendre l’image de la carte permet de filer la métaphore autour du type de centration : questionne-t-on, par exemple en Europe, le fait de majoritairement trouver des cartes du monde à la fois eurocentrées et orientées vers le pôle Nord ? Cette question met en avant le fait que toute manière de rendre compte d’une recherche est une interprétation subjective qui implique donc (au moins) la contextualisation de la personne qui la réalise, celle de ses interlocuteurs/ destinataires, ce dont cette personne rend compte ainsi que de ses intentions. En plus de la réflexivité qui semble ainsi nécessaire, l’image de la carte met donc également en avant l’intérêt de questionner la manière dont on construit la recherche et, par là même, impose l’intérêt d’un regard critique sur sa propre situation.