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DEUXIÈME CHAPITRE: CADRE CONCEPTUEL

2.1 L’apport de la poïétique et la capacité se dépasser

2.1.1 La poïétique plus que l’esthétique, le processus et le produit

Pour mieux comprendre l’amplitude qu’offre pour notre réflexion l’apport de la poïétique, il est important, comme déjà introduit au premier chapitre, de comprendre cette science de l’art dans un rapport avec l’esthétique, mais aussi son détachement qui la rend autonome. La poïétique s’intéresse aux conduites créatrices, au travail de la création, au processus de mise en forme dans ses moindres détails et détours qui mènent à l’œuvre, soit un produit final. L’esthétique, pour sa part, s’intéresse au produit final, l’appréciation des valeurs transmises dans l’objet ou l’évènement et le jugement critique de la portée artistique.

C’est à Valéry (1938), issu de la création littéraire, que nous devons le terme “poïétique”. Pour sa part, le Groupe de recherches esthétiques du CNRS – devenu en 1984 le Groupe philosophie de l’art et de la création – «a élargi la position de Valéry à tous les secteurs de l’art et même aux opérations créatrices que l’on peut repérer dans les domaines économiques, sociaux et politiques» (Souriau, 1990, p. 1152). C’est par la suite que

Passeron (1975, In Souriau, 1990, dans la série Recherches poïétiques, donnera à la poïétique sa spécificité en ces termes:

[…] étude de la structure dynamique qui relie l’auteur (qu’il soit individuel ou collectif) à telle œuvre (qu’elle soit ou non achevée ou réussie). Orientée vers l’œuvre à faire, cette structure est opératoire. Elle est donc ouverte et tributaire de la réalité dans laquelle l’œuvre va prendre corps. (Ibid.)

Passeron (1989), poursuit la distinction entre la poïétique et l’esthétique. Il affirme que la poïétique «est la promotion philosophique des sciences de “l’art qui se fait” et que l’esthétique est la promotion philosophique des sciences de “l’art qui se consomme”» (Ibid., p. 16). Dans cette perspective par exemple, la poïétique pose le regard interne sur la peinture, considérant une pratique artistique et le travail de la création évoluant en atelier. Dans le sens esthétique, la peinture est un évènement public qui s’expose en lieu muséal et de galerie d’art.

Le concept d’instauration

Selon Souriau (1990), qui a introduit le concept d’instauration, la poïétique est l’étude «scientifique et philosophique des conduites créatrices d’œuvres» (p. 1152), ce qui regarde le processus de mise en forme de l’œuvre, la mise en production pendant que l’esthétique se concentre sur l’œuvre, le produit. La poïétique selon cet auteur, porte un regard critique sur les concepts qui concernent la création dans ces rapports «avec ceux de production, fabrication, instauration, élaboration, travail, oeuvre et art, compte tenu de tous leurs corollaires» (Ibid.).

Plus spécifiquement, la poïétique et “l’œuvre en train de se faire” (Valéry, 1938) visent en temps réel les rapprochements entre l’art et la création, la théorie et la pratique de l’art, le travail pratique de l’artiste dans l’action de la création. Elles concilient les tensions entre la part du travail psychique et le travail périphérique de la pratique artistique en arts visuels. C’est aussi l’actualisation du concept de création, qui devient travail et production.

La poïétique s’intéresse aux étapes d’une conduite instauratrice, soit le processus menant à la production de l’œuvre, d’un point de vue interne, pendant que l’esthétique, d’un point de vue externe, se consacre à la dimension sémiotico-perceptive et émotionnelle de l’œuvre terminée (Paillé, 2002) vue, soit le produit. En ce sens, les auteurs Souriau (1939) et Hegel (1941) ont placé l’art dans ces rapports avec l’activité instauratrice, qu’est la création. Valéry (1938) et sa succession Pommier (1946), définissent la poïétique en ces termes: «C’est tout ce qui a trait à la création […] d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen» (p. 7). En fait, l’objet étudié par Valéry (1938), “l’œuvre en train de se faire”, implique à divers niveaux le travail de la création sur la matière, les choix techniques, les choix esthétiques, la réflexion, le questionnement, le contexte et le hasard.

Le processus d’instauration est, selon Souriau (1990), «tout processus, qui peut être abstrait ou concret, d’opérations créatrices, constructives ou évolutives, qui conduit à la position d’un être […] avec un éclat suffisant de réalité» (p. 892). L’instauration «suppose une dynamique, une expérience active menée à son terme qui est une existence. L’instauration tend vers une œuvre» (Ibid.). Dans cette voie de compréhension, la création s’avère encore comme un concept métaphysique, pendant que «l’instauration a le sens bien précis d’une expérience dialectique qui conduit à donner l’existence à une œuvre» (Ibid.). Pour Souriau (1990), l’instauration offre trois points de regard, soit: 1) un sur l’instauration d’une œuvre d’art; 2) l’autre sur l’instauration de l’œuvre complète de l’artiste; 3) un dernier sur l’instauration des systèmes esthétiques.

La dynamique interne d’instauration, selon Souriau (1939, 1990), implique trois regards sur ce processus vu en progression constante. Le premier regard interne sur le processus d’instauration – nous ajoutons sur le travail de la création ou travail créateur – comporte quatre grandes lignes directrices, à savoir:

 C’est dans l’idée de mouvement, de progression, de cheminement suivant un fil

conducteur qui est comme une “arabesque intime”, que s’effectue une progression qui n’est pas nécessairement linéaire et qui peut revenir sur ses pas;

 Ce déplacement, cette mise en action, s’avère le point de départ de l’instauration qui

suppose un temps de réflexion, une méditation ou une rêverie qui, à partir d’objets, matières, odeurs, sons et autres, réveillent l’imagination qui prend son envol. Souriau (1990) précise que «l’instauration saisit, filtre, retient et pose à part les actes essentiels qui structurent cette méditation, […] cette structure est une mise en forme de ce qui a été trié à partir du donné» (Ibid., p. 892);

 La forme devient une direction, un point de vue, une perspective, une composition

picturale et autres. Puis c’est le rapport de cette progression, dans une relation avec le point de départ, qui incite à faire un choix parmi des choix possibles pour produire l’œuvre;

 Il faut comprendre que la mise en forme demande une structure qui s’appuie sur une

recherche dynamique vers une proposition signifiante. C’est la dynamique interne de l’œuvre qui est en progression à travers les forces d’opposition qui se manifestent et tendent à trouver un lieu de médiation. C’est la fin ou le recommencement, ou l’inachevé ou une modification dans le parcours vers une plus grande possibilité de mise en forme acceptée.

Ce premier regard, d’un mouvement et de l’élaboration d’un fil conducteur dans le processus d’instauration, mène au deuxième regard.

Le deuxième point de regard sur «l’instauration de l’œuvre complet d’un artiste témoigne souvent d’une progression en zig-zag […] qui ne révèle pas une hésitation sur la route à suivre, mais constitue plutôt une ouverture, une proposition» (Ibid., p. 893).

Le dernier point de regard est dirigé sur l’instauration des systèmes esthétiques (Ibid.) et considère non seulement les œuvres, mais bien l’édification de la pensée esthétique et ses théories à partir des œuvres et leur instauration.

Le processus d’instauration, selon Souriau (1990), se rapproche des phases du travail de la création selon Anzieu (1981). Pour Souriau (1990), seule la dynamique interne de

l’instauration est valorisée. Tandis qu’Anzieu (1981), dans l’ancrage psychanalytique, présente dans les cinq phases du travail de la création, les rapports entre une dynamique interne, soit la production en atelier, et aussi une dynamique externe, voire celle de “produire au dehors”, à l’extérieur, qui mène à l’exposition de l’oeuvre au public et l’engagement d’une responsabilité sociale. Dans ce continuum de réflexion, il s’avère important de considérer l’instauration: d’un trajet créateur (Souriau, 1956); d’un cheminement, d’une continuité, d’un mouvement et d’une visée (Gaillot, 1997; Roux, 1999); d’une ‘‘forme-trajet’’ (Bourriaud, 2009) qu’il identifie lors d’une entrevue comme étant une trajectoire (Ibid., 2010). C’est cette dernière appellation que nous retenons. Dans cette direction vectorisée, les phases du travail de la création (Anzieu, 1981) et un rapprochement avec le concept de démarche de création (Gosselin, 1991), initient la réflexion de la démarche artistique et la capacité se dépasser au cœur de la présente thèse.

Une science normative

La poïétique est, selon Passeron (1989), la «science normative des opérations instauratrices, ou mieux, comme la science normative des critères de l’œuvre et des opérations qui l’instaurent» (p. 21).

Concrètement, la poïétique met de l’avant des méthodes qui tentent le rapprochement avec “l’œuvre en train de se faire”, dont nous saisissons la réflexion normative appliquée à partir de l’activité instauratrice du travail de la création en art contemporain. À cet effet, Passeron (1989) distingue à l’intérieur de la poïétique générale, les trois espèces suivantes:

 Une poïétique formelle, qui tente de saisir dans le faire et l’objet

créé ce qu’il y a de créateur dans tout acte créateur quel qu’il soit;

 Une poïétique dialectique qui considère les relations entre l’objet

créé, le geste créateur de l’artiste sur la matière prenant forme et les domaines touchés;

Une poïétique appliquée pour chaque forme d’art qui selon les

modalités intentionnelles aide à distinguer ce qui est l’art, l’artisanat, l’art décoratif, l’art commercial, l’art de loisir, et autres. (p. 23)

L’articulation entre ces trois espèces de poïétique est retenue dans l’effectuation de l’analyse des données recueillies suite à notre expérimentation.

Une dynamique du projet et les valeurs

L’objet de la poïétique, c’est la création qui relève d’une dynamique du projet. Elle est l’a priori des a priori, lequel implique la puissance de créer la valeur. En ce sens, «l’œuvre est porteuse de valeurs» (Ibid., p. 28). La poïétique est tributaire de valeurs inhérentes qui se traduisent dans des attitudes et le travail qui s’effectue. Par exemple, le respect du matériau est une valeur inhérente au travail instaurateur. Pour l’esthétique, c’est surtout l’apparence qui compte et, sur ce point, l’art peut être trompeur. Pour l’artiste au travail et pour la poïétique, le rapport avec le matériau est une valeur intrinsèque à l’action du faire. Une autre valeur inhérente au travail instaurateur, est le temps. L’esthétique n’aime pas le temps qui passe. Pensons par exemple, aux problématiques soulevées par la conservation des œuvres d’art. Pour la poïétique, au contraire, le temps fait son œuvre dans l’exercice d’une plus grande attention et d’acte de patience dans la conduite créatrice.

La poïétique présente le travail de création artistique comme activité exemplaire ancrée dans la dynamique d’un projet qui, selon Passeron (1989), «élargit sa perspective à toutes les activités instauratrices quelles qu’elles soient, la notion d’œuvre (comme fin) et d’art (comme moyen)» (p. 29). Dans cette voie d’ouverture, l’engagement instaurateur mène à une dialectique entre la philosophie de la conscience et une philosophie de la vie, qui permettent dans le travail de la création une marge d’aventure. C’est là, entre une intention de départ et une visée approximative d’arrivée dans le travail de la création, que la poïétique rend possible l’analyse positive et normative des moments de dérive, de glissement et d’écart qui transforment la matière pour la rendre œuvre.

Expression et création

Il ne faut cependant pas penser que le travail de la création est une activité qui s’ouvre à quiconque souhaite la vivre. Passeron (1989) soulève le problème différentiel qui permet de distinguer la création par rapport à toute autre activité humaine, entre autres avec

la dimension psychologique et les concepts de créativité et d’expression. Dans cette voie, il fait les distinctions suivantes: «s’exprimer et créer sont deux conduites qui se superposent souvent, au moins en partie, mais ne sauraient être confondues» (Ibid., p. 103). Créer, c’est plus que s’exprimer, c’est faire une œuvre.

L’expression et la création ne visent pas la même valeur. Dans la création, c’est l’œuvre qui est visée. Quand on “est à l’œuvre”, même si l’on ne sait pas très bien où l’on va, c’est le projet d’aboutir qui anime la conduite. Il y a donc, dans la notion d’œuvre, ou dans l’œuvre-à-faire telle qu’on le ressent, une sorte d’appel tout à fait analogue à l’appel de la valeur. Cette normativité fondamentale de l’œuvre est différente de la normativité afférente à une expression qui doit seulement être exacte (et si possible heureuse). Quand je m’exprime, je cherche surtout à être exact, quand je peins, je ne cherche pas à être exact, ou pas de la même façon. (Ibid., p. 104)

Travail de la création et production

La poïétique accepte l’idée du travail de la création, selon Souriau (1956), comme un travail productif, un travail humain, où l’instauration est «un passage du virtuel au concret» (Passeron, 1989, p. 128). Dans cette perspective, Souriau (1956) indique que «“l’agent instaurateur” est marqué par trois attributs essentiels: sa liberté, son efficacité, son errabilité» (p. 13). Cet agent intervient dans un drame à trois personnages: lui, l’œuvre à faire (virtuelle) et l’état présent (concret) “de l’œuvre en train de se faire” (Ibid.). Il est ici question du passage de la création à la production, comme si la création était devenue avec le temps un terme dépassé et que le terme production convient davantage à notre époque et à une réalité du quotidien. Selon Passeron (1989),

La production est l’activité qui pousse en avant un objet qu’un certain travail a fabriqué en transformant des matières premières. […] Le concept de création n’exclut pas celui de production, il s’intègre comme une espèce dans un genre. Celle-ci ne retiendra du concept de production que l’idée schématique de travail transformateur de matériaux. (p. 156)

Ce même auteur différencie le travail de la création ou travail créateur et la production en ces termes: «il élabore une œuvre singulière» (Ibid.) Cette différenciation

implique une diversité de possibles entre l’imitation et les variations créatrices, où il y a dérogation du métier et de la fidélité à un savoir-faire acquis. Une autre différence réside dans la conception d’un “objet-sujet” (Passeron, 1989) où l’œuvre devient un personnage, selon Dufrenne (1953), un “pseudo-sujet”. C’est ici qu’intervient l’ouverture à la notion de «l’appel au dépassement de soi» (Passeron, 1989, p. 158) et la compromission du créateur. La création est ainsi perçue en «une conduite productive qui se distingue par trois critères spécifiques: 1) la production d’un objet singulier, voire d’un prototype; 2) la production d’un objet ayant le statut d’une pseudo-personne; 3) et une production qui compromet son auteur» (Ibid., p. 161).

La poïétique issue de l’esthétique s’en distingue et s’en détache par son regard posé sur les conduites créatrices, le travail de la création et l’acceptation plus large du terme production. C’est aussi grâce à la poïétique que le trajet en temps réel du travail de la création peut s’effectuer entre la mise en processus et le produit dans ses dimensions interne et externe. À partir des conduites créatrices et des œuvres, la poïétique favorise de plus la réflexion normative et l’analyse d’un travail de la création, ses phases et ses tâches, qui contribuent à objectiver le haut lieu de la subjectivité si bien représenté par l’art et la création, et ainsi se rapprocher d’une objectivation du concept de démarche artistique.

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