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PREMIER CHAPITRE: PROBLÉMATIQUE

1.2 La formation professionnelle de l’artiste en arts visuels

1.2.2 La pratique artistique et l’art contemporain

Dans la formation artistique professionnelle universitaire, la pratique artistique en arts visuels fait référence en continu aux pratiques artistiques contemporaines. Cette dynamique contribue à mieux saisir le fait artistique dominant dans le milieu professionnel artistique et l’évolution du champ disciplinaire des arts visuels d’hier à aujourd’hui. Les points de vue externe et interne portés sur la pratique artistique permettent d’appréhender une certaine

réalité de la profession d’artiste en arts visuels dans notre société, mais aussi contribuent à l’objectivation recherchée du concept de démarche artistique.

Plus concrètement, la pratique artistique en arts visuels pour le Conseil des arts et des lettres du Québec (2003-2004) (CALQ) et le Regroupement des artistes en arts visuels (Azarria et Tamaro, 2001), correspond à la production d’œuvres originales de recherche ou d’expression, uniques ou d’un nombre limité d’exemplaires, exprimées par la peinture, la sculpture, l’estampe, la photographie, le dessin, l’illustration, les techniques multiples, les installations, la bande dessinée, la performance, la vidéo et les arts textiles, ou toute autre forme d’expression artistique connexe à ce domaine. Les activités désignées sous l’expression générique “arts plastiques” – encore utilisée dans le domaine de l’éducation artistique –, s’intègrent aujourd’hui à l’appellation plus large d’“arts visuels”. Les disciplines fondatrices comme le dessin, la peinture, la sculpture et la gravure peuvent être regroupées sous le terme “arts plastiques”. Mais la tendance des pratiques artistiques contemporaines d’utiliser des combinaisons plurielles, oblige à l’adoption de l’expression générique “arts visuels”. En effet, l’art contemporain combine des approches multidisciplinaire, pluridisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire débordant le concept traditionnel de l’art associé au terme “arts plastiques”.

La pratique artistique en arts visuels s’insère dans le “système” de l’art, notion que nous adoptons qui représente le milieu professionnel artistique où l’art contemporain règne depuis 1980 (Cauquelin, 1992, 1998; Couturier, 2004) et qui s’inscrit dans la sphère sociale (Cauquelin, 1992, 1998; Prescott, 2002, 2003). Deux points de vue sont portés sur le système de l’art contemporain ou le milieu professionnel artistique, et aboutissent sur la pratique artistique en arts visuels. Le point de vue externe est d’ordre social, systémique et théorique. Il considère, à partir du milieu professionnel artistique, les composantes suivantes: l’artiste, l’œuvre d’art, les disciplines artistiques, l’art contemporain, le phénomène artistique, les professionnels de l’art, le public et la société. L’autre point de vue interne, d’ordre psychologique et praxique, part de l’artiste. Il concerne la pratique artistique qui s’accomplit par le travail de l’artiste, soit la pratique de la création dans ses

dimensions psychique, pratique et périphérique (Anzieu, 1981; Paillé, 2002, 2004; Prescott, 2002, 2003). Ces points de vue externe et interne sur le milieu professionnel artistique créent une tension au sein même de la pratique artistique et de la formation artistique telle que comprise aujourd’hui; tension qui perdure depuis l’avènement de l’art moderne.

Du point de vue externe sur l’art contemporain, sur le milieu professionnel artistique et sur la pratique artistique en arts visuels, la réalité du système de l’art contemporain en rupture avec l’art moderne s’inscrit dans ce qui est maintenant convenu de nommer le postmodernisme. L’art contemporain redéfinit et questionne l’art à partir de nouveaux territoires, où tend le mixage entre tradition et modernité, où les œuvres n’affichent plus de style en soi, où le savoir-faire devient secondaire et négligeable, et où le savoir narratif globalisant n’est plus contrôlé.

Historiquement, Lyotard (1979) est l’un des premiers à décrire l’âge postmoderne, où la forme narrative du savoir disparaît. Cette dernière délaisse ainsi l’âge moderne, laquelle privilégiant une forme narrative, reflétait le savoir. Dans cet environnement, «il n’y a plus de discours globalisant à visée réconciliatrice où le destin commun de l’humanité et l’idéal qu’elle poursuit se trouveraient consignés. On assiste au morcellement du territoire de la connaissance, à son éparpillement en lopins de savoirs spécifiques» (Steinmetz, 2002, p. 283). Plus spécifiquement, l’art postmoderne affiche quelque chose que l’on ne peut se représenter. Il se traduit par une présentation de la négativité parce que «il n’y a plus d’horizon, d’universalité ou d’universalisation d’émancipation générale» (Lyotard, 1988, p. 36). Se manifeste ici un art marqué par la “déconstruction” qui, selon Derrida (1987), «désigne non la fin ou la destruction de la pensée philosophique mais, bien plutôt, la démarche qui consiste à examiner la façon dont sont construits les systèmes philosophiques» (p. 388).

Le système de l’art contemporain se concentre sur le questionnement de l’art, directement à partir de l’œuvre, sur la pratique artistique, voire sur l’attitude de l’artiste. Cette nouvelle dynamique illustre une transition. L’art est passé d’une société de

consommation valorisant le slogan production-distribution-consommation, à un régime de communication et de globalisation (Bourriaud, 2009). Ainsi, l’art contemporain contribue à rendre le langage universel dominant, et en même temps, le conteste et le critique. Selon Cauquelin (1992), «s’efface peu à peu la présence positivée d’une réalité donnée par les sens, les sens data, au profit d’une construction de réalité au second degré, voire de réalités au pluriel, dont la vérité ou la fausseté ne sont plus des marques distinctives» (p. 45).

L’expérience esthétique de la pratique artistique de l’art contemporain passe donc à l’expérience dite artistique, celle de l’expérience globalisante de l’art, reprise par la science de l’art, la poïétique (Passeron, 1989; Souriau, 1939; Valéry, 1938). Cela ne signifie pas l’abandon d’une expérience pour l’autre, mais plutôt la combinaison des possibles expériences qui poussent toujours les frontières du déjà fait vers l’exploration de nouveaux territoires. Dans cette voie, l’expérience artistique contribue, comme déjà indiqué, à rendre à l’art son autonomie (Lenain, 2002). Ici les normes, les critères, les règles de l’art ne s’appliquent plus, ils se renouvellent directement à partir des pratiques artistiques proposées par les artistes.

Selon Cauquelin (1992), le “phénomène artistique Marcel Duchamp” (1917), artiste du mouvement dadaïste et du ready made, représente bien «le modèle d’un comportement singulier qui correspond aux attentes contemporaines» (p. 65). En raison de sa prise de position concernant l’art et de sa pratique artistique autour des ready made – objet du quotidien consacré dans un espace muséal –, il y a distinction entre la sphère de l’art, l’expérience esthétique et les rôles critiques assignés par les individus du milieu professionnel. Dans ce cas, la sphère de l’art n’est plus restrictive et s’ouvre à d’autres sphères d’activités, et pourrait même s’y intégrer. Pour sa part, Cauquelin (1992) ajoute que l’art «étant un système de signes parmi d’autres signes, la réalité qui y est dévoilée est construite par le langage qui est le moteur déterminant» (p. 66).

Des pratiques artistiques contemporaines se sont distinguées dans le système de l’art, issues du milieu professionnel artistique, et se sont regroupées, selon Cauquelin (1992), en

trois séries: 1) à la suite de Duchamp et Warhol, l’art conceptuel, l’art minimal, le land art (Smithson), où s’effectue le travail sur le langage (Andre, Burn, Carl Nauman, Kosuth, Venet, Weiner, Wilson); 2) le travail sur les lieux (Buren); 3) le travail du minimalisme (Don Judd, Sol LeWitt, Ad Reinhard, Stella). D’autres pratiques se sont également refusées aux caractéristiques conventionnelles, dont: a) le mouvement Support-Surface (1983) et le retour à la picturalité, en mettant à l’épreuve tout ce qui construit la tradition du tableau peint (cadre, toile, accrochage, site, institution); b) la réaction ou le néo-art (figuration libre, installation, action painting, bad painting, body art, funk art, graffiti); c) l’art technologique, mail art (Roy Ascot, Don Foresta), art sociologique (Fred Forest), art vidéo (Dan Graham), les nouvelles images ou “technimages”. Toutefois, malgré ces regroupements de pratiques artistiques contemporaines, l’art continue d’évoluer et se révèle au fur et à mesure à travers l’émergence de nouvelles pratiques artistiques en arts visuels.

Les pratiques artistiques en arts visuels au Québec

Les pratiques artistiques en arts visuels au Québec, particulièrement au XXe siècle, sont aussi marquées par le passage entre la modernité et l’art contemporain. C’est ce qui ressort du Forum sur les arts visuels au Québec tenu en 2006, organisé par le CALQ, le ministère de la Culture et des Communications (MCC) et la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).

En fait, les pratiques artistiques en arts visuels au Québec ont été influencées par la tradition européenne pendant plus de 300 ans. C’est au XXe siècle que se manifeste la modernité artistique, comprise comme rupture et opposition à la tradition. Cette modernité artistique du côté francophone naîtra plus particulièrement à l’intérieur d’une institution publique, les écoles d’enseignement, surtout celle de l’École des Beaux-Arts de Montréal (1920). Les années 1940 sont marquées par Borduas et le Refus global (Borduas, 1948; Bourassa et Lapointe, 1988). Par la suite, Pellan, avec Prisme d’Yeux en 1948, et des regroupements d’artistes comme les Plasticiens en 1955, transforment et continuent de renouveler le langage moderne des arts visuels. Dans les années 1960, le champ artistique se solidifie avec le développement du marché de l’art contemporain, la critique spécialisée

et la réalisation du premier musée d’art contemporain au Canada, à Montréal. Depuis, les pratiques artistiques contemporaines au Québec empruntent manifestement le positionnement pour ou contre le langage universel de la sphère de l’art, le langage de l’art contemporain. À ce sujet nous verrons l’apport de certaines pratiques artistiques contemporaines au Québec issues du milieu professionnel artistique dans la recherche d’indicateurs, pour tenter au chapitre deux, l’objectivation de la démarche artistique.

Actuellement, du point de vue externe, les pratiques artistiques sont monopolisées par l’art contemporain dans le milieu professionnel artistique. Mais qu’en est-il, dans ce même contexte du point de vue interne, sur la pratique artistique en arts visuels?

La pratique artistique en arts visuels, du point de vue interne – tout en supportant la pression médiatique venant du point de vue externe du système de l’art contemporain –, revêt sa propre réalité. Telle que vécue par les praticiennes et praticiens de l’art, la pratique artistique en arts visuels demeure, d’une part, une action de savoir-faire technique qui transforme des matières de tout genre (noble, pauvre, récupérée et technologique) et d’autre part, une action de savoir-être, lesquelles engagent des attitudes, des interventions, des événements et autres vécus à explorer. Selon Roux (1999), la pratique artistique se caractérise par «une dynamique d’action et de réflexion» (p. 145). Aussi, «elle ouvre à des “démarches d’exploration”, provoque des “résolutions singulières” et suscite l’expression personnelle. Toutes ces opérations constituent la condition d’émergence favorisant l’accès à “l’artistique”» (Ibid.).

C’est ici à l’interne, où la pratique artistique est ancrée dans la pratique de la création, que nous privilégions personnellement comme artiste professionnelle enseignante, la terminologie et le modèle du travail de la création selon Anzieu (1981). C’est aussi l’espace-temps, où seul l’artiste peut réellement réfléchir et théoriser à partir de sa pratique artistique. Les théoriciens de la poïétique (Passeron, 1989; Souriau, 1939; Valéry, 1938) se rapprochent de cette zone intime et privée qui cherche à comprendre la pratique artistique et “l’œuvre en train de se faire”, que nous développerons dans le second chapitre.

La pratique de la création, le travail de la création

La pratique de la création, soit le travail de la création que nous privilégions, tel que visé par la dynamique interne et centrale de la pratique artistique en arts visuels, intègre le travail psychique (Anzieu, 1981; Paillé, 2002), le travail pratique (Paillé, 2002, 2004; Passeron, 1989; Prescott, 2003) et le travail périphérique (Prescott, 2002). Le travail de la création, dans ses rapports avec l’art contemporain, questionne l’art même et sa pratique.

C’est dans cet esprit du travail psychique qu’Anzieu (1981) propose sa théorie de la poïétique, qui se veut d’orientation psychanalytique, et les cinq phases du travail de la création suivantes:

 Éprouver un état de saisissement créateur;

 Prendre conscience d’un représentant psychique inconscient;

 L’ériger en code organisateur de l’œuvre et choisir un matériau apte à

doter ce code d’un corps;

 Composer l’œuvre dans ses détails;  La produire au-dehors. (p. 93)

Notre expérience de la pratique artistique en arts visuels s’appuie fondamentalement sur cette conception et les cinq phases du travail de la création, tout en fusionnant les phases 1 et 2 dans un même bloc intitulé Bloc 1 Intention que nous définissons dans la planification de l’enseignement.

Le travail pratique est le travail de production où, selon Paillé (2004), «l’exploration s’engage simultanément sur deux axes: d’un côté, les expériences techniques, matérielles, formelles et plastiques; d’un autre côté, une ébauche de conceptualisation de la logique organisationnelle du projet de création» (p. 41). Dans le sens poïétique, le travail pratique correspond à une approche expérientielle où des processus dynamiques sont mis en action dans la création d’une œuvre, quel que soit le type de pratique artistique. L’approche poïétique s’appuie sur le geste et la parole du créateur qui «est en définitive le seul à connaître les rapports précis du faire et de l’être» (Ibid., p. 11).

Le travail périphérique, tel que conçu par Prescott (2002), met en relation l’artiste, l’œuvre et le public. Pour cette artiste, chercheure et auteure, «la notion de pratique de l’art est beaucoup plus vaste que la stricte création artistique, parce qu’elle reconnaît tous les types de présences de l’artiste dans la sphère de l’art» (Ibid., p. 1). Elle ajoute également que dans le sens poïétique, «la micropolitique de l’artiste, soit les décisions de toutes sortes que l’artiste a prises, non seulement pour que l’œuvre se concrétise mais aussi pour qu’elle existe socialement» (Ibid., p. 2) intéresse grandement le public. Cette ouverture à l’autre dans le travail périphérique de la pratique artistique, se rapproche du concept de médiation tel que compris dans le contexte du système de l’art contemporain (Lacerte, 2007; Savoie, 2000) et de l’avènement d’une société à caractère culturel.

L’apport de la dimension culturelle

Si jusqu’ici nous avons abordé la pratique artistique en arts visuels par les points de vue externe et interne sur le système de l’art contemporain, plus spécifiquement cette dernière interpelle également les pratiques artistiques contemporaines qui se font ailleurs et au Québec dans le milieu professionnel artistique. Ce contexte ne peut faire abstraction du phénomène de la culture, soit la société culturelle qui détient de plus en plus un pouvoir décisif et politique dans notre société.

Sur le plan artistique, la dimension culturelle sème la confusion dans le système de l’art contemporain, le milieu professionnel artistique et auprès du public. Selon Cauquelin (1992), entrent en jeu toutes les possibilités de “faire de l’art et d’être créatif”. Pour cette auteure, l’art «est le lieu de réunion symbolique unificateur des différences qui doit faire fonction de liaison et se substituer à une cohésion difficile à trouver, en somme tenir lieu de consensus politique» (Ibid., p. 122). Dans ce contexte culturel, le qualificatif artistique n’a de sens que pour l’image de quelque chose réalisé par un artiste qui fait de l’art. L’activité de création dans un état culturel devient

par cette pratique universalisante, la communicabilité de l’art, dont Kant faisait le devoir, devient la règle. Autre bénéfice, celui de la politique, l’art en s’internationalisant devient le signe d’une volonté de rassemblement, d’entente, à laquelle les régimes politiques ne peuvent

se dérober. L’image symbolique d’une nation se trouve en prise avec cet impératif. D’où les prises de position d’un “état culturel”. Et reste une impression confuse et où est l’art, où est l’artiste et, paradoxalement, arrive sa “mise à l’écart”. (Ibid., p. 125)

Dans la voie critique des enjeux de l’étatisation de la société culturelle, plus particulièrement de l’institutionnalisation de l’art contemporain et de la professionnalisation de l’artiste, Lacerte (2007) indique que cette situation «a contribué à creuser l’écart entre l’art et la vie» (p. 48). Elle précise sa pensée dans la question suivante: «Comment les artistes devenus des professionnels et des entrepreneurs de l’art peuvent-ils maintenant “cracher dans la main de celui qui les nourrit”?» (Ibid.). Et si l’art contemporain questionne l’esthétique, l’État a repris l’expression générique “esthétique” (Ibid.). Selon Lacerte (2007), l’art contemporain se manifeste comme «un divertissement anesthésiant le peuple pour des considérations économiques» (p. 48). La sphère de l’art contemporain n’échappe pas à la réalité sociale où ces mêmes considérations mènent le monde. Notre recherche sur la réalité de la place de l’art qui se fait aujourd’hui, ne peut faire abstraction de ces considérations qui monopolisent les choix de société jusque dans nos institutions universitaires et qui aboutissent dans les programmes et les objectifs de formation professionnelle en arts visuels.

Nous constatons l’emprise du système de l’art contemporain et de son institutionnalisation sur les pratiques artistiques en arts visuels dans le milieu professionnel artistique. Les points de vue externe et interne sur la réalité de la pratique artistique sont importants pour comprendre les ramifications du système de l’art. Cette dynamique dénonce une certaine rupture avec l’esthétique telle que promue et fait place à une esthétique critique, à une négativité de la déconstruction et de la ‘‘différance’’(Derrida, 1987). C’est aussi à la fonction critique de la société culturelle, qui remet en valeur l’expérience esthétique, que réagit l’art contemporain. Conséquemment, l’art subit des mutations profondes qui se répercutent dans la pratique artistique et son enseignement. Paradoxalement, c’est là que se joue l’autonomie réelle de l’art, de l’artiste, au nom de la pratique de la création, des compromis, des écarts, des résistances, des pratiques hors site et des nouvelles pratiques artistiques. Cette réalité complexe de la pratique artistique dans le

contexte de l’art contemporain s’inscrit dans le mouvement de professionnalisation promu par notre société et l’émergence du concept de démarche artistique.

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