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5. PLAY DESIGN, PLAYFUL DESIGN ET SERIOUS PLAY DESIGN

5.4. Playful design

5.4.1. Playful design, un concept invalide ?

L’idée de designer l’expérience elle-même est impossible selon Laudati et Leleu-Merviel. Par conséquent si l’on traduit « Playful design » par l’idée de designer l’expérience pour qu’elle soit de nature ludique, comme peut le sous-tendre notre traduction, cela n’a pas réellement de sens. En effet, nous savons à présent que l’expérience est un processus dynamique et que nous passons par tout un ensemble d’émotions différentes et de transformations durant une même expérience comme celle du jeu, comme le confirme Genvo. A cela se rajoute le fait que notre perception du jeu est plurielle et fluctuante en fonction de notre culture, notre histoire, du contexte, de ce qui nous fait sens... Et quand bien même le jeu est bien perçu comme tel, l’un de ses critères distinctifs est précisément d’être « incertain ».

Face à ce constat, le « Playful design » apparenté à l’idée de designer l’expérience elle-même pour lui donner un caractère ludique ne semble pas valide. Cependant, il convient de rester

prudent. En effet, il est possible que d’autres approches soient associées au concept de « Playful design ». Il faut donc bien s’en assurer avant d’invalider éventuellement ce concept. Pour ce faire, nous allons le vérifier à travers la lecture de textes anglophones convoquant le vocable « Playful design » afin d’étudier de quelle manière il est convoqué.

5.4.2. Exploration des emplois associés à « Playful design »

Nous commençons par les écrits de Ferrara que nous avons déjà introduits. En parcourant son ouvrage, il est intéressant de noter qu’il n’évoque jamais explicitement le terme « Playful design » hormis pour le titre de son livre et pour intituler la troisième partie de l’ouvrage. Cette dernière convoque quatre chapitres intitulés respectivement : « Game for Action » ; « Game for

Learning » ; « Game for Persuasion » et « How Games Are Changing » (Ferrara, 2012, p.vi).

Tout s’articule de ce fait autour du jeu au sens de « game » et du game design que nous pouvons étendre à du « serious game design » au regard des vocables « Action », « Learning » et « Persuasion » qui correspondent à des visées utilitaires. Il s’agit donc pour Ferrara de prendre en compte le(a) joueur(se) dans la mise en place du Gameplay, ce qui nous ramène aux

Dynamics de Brathwaite et Schreiber. Ainsi l’emploi des UX de Ferrara nous ramène in fine au

Play design. Nous mettons donc de côté, pour la suite de notre exploration, les articles convoquant le « Playful design » dans l’idée d’opérer du game design ou du design d’interfaces à l’instar d’objets Internet (Internet of things (IoT)) comme en conçoit par exemple Paul Coulton (Coulton, 2015).

Dans cette exploration, nous identifions également les écrits de Deterding et de chercheurs s’y référant à l’instar d’Oliver Korn et Stefen Tietz qui écrivent : « En utilisant des éléments de la

conception de jeux, les concepteurs tentent de rendre ces activités plus intéressantes et plus enrichissantes. Cette application de « Playful design » s'appelle la gamification » (Korn et

Tietz, 2017, p.209)59

. Puisque les écrits de Deterding se basent sur ceux de Ferrara et que ce dernier se réfère finalement à du Play design via le Game design, nous pouvons également mettre de côté les écrits de Deterding et autres chercheurs s’y référant.

En poursuivant notre exploration, nous pouvons recenser les écrits de Claus D. Jacobs et Loizos Heracleous qui nous exposent, dans le cadre du design thinking appliqué à la stratégie d’entreprise, la manière de convoquer du « Playful design ». La lecture de leurs écrits révèle une méthode en quatre étapes visant à faire réaliser aux participants des prototypes individuels

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puis collectifs avant de débriefer (Jacobs et Loizos, 2007). Le « Playful design » tel qu’exposé dans cet article décrit au final les principales articulations d’un atelier de co-design qui peut le cas échéant proposer l’emploi de design games, c’est-à-dire des Serious Games dont la vocation est de favoriser la créativité et le travail de groupe (Alvarez et al. 2019). Nous sommes donc dans une approche visant à s’appuyer sur une médiation par le jeu pour atteindre une visée utilitaire. Cela nous renvoie de ce fait à la notion de Play design et sans doute par extension à du Serious Play design. Nous écartons donc pour la suite de nos recherches des articles présentant un emploi similaire de « playful design » dans le cadre du Codesign.

Les écrits d’Anne Galloway, Jonah Brucker-Cohen, Lalya Gaye, Elizabeth Goodman et Dan Hill abordent la thématique du « Design for Hackability » littéralement le « Design pour le piratage ». Durant les échanges retranscrits, il est évoqué que « Le design pour le piratage est

mieux décrit comme étant une pratique de conception critique et amusante (critical and playful design practice) inspirée par des hackers historiques et actuels… » (Galloway et al, 2004)60

. Dans ce contexte, il s’agit de définir la nature de la conception qui est de nature « amusante » et non de designer pour une visée amusante. Nous écartons de la sorte de notre exploration les autres écrits où l’emploi de « playful » vient ainsi qualifier le design lui-même.

Cette exploration touche à sa fin. Si nous écartons l’approche de Galloway visant à qualifier le design lui-même, nous recensons des emplois en lien avec le Game design, le Serious game design et l’emploi de Serious Games. Nous semblons donc nous diriger vers un recouvrement du « Play design » et du « Playful design ».

Pour s’en assurer, nous recherchons à présent les définitions données à la notion de « Playful design ».

5.4.3. Exploration d’une définition associée à « Playful design »

Dans nos recherches, nous n’avons recensé qu’une seule définition en lien avec le « Playful design ». Il s’agit de celle de Simone de Sousa Borges, Vinicius H. S. Durelli, Helena Macedo Reis et Seiji Isotani qui proposent l’approche suivante : « Le Playful design c’est l’utilisation

d’esthétiques (Aesthetics) basées sur le jeu ou d’une utilisabilité restreinte basée sur des éléments de jeu dans des contextes autres que le jeu, dans le but d'attirer l'attention de l'utilisateur. Ces éléments sont utilisés pour amuser les utilisateurs et provoquer une réaction

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Traduction de l’auteur. Texte original : « Design for hackability is best described as critical and playful design practice

émotionnelle. Un exemple réussi est la page Twitter connue sous le nom de « Fail Whale ». Chaque fois qu'il y a une surcharge sur les serveurs, au lieu d'afficher une page ennuyeuse avec un message d'erreur standard, une image représentant une douzaine d'oiseaux, de twitters, essayant de soulever une baleine est affichée » (de Sousa et al., 2014)61

.

Cette définition pose clairement les objectifs recherchés par le Playful design, à savoir attirer l’attention de l'utilisateur pour amuser les utilisateurs et provoquer une réaction émotionnelle. Pour cela il convient de mettre en place les modalités que représente l’emploi d’éléments de jeux. Cela s’apparente à la mise en place de modalités visant à cadrer l’expérience des utilisateurs, donc à du Play design.

Néanmoins, l’exemple donné de la page « Fail Whale » sème la confusion (cf. Figure 10).

Figure 10 : Visuel « Fail Whale » (Twitter, 2013)

En effet, de prime abord, il s’agit d’un visuel infographique, donc d’une image. Qu’une image soit à même de susciter une réaction émotionnelle n’est pas nouveau. Le 3e

art, à savoir l’art visuel, qui comprend notamment la peinture et le dessin, est une pratique ancestrale. Plusieurs dessins peuvent susciter de l’amusement chez les spectateurs à commencer par les caricatures, les dessins humoristiques et les dessins de presse. A présent, il peut être précisé que les images peuvent faire référence à des Game bits ou des avatars issus de jeux. Si l’on convoque par exemple le personnage Pacman pour construire un visuel, la référence au jeu est de ce fait établie, à condition que la référence au jeu soit connue des utilisateur(rice)s. Ainsi avec l’exemple de « Fail Whale », on ne voit pas trop la référence à un jeu. A moins de considérer que Twitter soit un jeu comme l’a suggéré le présentateur Charlie Brooker dans son show

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Traduction de l’auteur. Texte original : « Playful design is using game-based aesthetics or limited usability based on game

elements in non-game contexts with the purpose of drawing the user's attention. These elements are used to amuse users and cause an emotional response. One successful example is Twitter’s page knows as “Fail Whale”. Whenever there is an overload on the servers, instead of a boring page with some standard error message, users are presented with a drawing of a dozen

télévisé en 2013 (McNeil, 2016). Ce que rien n’interdit puisque, comme évoqué précédemment, le jeu est une perception subjective (cf. 1.3.).

Cependant, en recensant seulement une image, nous sommes en-deçà de la base minimale de jeu que nous avons établie précédemment car nous n’identifions ni Métabrique, ni Brique de Moyen (cf. Figure 4 ; Figure 5). Proposer une image, revient par conséquent à nous positionner dans le cas où nous ne disposons que d’un Game bit à contempler (cf. 2.5.2.). Dans ce cas, nous ne pouvons donc convoquer la notion de « Play design » qui implique du jeu via le « Play ». Est-ce à dire que le « Playful design » se situerait à ce niveau, lorsque l’on convoque des éléments de jeu pour aller en-deçà de la base minimale de jeu ? C’est-à-dire à produire un visuel faisant une référence plus ou moins établie avec du jeu ?

Analysons plus attentivement la définition proposée par de Sousa et ses collègues pour s’en assurer.

5.4.4. Notion d’Aesthetics

La lecture de la définition de « Playful design » fait transparaître en premier lieu un pivot central basé sur le vocable « aesthetics » en anglais, soit « esthétiques » en français. Que désigne un tel vocable ? De prime abord, nous pourrions le rattacher à l’Art ou à la philosophie de l’art qui étudient pour le dire rapidement « le sens du beau ». C’est à quoi pourrait nous faire penser l’emploi du visuel « Fail Whale » donné en exemple pour illustrer le concept de « Playful design ». Cependant, le pluriel attribué à « Aesthetics » interpelle. Si l’article de de Sousa et ses collègues ne mentionne pas de lien avec la référence, dans le cadre du Game design, nous recensons un modèle nommé « MDA » proposé par Robin Hunicke, Marc LeBlanc et Robert Zubek, que nous avons juste mentionné pour l’instant. MDA est l’acronyme de «

Mechanics-Dynamics-Aesthetics ». Nous avons déjà présenté les concepts de Mechanics et de Dynamics

par l’intermédiaire des écrits de Brathwaite et Schreiber (cf. 4.3.). Le concept « Aesthetics », précisément au pluriel, est quant à lui relié aux Dynamics et correspond « aux réponses

émotionnelles exprimées chez le joueur » (Hunicke, LeBlanc et Zubek, 2004).

Les trois chercheurs recensent ainsi huit « émotions » sous la bannière « Aesthetics » qui sont : - « Sensation - Game as sense-pleasure » (Sensation – jeu comme plaisir des sens)

- « Fantasy - Game as make-believe » (Imagination – jeu comme faux-semblant) - « Narrative - Game as drama » (Narratif – Jeu comme drame)

- « Challenge - Game as obstacle course » (Défi – Jeu comme course d’obstacle)

- « Fellowship - Game as social framework » (Association amicale – Jeu comme lien social) - « Discovery - Game as uncharted territory » (Découverte – jeu comme territoire inconnu)

- « Expression (Game as self-discovery) » (Expression – jeu comme découverte de soi) - « Submission (Game as pastime) » (Soumission – jeu comme passe-temps) (ibid.)

Si nous avons mis entre guillemets « émotions », c’est qu’il nous semble ne recenser dans cette liste d’items qu’un seul élément, à savoir « soumission », qui soit répertorié dans la roue des émotions de Robert Plutchik (Plutchik, 2003). Les autres items appartiennent à des familles diverses : « Sensation » est une impression perçue ou reçue, « Imagination » est une faculté de l’esprit, « Narratif » se rapporte à l’histoire ou des récits, « Défi » se rapporte à un obstacle ou une provocation, « Association amicale » renvoie à un acte social, enfin « Découverte » et « Expression » sont des actions. Si ces items ne correspondent pas à des émotions, ils sont cependant en lien avec du ressenti. C’est-à-dire éprouver des sensations physiques ou dans son esprit si l’on se réfère aux définitions proposées par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)62

. Ainsi le plaisir est une sensation qui peut être éprouvée en jouant. Une émotion peut quant à elle, être suscitée par une sensation. Il semble donc que les items de Hunicke, LeBlanc et Zubek se rapportent à l’ordre du ressenti, plutôt qu’au registre des émotions. En revanche, ces différents ressentis en lien avec « Aesthetics », à l’exception de la soumission, peuvent être la source d’émotions que peuvent exprimer les joueur(se)s. C’est bien la structure que nous retrouvons dans la définition de de Sousa et ses collègues lorsqu’elle évoque l’idée que « l’utilisation d’esthétiques (Aesthetics) basées sur le jeu » a pour but de « provoquer une réaction émotionnelle ».

Pour autant, cette définition n’évoque pas l’idée de jouer à proprement dit, puisqu’il s’agit plutôt « d‘attirer l’attention de l’utilisateur » et que nous nous situons « dans des contextes

autres que le jeu ». Se pose alors la question de savoir si cela fait sens de rechercher les

sensations associées aux « Aesthetics » sans jouer, sachant qu’elles découlent des « Dynamics », eux-mêmes suscités par les « Mechanics » ? Cela ne semble pas avoir de sens.

5.4.5. Toyification et Playful design

A ce jour, le concept de Playful design, après lecture de la littérature et l’analyse de la seule définition recensée, ne semble pas constituer un concept valide distinct du Play design. Par conséquent, au regard de la Figure 9 proposée par Deterding, Dixon, Khaled et Nacke, il semble logique de proposer à ce stade deux modifications : d’une part de remplacer « Playful design » par « Play design », et d’autre part « Jouet » (Toy) par « Toy Design ». Nous retrouvons de ce

fait dans les deux cadrans de gauche, le design d’un jeu ou d’un Serious game en haut, et d’un jouet en bas. Pour les deux cadrans de droite, nous trouvons pour celui du haut, la gamification et pour celui du bas le « Play design ».

En prenant connaissance de lectures plus récentes de Deterding, nous identifions une nouvelle proposition de figure qui va dans le sens de notre analyse (Deterding, 2016, p.105). La Figure 11 reprend cette nouvelle proposition. Elle positionne désormais la notion de « Toy Design ».

Figure 11 : « A conceptual map of applied games and play practices » (Deterding, 2016)

Les notions de « Gaming » et de « Playing » qui portaient à confusion font place à « Ludus » et « Paidia » que l’on peut respectivement associer à « Game » et « Play » comme le suggère Frasca (cf. 1.2.). Elle affiche clairement une homogénéité dans le fait que tous les éléments sont en lien avec du Design. Enfin, cette Figure 11 ne s’attache plus qu’à se positionner dans des approches utilitaires puisque les notions de « Serious Game » et de « Serious Toy » viennent remplacer « Game » et « Toy » (Jouet) que nous recensions dans la Figure 9. Nous noterons enfin que la notion de « Playful design », dont les emplois et la définition recensée à ce jour est pour nous sans réel fondement, reste toujours de mise. Nous remarquons néanmoins que Deterding associe un nouveau concept à « Playful design », c’est le néologisme « Toyification ». Le chercheur précise le sens donné : « la toyification comme moyen d'utiliser

(ibid., p.106)63

. Cette approche de « Toyification » offre un nouveau sens que celui proposé par de Sousa et ses collègues. Il ne s’agit plus d’établir de lien avec le Game design, mais avec le Toy design (design du jouet). L’idée est donc de convoquer le design du jouet dans des secteurs qui s’écartent de celui du seul divertissement.

Se pose alors la question de savoir si la frontière établie par Deterding entre le Serious Toy design (Design de jouet utilitaire) et celui de Toyification se justifie réellement. En effet, nous avons vu au préalable que la frontière entre le design d’un artefact gamifié et le Serious Game ne tenait finalement qu’à l’appréciation du(de la) concepteur(trice) (cf. 4.3.). Et cette appréciation reste très subjective quand on sait qu’un(e) designer peut voir du jeu à différents niveaux y compris dans les processus créatifs eux-mêmes si l’on se réfère à Beyaert-Geslin qui perçoit un phénomène de ludicisation par le simple fait de convoquer des outils numériques pour opérer du design (Beyaert-Geslin, 2013, pp.75-76).

Dès lors, nous pouvons décréter qu’il en est certainement de même entre un artefact « toyifié » et un Serious Toy. Nous laisserons le soin au designer d’apprécier quelle est la manière dont il souhaite in fine nommer sa réalisation et retiendrons l’idée avancée par Bonfils, Collet et Durampart, que le point de vue du concepteur est finalement un questionnement de troisième ordre. Les questions de premier ordre étant l’étude des transformations et celles de second ordre l’étude des liens entre objets et sujets (cf. 5.2.3.).

De notre côté, pour rester en cohérence avec l’approche de la gamification que nous avons proposée précédemment (cf. 4.3.), nous pouvons postuler que :

La toyification consiste – à l’inverse du serious toy qui associe une visée utilitaire à du jouet – à associer du jouet à des contextes ou objets qui en sont dépourvus à l’origine.

A présent que nous avons clarifié les vocables de « Play design » et de « Playful design », nous proposons d’aborder celui de « Serious Play design ».

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