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Nature des messages à prendre compte

6. JEU, PLAISIR ET MOTIVATION

6.4. Nature des messages à prendre compte

Maintenant que nous vu qu’il était possible d’interpréter un message tout en se détachant de l’aspect amusant ou utilitaire d’un Serious Game (ou d’un Serious Toy), poursuivons notre analyse avec un autre titre intitulé Energuy (Agence de l'efficacité énergétique du Québec, 2008). Ce Serious Game présente de très bons scores auprès du panel des 121 testeurs dans le cadre de l’expérimentation menée chez Orange Labs en 2011 comme en atteste la Figure 13. Dans le cas d’Energuy, nous constatons en effet que la cible orange est bien recouverte, signe que les notes de « Fun » et de « Sérieux » sont élevées et que le message utilitaire est interprété tel que souhaité dans des proportions élevées auprès des 121 testeurs. Nous pouvons donc en déduire qu’Energuy est plutôt un titre à même de transmettre de manière efficiente le message du commanditaire tout en procurant du plaisir aux testeurs. Nous sommes ici dans le cas idéal recherché par un concepteur de Serious Game.

Figure 13 : Mire des données collectées pour Energuy (Alvarez, Maffiolo, 2011, p. 91)

Alors peut-on en déduire que September the 12th est un titre moins à même de transmettre un message qu’Energuy ? Sans rentrer dans des considérations subjectives sur la qualité du gameplay, nous pouvons plutôt nous référer aux écrits de Nattiez (cf. 6.1.) et nous questionner sur la nature des messages utilitaires que ces deux titres proposent respectivement. Peut-être que celui d’Energuy laisse moins de possibilités d’interprétations que celui de September the

12th ? C’est en effet le cas. September the 12th arbore un message plutôt philosophique «

Faut-il faire usage de la violence pour solutionner le problème du terrorisme ? », alors qu’Energuy propose d’apprendre un ensemble de gestes éco citoyens précis comme « penser à mettre un couvercle sur une casserole pour chauffer l’eau plus vite ».

Ainsi, nous constatons que l’approche de Nattiez s’applique bien au cas du Serious Game. A savoir que plus le message utilitaire s’écarte d’un aspect scientifique et formel, plus le nombre d’interprétations recensées augmente.

Nous pouvons donc à ce stade avancer l’hypothèse que lors de la conception ou de l’évaluation d’un Serious Game, il semble important de prendre en considération la nature du message utilitaire que le concepteur cherche à transmettre : plus sa nature s’écarte du formalisme et de l’écriture mathématique, plus l’écart avec l’interprétation attendue sera important. Mais est-ce juste un problème de formalisme ?

L’affaire est en fait plus complexe. Si le modèle sémiotique du gameplay de Genvo questionne le sujet sur sa capacité à jouer, il est également intéressant d’établir un parallèle avec sa capacité à comprendre le message utilitaire que l’on cherche à lui faire interpréter. Pour illustrer cette idée, nous pouvons évoquer une expérimentation empirique menée sur mes propres enfants en 2007. Mes deux garçons, Quentin et Clément, sont alors âgés de cinq et sept ans. Le titre de

Gonzalo Frasca, September the 12th: a toy World leur est présenté. Dans ce Serious Toy qui présente une ville du Moyen Orient où se cachent des terroristes, les deux enfants s’amusent à tout détruire, bâtiments, palmiers, animaux, habitants, terroristes… Ils veulent savoir si tout est destructible. Le message utilitaire de Frasca n’est pas du tout perçu par les enfants. Et pour cause, à cette époque, ils n’ont pas encore connaissance des attentats du 11 Septembre. Ils ne disposent donc pas des références nécessaires pour pouvoir interpréter le message comme souhaité par l’auteur. Avec cette observation, nous vérifions que le Serious Game ou le Serious Toy peut être utilisé dans un aspect divertissant en-dehors des objectifs « sérieux » assignés par les concepteurs. Cela remet en cause l’utilité même du jeu sérieux mis en présence dans ce contexte. Dans le cadre de précédents travaux, pour expliquer la chose, nous écrivions :

« L’activité du joueur se produit nécessairement en aval, lorsque le jeu lui est accessible. Il existe souvent un décalage entre la tâche prescrite au joueur (objectif) et son activité réelle lorsqu'il interagit avec le jeu. Les joueurs se réapproprient ainsi leur tâche au cours de l’activité de jeu et la redéfinissent en fonction de leurs motivations. Ainsi, lorsqu’il y a usage de l’artefact pour en faire un instrument, nous recensons un prolongement du design. Les intensions visées par les concepteurs de l’artefact ne sont donc plus garanties » (Alvarez,

Libessart et Haudegond, 2014, p. 397).

Cependant, les explications liées à l’écart interprétatif ne trouvent pas toujours leur origine dans le cadre de l’utilisation du Serious Game. Ainsi, nous avons conduit cette même expérience avec des étudiants de l’INSA qui connaissaient à cette époque les évènements du 11 Septembre. Si la majorité des étudiants ont bien perçu la référence aux attentats, certains ont remis en question le message. Non pas qu’ils ne l’avaient pas perçu, bien au contraire. Ils nous ont ainsi expliqué que si nous étions des partisans de la NRA67, nous pourrions interpréter le message de la manière suivante : « les armées ne disposent pas d’armes suffisamment efficaces pour endiguer le terrorisme. Il convient donc de mieux les équiper ». Cette interprétation diamétralement opposée du message de l’auteur est en effet recevable. Objectivement, le seul facteur qui nous amène à pouvoir l’écarter, c’est que nous connaissons le message que Frasca a souhaité porter initialement par ses écrits ou ses conférences. Mais si nous étions mis face au jeu sans connaître l’auteur et ses intentions, nous ne pourrions pas trancher entre ces deux interprétations anti ou pro violence. Frasca précise : « C’est très compliqué de faire un jeu qui

avance un message […] Les joueurs peuvent l’interpréter comme ils le veulent, de façon très subjective » (Frasca, 2001, pp. 82-83). Et de préciser : « Le concepteur peut suggérer un

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ensemble de règles, mais c’est toujours le joueur qui a le dernier mot » (ibid., p.14). Les travaux

d’Eric Lardinois abondent dans le même sens, en accentuant de surcroît la complexité de l’affaire : « Le joueur (acteur social) n’étant jamais la même personne (implication du facteur

temps) ne pourra jamais aborder le jeu (situation ludique) de façon identique » (Lardinois,

2000, p.277). Cela nous renvoie à notre côté pluriel évoqué précédemment : une même personne devant un même Serious game peut interpréter un même message de manière différente selon le contexte d’utilisation de l’application (à la maison, dans un cadre scolaire, dans une entreprise…), mais aussi en fonction de son état du moment (humeur, être en vacances ou non, être seul ou en groupe…).

Lors de la conception d’un Serious game, il faut donc tenir compte de ces éléments et ne pas appréhender l’utilisateur d’une application comme un simple « récepteur » (Alvarez, Djaouti, 2012/2010, p.57). Ce que nous confirme Molinier : « On vous a tous appris que la

communication c’était, un émetteur, un message et un récepteur. Tant qu’on pense la communication avec ce triangle, on pense faux, mais profondément faux ! Tant que l’on pense que le message c’est la résultante d’une instance de production pour un récepteur, on se trompe complètement » (Molinier dans Alvarez, 2007, p.100).

Ainsi, se focaliser seulement sur la nature fonctionnelle ou non du message pour expliquer l’écart dans les interprétations d’un message utilitaire associé à l’utilisation d’un Serious Game ou d’un Serious Toy, constitue sans nul doute une approche erronée. En outre, puisque l’utilisation d’un jeu peut conduire les utilisateurs à prolonger son design dans des directions qui échappent à son auteur(e), cela semble augmenter l’écart interprétatif du message utilitaire tel que souhaité. Message utilitaire qui peut ne pas être perçu du tout.

Mais dans ce cas, pourquoi vouloir associer du plaisir à l’expérience de jeu sérieux puisque nous avons pu étudier que l’adoption d’une posture ludique n’empêchait pas la perception et l’interprétation d’un message utilitaire ? Que recherchent finalement les designers de Serious Games ou de Serious Toys en « hybridant », comme le dirait Gilles Brougère (cf. 2.6.3.), les aspects ludiques et utilitaires ?