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Concept de « lecteur modèle »

8. MODELES EN LIEN AVEC LES UTILISATEUR(RICE)S DE JEUX

8.1. Concept de « lecteur modèle »

La notion de « stratégie » en lien avec un(e) utilisateur(rice) de jeu sérieux nous renvoie, pour commencer, à celui du « lecteur-modèle » d’Umberto Eco (Eco, 2014/1979) qui nous invite précisément à déployer « des stratégies » pour que le lecteur puisse s’approcher au plus près de l’interprétation du texte que l’auteur a cherché à transmettre.

Le cœur de la stratégie d’Umberto Eco repose sur la « coopération textuelle » qu’il explique comme suit : « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui

l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qu’il y est introduite par le destinataire ; et ce n’est qu’en des cas d’extrême pinaillerie, d’extrême préoccupation didactique ou d’extrême répression que le texte se complique de redondances et de spécifications ultérieures — jusqu’au cas limite où sont violées les règles conversationnelles normales. Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner » (ibid., pp.63-64).

Nous retrouvons dans cette citation plusieurs aspects que nous avons eu l’occasion d’aborder. Tout d’abord, l’approche visant à ce que l’on aide le texte à fonctionner. Nous pouvons rapprocher ceci de la théorie de la genèse instrumentale de Rabardel où l’utilisateur(rice) de

l’artefact permet d’en faire un instrument par son utilisation. La notion « d’espaces blancs » permet à l’utilisateur(rice) de s’approprier le texte. Approche que l’on retrouve dans le jeu vidéo avec, par exemple, la présence d’ellipses dans des cinématiques qui permettent des « initiatives interprétatives ». Ces dernières pouvant constituer une source motivationnelle en lien avec l’imaginaire. Lorsque l’interactivé est de mise, il est parfois possible d’explorer librement certains espaces du jeu permettant de la sorte de motiver par la curiosité et de jouer sur l’apprentissage en lien avec l’exploration de l’environnement comme le propose, par exemple,

Lieve Oma que nous aborderons plus bas…

Ensuite, Eco évoque la notion de « fonction didactique » et de « fonction esthétique » qui nous renvoie de nouveau à des apprentissages. Il est intéressant de noter que dans un jeu vidéo, il est souvent de mise de débuter par un mode tutoriel qui permet de comprendre les mécaniques de jeu de base avant de se lancer dans les premiers niveaux du titre. De même, nous pouvons transposer dans le jeu cette idée de basculer d’une « fonction didactique » à « une fonction esthétique ».

Christophe Gelly nous explique que si pour Eco le lecteur « coopère avec le texte », en retour « le texte influe sur le lecteur, dont il prévoit les diverses réactions à travers sa stratégie » (Gelly, 1999). Eco précise son approche de la sorte : « prévoir son Lecteur Modèle ne signifie

pas uniquement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence, mais, de plus, il contribue à la produire »

(Eco, 2014/1979, p.69). Cette citation confirme une fois de plus que des apprentissages sont à l’œuvre pour s’approprier ici le texte tout comme il convient de s’approprier les Mechanics pour un jeu. Cet apprentissage est également un processus de transformation visant à « construire le lecteur modèle ». Cette notion de « processus de transformation » nous renvoie dans notre cas aux écrits de Bonfils, Collet et Durampart abordés précédemment.

De manière concrète, quelles sont les stratégies mises en œuvre pour « construire le lecteur

modèle » ? La principale approche décrite par Eco est de faire en sorte que le lecteur puisse se

projeter et anticiper la suite de l’histoire : « le lecteur, en faisant ces prévisions, assume une

attitude proportionnelle (il croit, il désire, il souhaite, il espère, il pense) quant à l’évolution des choses. Ce faisant, il configure un cours d’événements possible ou un état de choses possible » (ibid., pp.145-146). Pour permettre cela, Eco émaille son texte « d’un système de

nœuds » qui invite le lecteur à coopérer (ibid., p.84). Genvo précise que « cette configuration

de possibles se fait à la lumière de la compétence encyclopédique à laquelle le texte se réfère et à la lumière des « mouvements » mis en œuvre par le texte » (Genvo, 2014, p. 137). Dans le

cadre du jeu vidéo, les titres de type aventure qui proposent aux joueur(se)s de choisir la suite des événements illustrent notamment cette stratégie.

Nous retrouvons avec les stratégies identifiés dans le cadre du « lecteur modèle » tous les leviers motivationnels de Malone : « le challenge, la curiosité, le contrôle et la fantaisie » (cf. 6.7.) puisque le « lecteur modèle » a pour défi (challenge) de deviner la suite des événements (curiosité) en émettant des hypothèses basées sur le stock de connaissances qu’il a du texte (fantaisie) et qui peuvent le cas échéant lui donner le sentiment qu’il maîtrise la situation si cela s’avère être la même direction que prend l’histoire (contrôle). Ainsi, cette stratégie appliquée au « lecteur modèle » semble de prime abord très complète au regard des critères proposés par Malone.

Concernant les conditions de Viau, nous retrouvons également des mises en correspondance avec des stratégies issues du « lecteur modèle ». Il y a tout d’abord le « système de nœuds » qui nous renvoie à la condition « Exiger un engagement cognitif » où « l’activité doit proposer à

l’élève de faire des liens avec des notions déjà apprises » (Viau, 2000). Cela doit faire « sens »

pour le lecteur modèle et représenter pour lui un « défi » à relever. En parallèle mettre en place des hypothèses pour deviner la suite des événements est une manière de permettre au lecteur modèle « d'interagir et de collaborer » en offrant le cas échéant un sentiment de « contrôle » lorsque l’histoire se conforme aux prédictions. Dans ce passage en revue, nous retrouvons donc la mise en correspondance « Permettre d'interagir et de collaborer ». Cependant il s’agit de conditions ayant déjà fait l’objet de correspondances dans le Tableau 8.

En outre, il ne s’agit pas ici d’une stratégie basée autour d’un jeu mais sur la lecture d’un ouvrage. Bien entendu, le livre peut être assimilé pour certaines personnes à un game bit et nous positionner dans ce cas à la configuration minimale de jeu (cf. Figure 4). Mais pour rester en cohérence dans notre exploration, il faut nous baser sur une transposition du « lecteur modèle » adapté au jeu. C’est ce que nous allons étudier à présent afin de rechercher une éventuelle neuvième correspondance avec les conditions de Viau.

8.2. « Lecteur modèle » et « joueur modèle »

Le concept de « lecteur modèle » a fait l’objet d’une transposition dans le domaine du jeu, avec celui de « joueur modèle » par Genvo. Le chercheur recense ainsi des éléments convergents entre les deux catégories : tant le lecteur-modèle que le joueur-modèle « n’existent pas

contenu potentiel d’une structure de jeu (ou de texte) puisse être actualisée » ; « générer un texte (ou un jeu), revient à mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre (lecteur-modèle ou joueur-modèle) » (ibid., pp.137-146). Le chercheur

souligne cependant que si la stratégie d’Eco pour le lecteur modèle est de le faire « gagner », dans le sens de parvenir à interpréter le texte comme souhaité par l’auteur, pour le jeu l’affaire est un peu différente dans le sens où il n’est « pas aussi évident d’affirmer qu’une structure de

jeu souhaite faire gagner le joueur (car un jeu où l’on réussirait systématiquement toutes ses actions supprimerait le caractère contingent des actes) » (ibid., p. 138).

Quoi qu’il en soit, nous pouvons transposer pour le joueur modèle de Genvo les correspondances établies avec le lecteur modèle d’Eco et les conditions de Viau. Etudions à présent si le concept de « joueur modèle » permet d’établir la neuvième correspondance avec les conditions de Viau. En effet, selon Genvo, le « joueur modèle » convoque des notions spécifiques que l’on ne retrouve pas dans l’approche d’Eco. Il s’agit de la « jouabilité » et de « l’ethos ludique » : « La structure de jeu présente une certaine jouabilité, qui permet de voir

comment celle-ci est adaptée à l’adoption d’une attitude ludique. Conjointement elle présente un ethos ludique donné, qui permet de voir comment la structure vise à communiquer l’idée de jeu à son destinataire, en construisant un certain système de valeurs, de connotation autour de l’activité. Le joueur-modèle que dessinent ces deux aspects permet de rendre compte de la stratégie interprétative mise en œuvre par la structure de jeu. Il s’agit de faire adopter au joueur le bon « frame » (scénario) interprétatif » (ibid. p.151).

Pour comprendre ce que représente cette « stratégie interprétative » en lien avec « la structure

du jeu », nous proposons d’étudier à présent ce que représentent la notion de « jouabilité »

sachant que nous avons déjà abordé le concept « d’ethos ludique » dans la partie 7.