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Concepts de Serious Toy, de Simulateur et de Serious Play

2. APPREHENDER LE JEU SERIEUX

2.7. Concepts de Serious Toy, de Simulateur et de Serious Play

Pour débuter notre exploration de la facette « Play » associée aux aspects utilitaires (Serious), nous proposons de commencer par vérifier l’existence du jouet sérieux (Serious Toy) et le cas échéant de se le représenter. Pour ce faire, nous devons revenir de manière plus approfondie sur la distinction entre jeu et jouet. Cette démarche est importante pour pouvoir par la suite distinguer le Serious Game de l’éventuel Serious Toy.

2.7.1. Distinguer jeu et jouet

Plusieurs différences peuvent être recensées entre un jeu et un jouet, numérique ou non. Tout d’abord, le jouet (Toy) ne désigne que l’artefact contrairement au jeu qui peut sous-tendre à la fois artefact et activité. Ainsi si l’on se réfère au Tableau 1, « Toy » est seulement associé à un nom et ne représente pas de verbe33

contrairement à « Play » et « Game ». Ensuite, si nous nous focalisons sur le jeu en tant qu’artefact, il se distingue du jouet dans la mesure où il fixe un ensemble de règles qui évaluent les performances du joueur contrairement au jouet qui s’inscrit plus dans l’idée d’un bac à sable où l’on s’amuse et où la notion de « gagner » n’existe pas. Nous pouvons illustrer cette différence avec une poupée Barbie (Ruth Handler, 1959) et le jeu du Monopoly (Charles Darrow, 1935). La poupée Barbie est un jouet car aucune notice n’est fournie dans la boîte pour nous dire quelles règles suivre et comment gagner. Un jouet vidéo propose une approche similaire. Dans le cas du jeu, à l’instar du Monopoly, il y a des règles de jeu à suivre et un objectif pour gagner : ruiner l’ensemble de ses adversaires (Alvarez et Djaouti, 2012/2010, p.20-21).

2.7.2. Concept de Jouet Sérieux (Serious Toy)

En abordant le modèle classificatoire G/P/S, nous avons indiqué qu’un Serious Game pouvait s’appuyer sur une base « jeu » ou bien « jouet » (cf. 2.3.). Cela implique qu’il existerait des jouets sérieux et des jouets vidéo sérieux qui soient à même de présenter des fonctions utilitaires : diffuser un message, dispenser un entraînement et permettre la collecte de données. La différence entre le Jouet sérieux (Serious Toy) et le Serious Game ne réside pas au niveau des fonctions utilitaires associables mais au niveau des objectifs assignés à l’utilisateur : le jouet sérieux ne propose pas d’objectifs ludiques explicites à accomplir permettant de « gagner » (Alvarez et Djaouti, 2012/2010, p.11).

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Concrètement au niveau de l’utilisateur, l’absence d’objectif représente une absence d’évaluation opérée par le jouet sérieux ce qui nous amène à postuler qu'un Serious Game implique un jugement et définit de ce fait un référentiel fermé, contrairement au jouet sérieux34 qui propose une approche ouverte (Michaud et Alvarez, 2008, p.16). Notons que si le jouet sérieux désigne seulement un artefact et non une activité, nous pouvons utiliser indifféremment la traduction de jouet sérieux au regard de Serious Toy. Ce qui n’est pas le cas de jeu sérieux qui peut correspondre aussi bien à l’artefact qu’à l’activité. Si nous avons distingué théoriquement le Serious Game du Serious Toy, il semble important de vérifier si le jouet se distingue bien du jouet sérieux. Faute de quoi, c’est le jouet tout court qu’il conviendrait de distinguer du Serious Game.

2.7.3. Distinguer jouet et jouet sérieux

Le titre September the 12th: a toy World de Gonzalo Frasca s’inscrit dans le registre du jouet. La lecture du début de la notice introductive de l’application est sans ambiguïté : « Ce n’est pas

un jeu. Vous ne pouvez ni gagner, ni perdre » (Alvarez et Djaouti, 2012/2010, p.56). La non

possibilité de gagner ou perdre associée à la mention ce n’est pas un jeu, nous renvoie donc au jouet puisque Frasca vise à diffuser un message. Le mot « toy » inséré dans le titre de l’application conforte cette hypothèse. Si nous recensons l’aspect jeu, peut-on y voir à présent un jouet sérieux ? Dans le cadre du Serious Game, nous avons identifié trois critères permettant de le différencier du jeu (cf. 2.3.) : viser un marché qui s’écarte de celui du seul divertissement ; hybrider éléments ludogènes et utilitaires ; utilisation liée à une finalité utilitaire.

Retrouvons-nous ces trois critères pour le titre September the 12th: a toy World ?

Gonzalo Frasca a réalisé son titre pour un site web dont il est à l’initiative, Newsgaming.com35.

L’auteur explique que le vocable « Newsgaming est un néologisme que nous avons inventé pour

décrire un genre en émergence : les jeux vidéo basés sur des événements d'actualité »36

. S’agit-il ici de divertir avec du jeu basé sur l’actualité ? Si le site était porté par un acteur du marché du divertissement, ce serait le cas. Or, dans le cas de Newsgaming.org, c’est ludologie.org37

qui soutient l’initiative, un collectif de chercheurs. Par conséquent, c’est le marché de la Recherche

34

C’est à partir de 2014, que l’emploi de « Serious Toy » est venu se substituer à « Serious Play » dans mes différents écrits. L’utilisation de « Serious Play » étant réservée à la notion d’activité comme nous allons l’aborder.

35

http://newsgaming.com/ (Consulté le 5 août 2019).

36

Traduction de l’auteur : « Newsgaming is a word we coined for describing a genre that is currently emerging: videogames

based on news events », http://newsgaming.com/faq.htm (consulté le 5 Août 2019).

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qui produit et diffuse l’application September the 12th: a toy World et non l’industrie du divertissement. Le premier critère est donc bien présent.

L’application September the 12th: a toy World présente bien une hybridation entre de l’utilitaire et le jouet, puisqu’il s’agit de véhiculer un message en lien avec l’actualité (News), ce que pourrait faire un journal ou un blog. Identifions-nous l’aspect jouet également ? L’utilisateur a la possibilité de déplacer une cible à l’écran, il a également la possibilité de tirer, ce qui permet de détruire des éléments… Nous retrouvons ainsi au niveau des Briques Gameplay abordées précédemment (cf. Figure 2) : Déplacer (Dp 7), Shooter (Sh 10) et Détruire (Dt 4). Il s’agit de Briques appartenant aux familles Résultats et Moyen. Mais elles n’appartiennent pas à la famille Objectif. C’est pourquoi, en l’absence de briques d’objectif, nous pouvons bien recenser un jouet. Le deuxième critère est donc validé, puisque nous identifions une hybridation entre un jouet et un contenu éditorial.

L’utilisation de September the 12th: a toy World est selon son auteur, Gonzalo Frasca, destiné à diffuser un message en lien avec la non-violence et non se divertir (Graillat, 2004, p.82). Ce qui valide le troisième critère.

Ayant de la sorte validé nos trois critères, nous pouvons donc affirmer que September the 12th :

a toy World réalisé par Gonzalo Frasca en 2003 est bien un jouet sérieux qui se distingue du

jouet.

Ce qui permet de valider l’existence du jouet sérieux ou encore du jouet vidéo sérieux.

Pour autant, nous avons un point à éclaircir. La suite de la notice introductive de September the

12th : a toy World précise : « C’est une simulation » (Alvarez et Djaouti, 2012/2010, p.56).

Cela suscite aussitôt une question : Pourquoi Frasca évoque t-il une « simulation » plutôt qu’un jouet ? Cela pourrait s’expliquer par la nature hybride de l’objet associant du jouet et de l’utilitaire. L’auteur trouvant que la simulation est plus en phase avec sa démarche de diffuser un message en lien avec l’actualité. D’accord, mais dans ce cas, pourquoi évoquer dans le titre de l’application le mot « toy » ? Est-ce à dire qu’une simulation serait l’équivalent d’un jouet ? Etudions donc ce que représente une simulation au regard du jouet.

2.7.4. Jouet et simulateur

Précisons pour commencer qu’une simulation est l’activité associée à un simulateur. Ainsi, si nous sommes technocentrés, c’est plutôt le simulateur qu’il nous faut comparer à un jouet. Pour autant, en voulant étudier si un simulateur correspond à l’équivalent d’un jouet, il semble que l’affaire échappe à la seule analyse de l’artefact et s’inscrive dans le cadre de l’activité et

notamment du contexte. Prenons le cas d’une poupée destinée à jouer et d’un mannequin servant à la formation médicale : « nous sommes dans les deux cas, en présence, si l’on fait

abstraction de la complexité des modèles numériques embarqués ou pas dans ces objets, d’un morceau de plastique moulé de manière à donner une représentation humaine. La différenciation se passe donc au niveau des activités associées à ces objets. [...] Ainsi toute poupée peut faire office de simulateur. A l’inverse, un simulateur non numérique ou mixte, peut très bien faire office de jouet. En partant de ce constat, il nous semble que la frontière séparant le jouet et le simulateur est extrêmement ténue, pour ne pas dire inexistante du point de vue de l’objet. C’est finalement des éléments extrinsèques à l’objet, comme les usages, les postures des utilisateurs et le contexte qui semblent plutôt les distinguer » (Lelardeux et al., 2012). Il est

intéressant de noter l’histoire de la société norvégienne Laerdal qui par le passé a fabriqué aussi bien des poupées pour enfant que des mannequins dédiés à l’entraînement de médecine de secours38

. Nous pouvons enfin voir dans l’utilisation d’une poupée la base minimale d’un jeu sans objectif (cf. Figure 5). Ainsi, il convient de mettre en présence une personne avec l’équivalent d’un Game bit, ici la poupée, qui peut représenter aussi bien un jouet qu’un simulateur et enfin un moyen de l’utiliser que l’on peut représenter par la Brique de Moyen. Cela conforte le lien étroit existant entre ces deux types d’artefacts. De fait, le rôle joué par le contexte sur la manière d’appréhender l’artefact, simulateur ou jouet, nous illustre les limites et l’utilité de vouloir analyser le jeu sous le seul angle technocentré. Si les simulateurs en tant qu’artefact ne se distinguent pas réellement des jouets, nous notons cependant que les premiers sont conçus pour s’adresser simultanément à des apprenants et des instructeurs. Ce qui implique notamment une utilisation de l’artefact via une relation tierce (ibid., p.1), l’instructeur exposant les objectifs à l’apprenant, déclenchant des évènements ou adaptant le scénario selon les besoins. Ce n’est pas nécessairement le cas des jouets (vidéo) où l’utilisateur se fixe lui-même les objectifs. Par exemple, dans les premiers opus du jeu de simulation d'avion Microsoft Flight

Simulator (Microsoft, 1982), l'utilisateur n'a pas de but précis à atteindre. Il peut s'amuser à

voler librement ou bien se fixer comme objectif de passer à tout prix sous un pont sans s'écraser. Il s'agit ici d'un objectif fixé mentalement (Michaud et Alvarez, 2008, p.15). Par conséquent, sans but précis à atteindre, la notion de « gagner » devient facultative dans le cadre du jouet et du simulateur comme énoncé par Sauvé : « La simulation n’implique pas nécessairement un

conflit, une compétition, et la personne qui l’utilise ne cherche pas à gagner, ce qui est le cas dans le jeu » (Sauvé, 2008).

A ce stade, nous établissons donc un lien entre jouet (vidéo) et simulateur. Ce qui sous-tend que les jouets sérieux et les simulateurs sont également des artefacts que l’on peut rapprocher d’une part et que les simulateurs peuvent remplir les trois fonctions utilitaires que nous avons recensées d’autre part : diffuser un message, dispenser un entraînement, collecter des données. Par conséquent, September the 12th: a toy world pourrait indifféremment être qualifié de jouet sérieux ou de simulateur. D’où les deux vocables « Toy » et « Simulateur » convoqués par Frasca. Notons que cela a pour conséquence de démarquer les Serious Games des simulateurs et a fortiori des jouets sérieux puisque nous distinguons les jeux des jouets par la présence d’objectifs explicites à atteindre pour l’utilisateur avec évaluations associées. Le Tableau 3 présente de manière synthétique les caractéristiques que l’on peut associer aux trois artefacts « Serious Game », « Serious Toy / jouet sérieux » et « Simulateur » :

Artefacts # Caractéristiques Serious Game Serious Toy /

Jouet Sérieux

Simulateur 1 Vise un marché qui s’écarte de celui du

seul divertissement

x x x

2 Hybride éléments ludogènes et utilitaires x x x 3 Utilisation liée à une finalité utilitaire x x x 4 Propose des objectifs à atteindre x

5 Juge si les objectifs proposés sont atteints x

Tableau 3 : Grille analytique présentant les caractéristiques et objectifs recensés pour le Serious Game, le Serious Toy et le Simulateur

Pour étudier si le Jouet Sérieux (Serious Toy) était bien un objet de recherche justifié, nous nous sommes focalisés sur l’artefact, donc plutôt sur l’aspect technocentré. Cela nous montre dès lors les limites d’une approche qui serait exclusivement technocentrée. Ce qui nous invite à adopter de manière complémentaire une approche anthropocentrée, pour associer game studies et play studies.

Par cette démarche, nous pouvons également aborder la question de la pérennité du jeu sérieux au regard du jeu que nous avons évoquée en introduction. Pour ce faire, l’idée que nous proposons est d’étudier à présent s’il est possible de distinguer le « Play » du « Serious Play » en nous positionnant sur le pan de l’activité. Si nous pouvons trouver des caractéristiques différenciantes à ce niveau, alors le jeu sérieux ne sera plus seulement associé à un genre de type artefact qui par définition est appelé à l’obsolescence selon Letourneux (Letourneux,

2005). Il s’agira alors d’appréhender le jeu sérieux comme une pratique à part entière et qui de ce fait pourrait trouver une place légitime à côté de l’activité de jeu sur une période plus durable. Cela nous permettrait de la sorte d’éviter la situation décrite par Geslin-Beyaert où sur le plan scientifique nous serions réduits à étudier des objets technologiques obsolètes (Geslin-Beyaert, 2013, p.74).