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Le Serious Game, une catégorie justifiée ?

2. APPREHENDER LE JEU SERIEUX

2.6. Le Serious Game, une catégorie justifiée ?

2.6.1. Un critère différenciant lié au marché

Puisque les jeux dédiés au secteur du seul divertissement peuvent présenter des fonctions utilitaires comme la diffusion de messages, la dispense d’entraînement et permettre la collecte de données, est-ce finalement justifié que de maintenir la catégorie des Serious Games ? Pour répondre à une telle question, il faut se référer à l’origine de la mouvance du Serious Game de 2002. Cela répond au départ à un besoin d’ordre marketing pour permettre notamment de légitimer la vente et l’utilisation du jeu vidéo dans des marchés qui s’écartent du seul divertissement à l’instar de l’armée américaine et de son titre emblématique dans la mouvance du Serious Video Game America’s Army paru le 4 juillet 2002 (Alvarez, Djaouti, 2012, pp.141-142) que nous avons abordé en introduction. Il faut donc nous rendre à l’évidence, la seule caractéristique qui semble à ce stade permettre de dissocier le Serious Game du jeu, c’est le marché dont il est issu : si le concepteur ou le commanditaire d’un jeu s’inscrit ou vise un

marché qui s’écarte de celui du seul divertissement, alors nous sommes bien en présence d’un Serious game. (Alvarez, Djaouti, 2012/2010, p.62). Approche que l’on retrouve dans la définition du jeu sérieux de 2014 évoquée précédemment. De ce fait, c’est dans un système culturel de nature socio-économique que le Serious Game présente un premier critère différenciant au regard du jeu.

2.6.2. Se référer au concepteur

Si nous identifions cette caractéristique différenciante en lien avec le marché, des cas sont recensés où la frontière entre le jeu et le Serious Game se dilue. C’est notamment le cas avec les jeux vidéo dédiés au secteur du divertissement présentant du placement de marques ou de produits. Ce procédé est appelé le « in-game advertising » (Bernard, 2006). Avec de tels jeux, un recouvrement avec les Serious Games de type jeux publicitaires ou advergames s’opère dans certains cas. Il convient alors de s’adresser à son concepteur pour connaître le marché visé : divertissement ou communication publicitaire (Alvarez, Djaouti, 2012/2010, p. 46). Ce constat, nous a conduit à intégrer l’idée qu’un Serious Game pouvait tout à fait s’adresser au marché du divertissement. A condition que ce ne soit pas le seul marché visé (Djaouti, Alvarez et Jessel, 2011, p.124).

Cette porosité nous amène à questionner une nouvelle fois la justification du Serious Game. S’agit-il finalement d’un artifice marketing pour appeler du jeu autrement et permettre sa pénétration dans des marchés fermés à l’idée d’introduire du ludique ? Ou bien peut-on recenser d’autres critères différenciants ?

2.6.3. Finalités utile et futile

Jérôme Dupire, Jean-Marc Labat et Stéphane Natkin partent de l’idée que des jeux vidéo, sérieux ou non, peuvent viser des objectifs utilitaires. Ce qui corrobore le passage en revue des fonctions utilitaires que nous avons recensées aussi bien dans des jeux que dans des Serious games précédemment. Les trois chercheurs précisent ensuite, en évoquant exclusivement des exemples que nous considérons être des Serious Games ou des Serious Toys (September the

12th, America’s Army et Supercharged), que : « Tous ces jeux ont explicitement une utilité autre que le divertissement. Le créateur du jeu a pour objectif de contrôler une partie des « résultats du jeu dans la vie réelle » (Dupire, Labat et Natkin, 2011). Ne souhaitant pas cependant établir

de dichotomie entre les jeux et les jeux sérieux car le gameplay et le principe de narration sont similaires dans les deux cas, les trois chercheurs précisent : « Nous pouvons donc proposer une

formel dont le comportement, délimité par des règles produit des conséquences variables et ayant des effets quantifiables. Le joueur doit avoir la sensation que ses actions influencent de façon contrôlée le comportement du jeu. Il doit être émotionnellement attaché aux résultats observés. Mais le « jeu utile » est associé à un objectif défini de « la vie réelle » et il doit être possible de mesurer l’utilité d’usage de ce jeu par rapport à l’objectif défini » (ibid., 2011).

Nous retrouvons dans cette citation le lien entre l’aspect technocentré, jeu défini comme un dispositif technique s’inspirant de l’approche de Jesper Juul et l’aspect anthropocentré avec les notions de « vie réelle » et « utilité d’usage ». Nous retrouvons donc cette association entre « dispositif » et « substance », le « dehors » et le « dedans » entre les Game Studies et les Play Studies. Ainsi, si nous avons recherché jusqu’à présent des critères différenciants en étudiant le jeu sous l’angle technocentré, nous devons également en rechercher du côté anthropocentré. C’est au niveau de cette dernière que semble se recenser une finalité au niveau de l’activité. Nous aurions d’un côté des activités de jeu à finalité futile et de l’autre utile. C’est ce que corrobore Patrick Schmoll : « La notion également récente de « jeu sérieux », élargissant à tout

un ensemble d’applications (jeux publicitaires, jeux informatifs, simulations) l’oxymore qui était déjà contenu dans celle de « ludo-éducatif », affronte le paradoxe d’une activité futile à finalité utile » (Schmoll, 2011, p. 15).

Cependant, comme nous l’avons exposé précédemment, c’est au sens d’« utilitaire » comme pour Amato, que nous entendons « sérieux » dans le cadre du Serious Game. Et, selon nous, cette notion de « sérieux » ne se superpose pas à celle d’« utile ». De ce fait, peut-on réellement affirmer que se divertir est nécessairement non « utile » ? En outre, nous avons vu avec le système ESAR que bon nombre de jeux et jouets sont à même de véhiculer une fonction de dispense d’entraînement et faire travailler de la sorte différentes habiletés (cf. 2.5.2.). Cet apport est peut-être juste non conscientisé chez les joueurs la plupart du temps. Tenter de trier les jeux en fonction de leur aspect utile et non utile constitue selon nous une affaire complexe. C’est pourquoi, sur un plan théorique, toutes les activités de jeu mises en place par un organisateur peuvent présenter des gains et des risques potentiels pouvant conduire à des « bénéfices » éventuels pour le compte du joueur. Bénéfices qui peuvent être relatifs selon les joueurs. Par exemple, certains joueurs s’inscrivant dans l’activité avec un apport déjà conséquent d’aptitudes et de savoir-faire, pourraient, de ce fait, récolter un bénéfice proportionnellement moindre que des joueurs moins aguerris. C’est le principe de la courbe d’apprentissage. À l’inverse, un joueur ne présentant pas l’ensemble de savoir-faire ou aptitudes requises pour

Quand le joueur présente l’ensemble des savoir-faire et aptitudes nécessaires pour récolter les bénéfices potentiels, il doit également être réceptif à l’activité et éviter en parallèle de s’exposer aux différents risques potentiels. Les accompagnements dont il bénéficiera, le contexte et les enjeux mis en présence durant l’activité, sont également des paramètres à prendre en compte. Notons aussi qu’un joueur peut éventuellement enrichir l’activité de jeu et ajouter des gains et risques potentiels supplémentaires. Toutes ces précisions témoignent de la complexité de l’affaire quant à vouloir évaluer ce qu’est un jeu utile ou non (Alvarez, Libessart et Haudegond, 2014).

C’est pourquoi, évoquer l’idée d’une visée « utilitaire » nous semble plus approprié. Cela se distingue tout à fait d’une visée de seul divertissement en tant que principale finalité lors de l’utilisation. Précisons que « viser » ne signifie pas pour autant atteindre. Ainsi, lors de l’activité, en proposant le Serious Game à un utilisateur, il y a un objectif utilitaire ciblé mais l’atteinte du résultat visé n’est pas garantie. Cibler une atteinte utilitaire qui selon les individus mis en présence n’est pas garantie dans le cadre d’une activité, n’exclut pas pour autant de positionner le Serious Game en tant que dispositif entre deux pôles : le jeu d’une part (le ludique) et l’application utilitaire (le sérieux), d’autre part. La Figure 6 illustre ce positionnement. Précisons que si la Figure 6 concerne des applications informatiques, il est possible de la transposer à des objets non numériques, le Serious Game pouvant se situer entre du jeu analogique (ex. un dé) et un objet utilitaire (ex. outil de type marteau). Ainsi, un Serious Game en tant qu’artefact présente à la fois des indices pour faire comprendre qu’il s’agit d’un jeu et des indices pour montrer sa visée utilitaire. De tels indices peuvent se situer dans différents éléments de jeux comme ceux proposés par Brathwaite et Schreiber et a minima au niveau d’un Game bit (dé, cartes, pions…) pour pouvoir diffuser un message de nature utilitaire via la présence d’une représentation symbolique idoine. L’idée de combiner de la sorte des indices de jeu et des indices utilitaires fait du Serious game « un hybride » comme nous l’évoque Gilles Brougère31

. « Hybride » à prendre ici comme entremêlant du jeu et des visées utilitaires et non comme un jeu combinant supports numérique et analogique (cf. 1.1.).

31

Conférence de Gilles Brougère « « Les paradoxes de la gamification », dispensée le 6 décembre 2018 à Paris Sorbonne lors du colloque « La gamification de la société » : http://www.cerlis.eu/wp-content/uploads/2018/11/Programme_DEF-Gamification.pdf (consulté le 27 juillet 2019)

A ce stade, nous pouvons proposer dans le cadre d’un système culturel, trois critères différenciants pour distinguer le jeu du Serious Game selon des approches technocentrées et anthropocentrées :

- Le Serious Game, en tant qu’artefact, est issu ou vise un marché qui s’écarte de celui du seul divertissement (Approche technocentrée).

- Le Serious Game en tant qu’artefact, hybride des éléments de jeu et fonctions utilitaires (Approche technocentrée).

- L’utilisation d’un Serious Game vise pour son(sa) concepteur(rice) une finalité utilitaire contrairement au jeu dédié au seul divertissement (Approche anthropocentrée).

Figure 6 : Positionnement du Serious Game au regard du jeu vidéo et de l’application utilitaire (Alvarez et Djaouti, 2012/2010, p.12)32

Ces trois critères nous semblent à même de pouvoir justifier la catégorie du Serious Game au regard du jeu. Mais ces trois critères sont axés uniquement sur le plan du « Game » (Ludus). Qu’en est-il côté « Play » (Paidia) ? Tâchons de l’étudier pour savoir si nous pouvons identifier d’autres critères différenciants ou tout simplement pour éprouver ceux que nous venons de recenser.