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Déconstruction formelle de jeux vidéo pour rechercher des caractéristiques

2. APPREHENDER LE JEU SERIEUX

2.4. Déconstruction formelle de jeux vidéo pour rechercher des caractéristiques

Au regard du système classificatoire G/P/S, peut-on voir dans le critère « Permet de » une propriété qui distinguerait le Serious Game du jeu vidéo dédié au marché du seul divertissement ? Concrètement sous quelles formes peut-on identifier les différentes fonctions utilitaires au sein d’un Serious Game ? S’agit-il d’éléments que l’on ne retrouverait qu’au sein des Serious Games ? Poser la question de la sorte nous invite dans un premier temps à commencer par déconstruire des jeux vidéo et des Serious Games, en tant qu’artefacts, pour en faire une étude anatomique et recenser un à un les éléments qui les composent respectivement pour tenter d’identifier des éléments différenciants.

2.4.1. La méthodologie de Vladimir Propp

C’est précisément le chantier opéré durant la période du doctorat, entre 2004 et 2007, en se basant initialement sur la démarche de Vladimir Propp conduite dans le cadre de son étude des contes russes. En 1928, il expose dans son ouvrage « Morphologie du conte » comment il a identifié un ensemble fini de fonctions qui structure son corpus des contes qu’il a étudiés par une déconstruction formelle (Propp, 1970/1928). L’approche formelle de Propp s’oppose à la classification par genres qui selon lui n’est pas le fruit d’une déduction : « Mais bien que la

classification ait sa place à la base de toute étude, elle doit elle-même être le résultat d’un examen préliminaire approfondi. Or, c’est justement l’inverse que nous pouvons observer : la plupart des chercheurs commencent par la classification, l’introduisent du dehors dans le corpus alors qu’en fait, ils devraient l’en déduire » (p.12). Propp précise : « la classification des contes doit être revue dans son ensemble. Il faut qu’elle traduise un système de signes formels, structuraux, comme c’est le cas dans les autres sciences. Et pour cela, il faut étudier ces signes » (ibid., p.13).

L’idée de la classification des jeux vidéo n’est pas nouvelle. Les frères Le Diberder (Le Diberder et Le Diberder, 1998), ou encore Stéphane Natkin (Natkin, 2003) en ont établi. Mais, pour chacune d’elles, même si elles font office de références, nous trouvons rapidement des biais ou des absences. C’est ce que dénonce Letourneux dans son article « La question du genre

dans les jeux vidéo » (Letourneux, 2005). Pour lui, toute classification basée sur le genre, est,

entre autres, par nature, condamnée à l’obsolescence car l‘évolution technologique ouvre en permanence de nouvelles perspectives.

Au début du XXe

siècle, Propp a donc été confronté à une problématique similaire, à savoir l’impossibilité d’aboutir à une classification des contes russes. Pour lever ce verrou, Propp a opté pour une déconstruction formelle. À partir d’une centaine d’œuvres qu’il a analysées de la

sorte, il a pu mettre au jour des structures narratives récurrentes, des fonctions, et par conséquent en déduire une classification des contes russes. C’est pourquoi l’idée d’adopter sa méthodologie pour l’appliquer à la déconstruction des jeux vidéo a été adoptée (Alvarez, 2007, p.180). Encore convient-il de savoir quelles fonctions prendre en compte dans le cadre du jeu vidéo.

2.4.2. Définir les fonctions à rechercher dans un jeu vidéo

Dans le cadre du jeu vidéo, nous recensons plusieurs composantes comme nous l’enseigne Jean-Noël Portugal, concepteur de Serious Games : « règles du jeu, buts généraux et locaux attribués

au joueur, les moyens d’action et de liberté concédés à l’utilisateur dans l’univers virtuel »

(Portugal dans Alvarez, 2007, p.186). Face à ce constat, quelles composantes prendre en compte ? Encore une fois, c’est en prenant appui sur les travaux de Propp qu’une sélection a pu être opérée en sélectionnant deux paramètres : d’une part rechercher des composantes qui sous-tendent une action et d’autre part que cette action soit en lien avec le joueur lui-même. Nous retrouvons ainsi la complémentarité du système de jeu, « Play » et « Game », évoqué précédemment. Avec Djaouti, nous avons nommé « Briques Gameplay » les règles que nous recherchons dans le cadre du jeu vidéo et que nous relions par analogie aux fonctions de Propp. Le vocable « Brique » faisant référence, de son côté, aux travaux des game designers Salen et Zimmerman (Salen et Zimmerman, 2003). Enfin, en prenant appui sur les « quatre thèses

fondamentales » de Propp (Propp, 1970/1928, pp.31-33), nous postulons que :

« - Quels que soient « le design » et « l’interactivité » du jeu, les Briques Gameplay doivent rester identiques.

- Il existe probablement un nombre fini de briques Gameplay.

- Il doit être possible d’envisager une classification des jeux vidéo en fonction des combinaisons

de Briques Gameplay » (Alvarez, 2007, pp.194-195). 2.4.3. Définir les fonctions à rechercher dans un jeu vidéo

Pour identifier les Briques Gameplay nous procédons comme Propp, c’est-à-dire de façon empirique. Ce dernier a de ce fait lu les contes de son corpus un à un pour relever et identifier ses différentes fonctions. Pour notre part, nous jouons à un corpus de cinq cent quatre-vingt huit jeux et tâchons de relever et d’identifier des règles d’action qui soient en lien avec le joueur (Alvarez, 2007, p. 208). Par exemple pour le jeu Pong (Atari, 1972), nous identifions une brique « DEPLACER » correspondant au fait pour le joueur de déplacer sa raquette à l’écran et une

seconde brique « ATTEINDRE » pour signifier que le joueur doit toucher la balle avec sa raquette pour la renvoyer dans le camp adverse. L’exercice qui consiste de la sorte à se mettre à la place de la machine est assez complexe, car nous avons au départ tendance à mêler les actions du joueur avec les moyens que la machine propose pour atteindre les objectifs fixés. Cela nous invite donc à mettre en place plusieurs méthodologies pour éprouver les différentes briques recensées. La confrontation de notre premier jeu de Briques Gameplay avec les différentes méthodologies mises en place s’est avérée globalement concluante (Alvarez, 2007, pp.199-208). Puis, nous avons mis en place la base de données V.E.Ga.S. pour « Video Entertainment & Games Studies » (Alvarez et al. 2006) pour éprouver nos différentes briques par une approche collaborative et statistique sur cinq cent quatre-vingt huit jeux. Cette base de données est toujours opérationnelle à ce jour et a depuis évolué et été renommée Gameclassification18

.

2.4.4. Présentation des différentes Briques Gameplay

Depuis 2006, trois versions de Briques Gameplay ont été élaborées. La dernière itération en date a été finalisée fin 2018. Il s’agit de la version 3.1. Rassemblées dans un Tableau qui s’inspire du tableau périodique des éléments de Mendeleïev (Alvarez, 2019), douze briques gameplay sont recensées et ventilées dans quatre grandes familles : deux Briques d’Objectif, ATTEINDRE (At) et EVITER (Ev), deux Briques de Résultat, CREER (Cr) et DETRUIRE (Dt), une Brique de Condition, GERER (Gr) et sept Briques de Moyen, CHOISIR (Ch), DEPLACER (Dp), ECRIRE (Ec), RANDOMISER (Rn), SHOOTER (Sh), VOCALISER (Vc) et TRANSFORMER (Tr). La Figure 2 nous donne une représentation du Tableau des Briques Gameplay, version 3.1. (Alvarez, 2018c, pp. 173-174)19

.

Si le nombre de Briques Gameplay recensées pour cette version 3.1. ne prétend pas à l’exhaustivité, il est probable que toutes les familles aient été identifiées. En revanche, des familles, notamment celles des Conditions et des Moyens, pourraient sans doute se voir enrichir d’items supplémentaires.

Si l’élaboration de ces Briques Gameplay permet d’ouvrir des perspectives intéressantes sur la

18

La base de données est accessible à l’adresse suivante : www.gameclassification.com (Consultée le 4 Juillet 2019)

19

Pour connaître de manière détaillée l’ensemble des dernières définitions textuelles et formelles en date associées aux différentes Briques Gameplay ainsi que leurs manières d’interagir, il est possible de se référer à Alvarez, J. (2018), « Approche Atomique du jeu vidéo », Editions Ludoscience, TALENCE, (FRANCE), pp.175-181, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01948782

manière dont on peut se représenter un jeu vidéo dans le cadre d’un système formel et d’un point de vue taxinomique ou encore épistémologique, il n’a pas été trouvé en revanche d’éléments pouvant différencier les Serious Games des jeux vidéo.

Figure 2 : Tableau des Briques Gameplay version 3.1 (Juillet 2018)

Concrètement les fonctions utilitaires (Permet de) que nous avons recensées au niveau du système classificatoire G/P/S ne sont pas identifiées au niveau des Briques Gameplay. Ainsi, dans un tel référentiel, les jeux vidéo et les Serious Games ne se distinguent pas. Cela signifie que les fonctions utilitaires échappent à la question du formalisme. Cette démarche nous invite donc à adopter un système différent, plutôt de nature « pragmatique » ou « culturelle » pour tâcher d’identifier comment les fonctions utilitaires sont associées aux Serious Games et si cela constitue des propriétés spécifiques.