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Chapitre III : Évolution historico-idéologique de la Railroad Building Story

4.2 The Iron Horse et les années 1920, un traditionalisme moderne

4.2.6 La peur du bolchévisme et suspicions envers les contestations sociales

En lien avec l’attitude isolationniste, les États-Unis des années 1920 rejetait fermement les idéologies étrangères de peur qu’elles travestissent les idéaux de la nation. La révolution

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bolchévique eut un grand impact sur l’opinion publique américaine. Alors que les discours socialistes étaient monnaie courante durant l’ère progressiste des années 1900 et 1910, l’Amérique est désormais craintive devant tout ce qui peut s’interpréter comme une invasion soviétique. Toute contestation sociale pouvait être perçue comme le signe d’un complot bolchévique. D’ailleurs, dès 1919, l’industrie cinématographique fut explicitement recommandée de produire des films contre l’idéologie bolchévique, ce que relate Bidaud :

Si la production cinématographique précédant 1918 était plutôt de tendance progressiste, les films vont ensuite suivre une ligne plus nettement conservatrice. Ce changement n’est pas le résultat de choix individuels. Certes, les sympathies personnelles ont joué leur rôle, mais elles ont été confirmées par des alliances de type institutionnel. En décembre 1919, le secrétaire à l’Intérieur, Franklin K. Lane, rencontre à New York les producteurs et distributeurs les plus importants pour s’assurer de leur coopération. Ceux-ci s’engagent à présenter et distribuer des

films d’américanisation, « pour faire de meilleurs citoyens et renverser la propagande

bolchévique » (BIDAUD,2012 :130).

The Iron Horse, produit par la Fox, fut vraisemblablement influencé par cette commande gouvernementale. Mais cette tendance conservatrice des films de l’époque ne s’explique pas seulement par cette demande de l’État fédéral; la société entière était affectée, d’une façon ou d’une autre, par cette méfiance envers le bolchévisme. En ce qui a trait aux relations entre employés et employeurs, ironiquement, malgré ce climat non favorable à la contestation sociale, une vague de grèves parcourt le pays durant l’année 1919 :

3600 grèves, impliquant quatre millions de travailleurs, éclatent en 1919. Les patrons veulent reprendre les avantages, salariaux et syndicaux, qu’ils ont dû consentir pendant la guerre et ont tendance à voir derrière chaque mouvement l’influence redoutée de la Révolution d’Octobre, importée par des immigrants radicaux. En janvier 1919, la grève des ouvriers des chantiers navals de Seattle, directement touchés par la fin des commandes de la marine, condamnée par l’AFL196, est durement réprimée par les Marines car on croit y voir le premier Soviet du pays!

En septembre, les policiers de Boston se voient refuser le droit de se syndicaliser, la grève qui s’ensuit permet au gouverneur de l’État, Calvin Coolidge, de fonder sa popularité; tous les grévistes sont licenciés. Le même mois éclate la plus grande grève de l’histoire américaine, quand 350 000 ouvriers de la sidérurgie cessent le travail pour obtenir la reconnaissance syndicale. Le président Elbert Gary de l’U.S. Steel en refuse le principe et attribue la grève aux « menaces, insultes et fausses promesses » d’agitateurs étrangers; la grève ne s’achève qu’en janvier sans que les ouvriers aient rien obtenu (MELANDRI et PORTES,1991 :53).

Ces exemples proposés par Melandri et Portes illustrent bien l’intolérance totale des institutions américaines devant cette vague de grèves197. D’une part, les contestations ouvrières sont hâtivement

condamnées sous prétexte qu’elles relèvent de l’idéologie bolchévique; d’autre part, le patronat est

196 American Federation of Labor.

197 Aussi, Hollywood a longtemps évité de représenter la réalité des grèves américaines, ce que Bidaud

explique ainsi : « Le très petit nombre d’ouvriers dans les films hollywoodiens a permis, pendant des décennies, d’escamoter commodément les conflits sociaux et de faire l’impasse sur les grèves dures, souvent violentes, qui ont ponctué l’histoire des États-Unis. Les studios avaient besoin d’éviter le sujet, sous peine d’apparaître comme des rouges » (BIDAUD,2012 :243).

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intransigeant et n’en est pas blâmé. On refuse catégoriquement la contestation ouvrière et le prolétariat est suspect par défaut : « The frequent strikes which paralyzed many sectors of industry in 1919 led to a reaction against labour in general, against the I.W.W.198 in particular, and aroused

fears that communists were attempting to take over the United States » (ADAMS, 1967 : 43). Bien que cette peur du communisme n’atteigne pas le degré d’hystérie propre à la Guerre froide, la situation est tout de même extrême et la campagne anticommuniste menée par le procureur général Alexander Mitchell Palmer199 en est certainement le pire exemple. Évidemment, cette intolérance

face aux contestations sociales transparaît également dans The Iron Horse. Nous faisons ici référence au couple d’épisodes-types IT et MT, ainsi qu’à un détail concernant la guerre contre le chemin de fer.

Comme nous l’avons déjà mentionné dans le dernier chapitre, durant l’épisode-type IT les travailleurs décident de quitter le chantier, car ils sont insatisfaits des conditions de travail. Le problème est traité comme une question de patriotisme. Ce qui convainc finalement les travailleurs de poursuivre leur labeur est le discours de l’héroïne, soulignant leur devoir patriotique. Or, si continuer leur ouvrage est patriotique, l’inverse est donc antipatriotique. C’est ainsi que l’incident fait écho au climat d’intolérance envers les contestations sociales de l’époque, car les raisons soulevées par les travailleurs ne sont aucunement prises au sérieux. Ils sont montrés comme des lâcheurs, tout simplement. Aucun compromis n’est même esquissé par les personnages représentant le patronat, la seule stratégie utilisée avant que l’héroïne prenne la parole est l’intimidation. Dans un intertitre à visées humoristiques, un des cadres expliquent la situation au maître de construction200 :

198 Industrial Workers of the World, une très influente union de travailleurs industriels.

199 Snowman décrit cet événement de la sorte : « It was in this tense atmosphere that Attorney-General Palmer

– a man with presidential ambitions, be it noted – set to work rounding up ’reds’ (real or imaginary). He would rid the nation of the red menace and, hey presto, there would be no more strikes, no bomb outrages, no more rising prices. Hundreds of aliens, many of them without trace of a criminal record or even any known political views, were rounded up by Palmer’s men and, in many cases, peremptorily deported. Palmer celebrated the arrival of 1920 by arresting, in a single night, somewhere between 4,000 and 6,000 suspected communists in thirty-three different cities. These people, and many others, were kept in jail without cause in a cruelly uncomfortable conditions. Some were then subjected to the indignity of a fized ’trial’. Palmer’s denial of civil liberties came ill from an American Attorney-General, but his actions were consistent with the mood of the times » (1978 :27).

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Il est à noter également que les travailleurs ciblés sont des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux immigrants, ce qui répond certainement aux idées xénophobes de l’époque. L’incident prend alors l’aspect d’un test d’américanité, car si ces immigrants veulent devenir de vrais Américains, ils doivent agir comme des pionniers américains. Plus tard dans le film (à un moment plutôt incongru), on fait encore mention des travailleurs étrangers. Le héros est promu contremaître et on le voit exercer son leadership. Il stoppe une escarmouche insignifiante entre deux de ses travailleurs, puis un intertitre indique ses paroles : « With those foreign laborers making trouble, we Americans must stick together. » Un dernier incident survient alors que le héros se rend au campement de l’Union Pacific lors de l’attaque des Indiens. Tous les travailleurs doivent se joindre aux renforts, il y a assez de fusils pour chacun. Toutefois, ces mêmes étrangers refusent d’aller combattre; l’un d’eux dit : « Let ’em send soldier! » Ensuite, ils se justifient ainsi : « You promise us the beef – we no get. » Ici encore, l’argument contestataire des travailleurs est faible, on ne peut simplement pas considérer sérieusement leur plainte : ce sont des poltrons. Mais encore, Buffalo Bill survient à ce même moment avec un immense troupeau de 10,000 têtes qui étaient justement promis aux travailleurs. Toutefois, ces derniers ne respectent pas leurs propres mots et refusent toujours d’aller combattre. Buffalo Bill pense à un stratagème pour les envoyer se battre : « If the damned shirkers won’t get aboard, we’ll stampede the herd and drive ’em on the train », ce qui est mis à exécution. Les travailleurs étrangers, pris de panique, n’ont d’autres choix que d’embarquer sur le train pour éviter d’être encornés. Le tout est fait sur un ton humoristique, mais il s’agit encore là de montrer la main de fer du patronat forçant les ouvriers insatisfaits à se plier à leurs exigences. Par association, ce sont les masses prolétaires contestataires des années 1920 qui sont blâmées, sous prétexte que les grèves sont antipatriotiques, parce qu’elles relèvent de l’idéologie bolchévique.