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Chapitre I : Adaptation de la méthode morphologique de Propp

2.7 De l’interprétant au spectateur modèle

Afin de reconnaître et d’illustrer le rôle incombé à l’acte de spectature dans la production des significations idéologiques liées à notre corpus, nous recourrons à une adaptation très souple de la notion d’interprétant. Le concept d’interprétant fut initialement introduit par Charles Sanders Peirce dans ses écrits sur la sémiotique de type pragmatique. Sans entrer dans les détails de la sémiotique peircienne, nous nous intéresserons simplement à sa conception triadique de la signification, à laquelle il se réfère également en tant que semiosis : « par “semiosis”, j’entends […] une action ou influence qui est ou implique la coopération de trois sujets, tels qu’un signe, son objet et son interprétant » (PEIRCE,1978 :133)63.Afin d’illustrer comment ces trois sujets sont en relation dans le processus de signification, nous prendrons cet exemple proposé par Peirce :

Supposons, par exemple, qu’un officier commandant un peloton ou une compagnie d’infanterie donne l’ordre : « Arme au pied! » Cet ordre est bien entendu un signe. Cette chose qui est la cause d’un signe en tant que tel est appelé l’objet (dans le langage ordinaire, l’objet « réel », mais plus exactement l’objet existant) représenté par le signe : le signe est déterminé à quelque espèce de correspondance avec cet objet. Dans le cas présent, l’objet que l’ordre représente est que l’officier veut que la crosse des mousquets repose sur le sol. Néanmoins, l’action de sa volonté sur le signe n’est pas simplement dyadique; car s’il pensait que les soldats étaient sourds-muets ou ne connaissaient pas un mot de français ou étaient de nouvelles recrues n’ayant reçu aucun entraînement ou étaient décidés à ne pas obéir, sa volonté ne l’aurait probablement pas conduit à donner cet ordre. […] Pour le propre résultat signifié d’un signe, je propose le nom d’interprétant du signe (PEIRCE,1978 :127-128).

Cet exemple de Peirce sert à expliquer plus particulièrement le rôle de l’interprétant, ce pour quoi nous l’avons choisi. Ce qui est démontré, c’est que le processus de signification décrit ne se contente pas d’une relation entre le signe et son objet. Pour que l’effet de la semiosis opère comme l’entendait cet hypothétique officier commandant, il fallait que l’ordre/signe soit « correctement » interprété par les soldats afin que l’action/objet désirée soit effectuée. Car s’ils n’étaient pas aptes à l’interpréter comme l’officier le veut, le processus de la semiosis ne serait pas mené à terme (ou du moins, pas comme l’officier l’entend). Sans entrer dans les subtilités de la logique peircienne, ce

63 Nous utilisons ici une traduction française de Gérard Deledalle de certains textes de Peirce réunis sous le

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que cet exemple illustre est suffisant pour que nous allions de l’avant avec notre explication. Grossièrement, nous pouvons dire que chacun des films de la Railroad Building Story est un signe complexe, ou plutôt un complexe de signes, que l’interprétant doit être un « certain spectateur américain » afin que l’objet soit les significations idéologiques qui, dans le cadre de notre étude, démontrent que la structure narrative du sous-genre est une idéalisation de l’histoire de la construction du transcontinental. Cette proposition est évidemment très simplifiée et l’adepte de la sémiotique de Peirce ne ratera pas de le remarquer, mais nous la désirons comme telle afin de préciser notre point de vue progressivement.

D’abord, l’idée que l’interprétant serait les « spectateurs moyens américains » est problématique selon la sémiotique de Peirce, car l’interprétant n’est pas un individu : « Mais l’interprétant n’est pas un interprète. Ce n’est pas le sujet qui parle. C’est un contresens grave qu’ont commis certains commentateurs de Peirce et, parmi eux, celui qui tenta de faire de la sémiotique une science : Charles Morris64 » (DELEDALLE,1978 :218).Cela est vrai et en reprenant

l’exemple « d’arme au pied » on peut facilement le concevoir. L’interprétant n’est pas les soldats qui répondent à l’ordre, mais plutôt, et dit simplement, le processus de leur pensée qui saisit l’ordre et, dans ce cas puisqu’il s’agit d’une action, leur geste actualisant l’objet (« la crosse des mousquets repose sur le sol »). Donc, d’après la logique peircienne, l’interprétant ne se réfère pas à quelconque forme de spectateur empirique, et il faut en tenir compte dans notre définition. Toutefois, nous croyons que la notion d’interprétant, en ce qui concerne notre étude, n’est pas loin de recouvrir ce que nous entendons plus haut par « spectateurs moyens américains ». Afin de démontrer cette idée, nous nous appuierons sur un rapprochement que Lorenzo Vinciguerra a proposé entre le pragmatisme peircien et la doctrine de l’imagination chez Spinoza. Vinciguerra relève un exemple linguistique donné par Spinoza et en dit ceci :

Il est bien vrai que l’image du mot pomum signifie le fruit par sa liaison avec une autre image, mais cette concatenatio n’a de sens que pour un Romain qui s’en fait l’interprète. Toute mise en chaîne est donc aussi une mise en scène sur un théâtre où figurent les représentations, et dans lequel l’interprète n’est pas l’auteur de ce qui s’y joue, bien que son rôle soit absolument nécessaire à la représentation (VINCIGUERRA,2011 :256).

En effet,afin que le mot « pomum » puisse générer l’image du fruit dans la pensée de quelqu’un, il faut que ce quelqu’un maîtrise, un tant soit peu, la langue latine dans laquelle le mot est écrit. Donc, non seulement l’interprétant ne peut exister qu’à condition qu’interprète il y ait, mais cet interprète doit connaître l’interprétant avant même que le signe lui soit présenté pour que la semiose opère. Ce que nous tâchons de mettre en évidence est comment la notion d’interprétant est indissociable de l’idée que quelqu’un soit apte à le saisir et que les attributs nécessaires à cet interprète ont tout à

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voir avec l’interprétant en question. Aussi, les signes peuvent renvoyer à maints interprétants selon le processus d’imagination qu’un individu est porté à produire sur un signe. Vinciguerra relève un autre exemple de Spinoza qui peut illustrer notre propos :

C’est en effet, l’habitude [consuetudo], un certain usage [usus] des choses, ou encore une certaine pratique [praxis] de la vie, qui fait que, par exemple, pour le soldat les traces de cheval sur le sable signifieront le cavalier, puis la guerre, alors que pour le paysan, qui a une autre pratique de l’existence, ces mêmes traces seront le signe ou la règle d’un autre enchaînement et renverront alors, à la pensée du cheval, de la charrue, du champ, etc. (ibid. : 258).

Les exemples du cavalier et du paysan ne sont évidemment que des figures, et rien n’empêcherait qu’un quelconque cavalier produise l’enchaînement d’images65 ici associé au paysan. Ce qui

importe est que ce sont les individus interprètes qui ont les « traces » des interprétants possibles gravés en eux, par leur expérience du monde et des choses. Vinciguerra reviendra un peu plus loin sur l’exemple de « pomum » et proposera que l’association d’idées potentiellement produite par le mot « dépendra de la complexion du corps de notre Romain, dont nous ne savons pas s’il fut un paysan, un soldat affamé, un vendeur de fruits et légumes, un chrétien, ou encore un poète, et pour qui le mot pomum signifiera une bonne récolte, une faim rassasiée, le péché, ou encore une certaine valeur (pécuniaire, religieuse, symbolique, poétique…) » (VINCIGUERRA,2011 :259).Ce propos est particulièrement d’intérêt en ce qui concerne notre étude, car on y souligne comment le processus de signification à partir d’un mot se référant à un fruit peut déboucher jusqu’à des idées très abstraites comme le « péché » ou des « valeurs ». Or, il en va de même pour la signification du chemin de fer dans l’imaginaire américain que nous avons décrite en introduction. Ainsi, pour que les idées de « progrès » et « d’unité nationale » soient persistantes dans l’esprit d’un spectateur qui regarde, par exemple, The Iron Horse, il faut bien qu’il y soit suffisamment habitué par le réseau d’images qui lui est proposé dans sa vie sociale, pour qu’il soit apte à reconnaître qu’« unité nationale » soit un interprétant possible de la construction du chemin de fer transcontinental qui lui est raconté dans ce film (même si un intertitre ou deux du film tentent de l’expliciter). D’autant plus que cette idée ne va pas de soi, elle est le produit de la culture nationale américaine. Ceci nous mène à nous appuyer sur la définition suivante de l’acte signifiant donnée par Vinciguerra (d’après la doctrine de l’imagination de Spinoza) où la relation entre interprète et interprétant est exprimée :

On peut alors être en mesure de généraliser : tout acte signifiant comporte un acte interprétatif,

dans lequel celui ou ce qui revêt [induit] l’habit d’interprète fait figure [figura]

65 Le lecteur adepte de la sémiotique peircienne comprendra ici qu’il y a un croisement entre l’idée

d’enchaînement d’images chez Spinoza et de semiosis illimitée chez Peirce selon laquelle l’interprétant d’un signe représente également un signe pour un interprétant subséquent et ainsi de suite. Cela est juste, mais nous tenons à spécifier que nous ne nous égarerons pas dans ces questionnements dans la présente étude, volontairement, car notre intérêt pour la notion d’interprétant demeure très général, étant parfaitement conscient que nous simplifions cette notion de la sémiotique peircienne.

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d’« interprétant » du processus de signification, qu’il contribue ainsi à déterminer. Que faudra-

t-il entendre ici par interprétant? On appellera interprétant la puissance interprétative de

l’individu qui opère en tant [quatenus] qu’interprète, c’est-à-dire celui ou ce relativement à quoi quelque chose [res] est représenté et signifié par des images ou des signes66

(VINCIGUERRA,2014 :201-202).

Cette dernière phrase, lue dans le contexte de notre étude et non du livre de Vinciguerra, paraît particulièrement à propos puisque nous nous intéressons ici à un corpus de films. Aussi, les interprétations idéologiques que nous proposerons à l’égard de la Railroad Building Story tiendra non seulement en compte que ces films s’adressent à un certain type de spectateurs américains, mais également que ceux qui les ont produits sont aussi des Américains. Tout comme le spectateur doit être conscient des interprétants avant l’écoute du film, le film en tant que complexe de signes contient les marques par lesquelles la semiose procèdera. Cette coopération s’apparente à celle entre l’auteur modèle et le lecteur modèle d’Umberto Eco67, bien qu’il s’agisse ici d’un autre matériau

d’expression (cinéma) et que nous extrapolons cette donnée abstraitement à une série de films et non une œuvre singulière. Cette instance que nous supposons être le spectateur modèle de la Railroad Building Story est, pour reprendre les mots de Ricoeur à l’égard de Propp, « un produit de la rationalité analytique68 » (RICOEUR, 1984 :62).Cependant, ce qui nous permet de présupposer

cette instance spectatorielle, apte à saisir tous les interprétants ciblés par notre analyse, est qu’ils sont en fait liés aux fondements idéologiques de la nation américaine, fondements qui datent de bien avant 1924. Nous ne prétendons pas que cette instance recouvre parfaitement chaque spectateur empirique, mais qu’il soit concevable qu’elle recouvre, sinon partiellement, toute personne partageant (ou connaissant) le système de valeurs propres aux États-Unis, que ce « spectateur américain moyen » recoupe assurément. Notre analyse consiste à identifier les significations idéologiques qu’interprètent ce spectateur modèle par le biais de la Railroad Building Story qui, selon nous, fait office de mythe cinématographique du chemin de fer américain. C’est ce qui explique pourquoi nous pouvons, dans notre deuxième chapitre, abstraire historiquement cette instance spectatorielle des quelques quarante années qui séparent The Iron Horse de How the West Was Won, car ce mythe du chemin de fer westernien est figé dans le récit type des films de la Railroad Building Story, tant et aussi longtemps qu’il demeure pertinent exprimé de la sorte : « Le

66 C’est Vinciguerra qui souligne.

67 Ce qu’il développe dans son livre Lector in Fabula (1979).

68 C’est ce qu’il dit à propos du proto-conte formé des 31 fonctions qui « n’est pas un conte; comme tel, il

n’est raconté par personne à personne. » Ricoeur ajoutera également que « la fragmentation en fonctions, la définition générique des fonctions et leur mise en place sur un unique axe de succession sont des opérations qui transforment l’objet culturel initial en un objet scientifique » (RICOEUR, 1984 : 62). Nous sommes d’accord avec son propos en ce qui concerne notre méthode pour identifier la structure narrative de notre corpus, mais ne considérons pas que cela constitue un problème d’analyse (comme cela semble être le cas pour Ricoeur), car cet objet scientifique sert à recouvrir les composantes narratives du mythe communiqué par la Railroad Building Story, ce qui est effectivement notre but.

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recours aux mythes, dans l’idéologie américaine, permet donc de sortir constamment de l’histoire, de faire de ses composantes décontextualisées une permanence » (BIDAUD, 2012 : 20). Pour terminer sur ce propos en revenant à Vinciguerra, ces significations idéologiques, en grande partie, constituent des images communes au sein de la nation américaine :

Les images communes, bien qu’issues de la constitution du corps singulier d’un individu, ne sont pas véritablement pensables sans quelque chose comme une « imagination commune », ou une certaine manière commune d’imaginer, qui en constitue le cadre général d’interprétation ou l’horizon de sens, c’est-à-dire sans une communauté d’images et de signes dont l’aspect privé se croise jusqu’à se confondre avec son aspect public. Un système de signes ne recouvre réellement de significations que s’il est d’un usage commun, que s’il est en partage, que si celui qui en fait usage sait aussi qu’il n’est pas le seul à la faire (VINCIGUERRA,2014 :225).

Évidemment, nous entendons ici un type particulier d’images communes, liées à la fois et principalement au western comme genre cinématographique, à l’imaginaire du chemin de fer américain, à l’histoire des États-Unis (particulièrement du transcontinental) et certains fondements idéologiques de la nation américaine.