• Aucun résultat trouvé

Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.3 Construction (C)

Dans tous les films de la Railroad Building Story, il y a une scène montrant le travail de la construction du chemin de fer (ou de la ligne télégraphique). Cet épisode-type est peut-être le plus emblématique du sous-genre, une véritable ode à l’esprit patriotique des travailleurs construisant le chemin de fer. Paradoxalement, bien que ces scènes représentent une masse d’ouvriers en action, elles constituent une forme de suspension du développement narratif. Si la construction est en chantier, qu’il n’y a pas de complication. Cela signifie également que l’héroïsme individuel est au repos. C’est la preuve concrète que les obstacles ont été surmontés et que la tâche principale de l’entreprise peut progresser. Sa position dans le récit est très variable, cet épisode-type peut se retrouver entre n’importe quels autres épisodes-types dans le développement central de l’intrigue. Aussi, il est souvent itératif dans la structure narrative des films. Par exemple, dans The Iron Horse, on retrouve cinq scènes de construction. Dans ce cas, il arrive souvent que les différentes scènes de construction soient traitées comme des moments de transition, placées immédiatement après qu’une complication soit résolue ou avant qu’un obstacle ne survienne. Cela dit, dans la majorité des cas, la scène de construction constitue un morceau presque autonome du récit. La suspension narrative créée par cet épisode-type répond à une certaine fonction documentarisante de ces descriptions du travail de construction. L’accent est mis sur la présentation des aspects techniques du travail des cheminots. Prenons la séquence, très soignée, qu’on retrouve dans Union Pacific en exemple :

68

Plan 1 : Une horde d’hommes transportant des tronçons de bois. Plan 2 : Un ouvrier place quatre clous à crochet sur chacune des traverses de bois sur le sol.

Plan 3 : Vue générale sur les différentes tâches en cours simultanément. Plan 4 : En avant-plan, les poseurs de rails s’installent et déposent simultanément un rail de chaque côté des traverses; en arrière-plan on remarque des travailleurs marteler les crampons et une locomotive qui suit au même rythme que les hommes avancent.

69

Plans 7, 8 et 9 : La caméra est placée sur la locomotive, on montre les poseurs de rails se procurer une nouvelle rail.

Plan 10 : Vue sur le côté du rail, on s’aperçoit qu’un homme est placé de chaque côté du rail, et qu’ils placent la traverse de bois à niveau avant que les crampons ne soient installés.

Plan 11 : Deux hommes transportent une chaudière de crampons et remplissent préalablement des barils placés tout au long de la voie ferrée. Plan 12 : On se procure de nouveaux rails.

70

En mettant l’emphase sur les détails de la construction du chemin de fer, le but de la séquence n’est plus que narratif, mais également descriptif : on y présente le protocole régissant la construction efficace d’une voie ferrée. D’ailleurs, Jon Tuska affirme que, pour cette séquence William M. Jeffers, alors président de l’Union Pacific, « loaned DeMille his fastest track-laying crew, and the footage showing their skill and precision was later reused in government training films » (TUSKA, 1976 :359). Ce fait est particulièrementétonnant. L’éthique de travail des constructeurs de voies ferrées est si exemplaire dans les plans filmés par DeMille que ceux-ci ont été réutilisés par le gouvernement à des fins pédagogiques105. Nous savons que Ford, comme DeMille, a utilisé

d’authentiques travailleurs de chemins de fer pour The Iron Horse106. Bien que nous n’ayons pas

trouvé de renseignements à ce sujet pour les autres films, il ne serait pas surprenant que ce soit le cas également. L’épisode-type C est un des moments privilégiés de l’éloge collectif. Il s’agit d’une démonstration patriotique de la fierté du travail américain. Idéologiquement, ce patriotisme collectif s’exprime par la prouesse du groupe, et de ce fait, nous y voyons là encore une démonstration de l’unification de la nation opérée par le chemin de fer. L’efficacité des travailleurs est due à l’ardeur de l’effort déployé par chacun, mais surtout, et de façon spectaculaire, par leur coordination. Ils forment ensemble une unité de travail impeccable, une véritable machine organique à poser des rails, déployant une force comparable à celle de la locomotive les suivant derrière avec les matériaux. C’est la remarquable synergie entre les travailleurs qui est représentée, exprimant l’idée que l’effort conjugué de chacun crée une puissance beaucoup plus grande que celle produite par des individus isolés. Ces pionniers représentent symboliquement ce qu’ils bâtissent, soit le chemin de fer qui allait unir la nation et la rendre ainsi plus forte. Par ailleurs, cette volonté de montrer avec authenticité le travail de construction confère un caractère historiographique à cet épisode-type. On cherche à illustrer le travail de la construction du chemin de fer tel qu’il se faisait à l’époque; on recrée la technicité de la geste pionnière. D’ailleurs, les scènes de construction s’accordent grandement aux descriptions que l’on retrouve dans les ouvrages historiques sur le chemin de fer transcontinental. Prenons pour exemple cette description de W. A. Bell figurant dans le témoignage de Grenville M. Dodge :

The track laying on the Union Pacific was a science. Mr. W. A. Bell, in an article on the Pacific Railroads, describes, after witnessing it, as follows : « […] On they came. A light car, drawn by a single horse, gallops up to the front with its load of rails. Two men seize the end of a rail and start forward, the rest of the gang taking hold by twos, until it is clear for the car. They come forward at a run. At the word of command the rail is dropped in its place, right side up with care, while the same process goes on at te other side of the car. Less than thirty seconds to a rail

105 Il est probable que DeMille avait filmé davantage de plans de construction que ce qui est présenté dans le

montage final de Union Pacific. Le film éducatif du gouvernement, issue des plans de DeMille, utilise certainement un montage différent.

71

for each gang, and so four rails go down to the minute. Quick work, you say, but the fellows on the Union Pacific are tremendously in earnest. The moment the car is empty it is tipped over on the side of the track to let the next loaded car pass it, and then it is tipped back again : and it is a sight to see it go flying back for another load, propelled by a horse at full gallop at the end of 60 or 80 feet of rope, ridden by a young Jehu, who drives furiously. Close behind the first gang come the gaugers, spikers, and bolters, and lively time they make of it. It is a grand “anvil chorus” that shows sturdy sledges are playing across the plains » (DODGE,1966 :31).

Cette description présente beaucoup de similarités avec la scène de construction de Union Pacific décrite plus haut. Puisque le témoignage de Dodge fut publié en 1910, il est fort probable que Ford et DeMille (ou leur équipe de recherche) aient pris connaissance de cette description de W. A. Bell citée par Dodge. Toutefois, des descriptions semblables devaient circulées allègrement dans les journaux qui relataient la progression du chemin de fer transcontinental à l’époque. Aussi, les ouvrages historiques sur la construction du chemin de fer transcontinental consacrent toujours quelques paragraphes à décrire la façon dont les travailleurs exécutaient leurs tâches, et ces descriptions se ressemblent toutes sensiblement. Nous pouvons donc déduire de ce consensus que l’épisode-type C présente avec une scrupuleuse authenticité historique le travail des pionniers des chemins de fer américains, et ce, parce que leur perfectionnisme illustre fièrement le travail américain en l’image d’une véritable chaîne de montage humaine, qui n’est pas sans rappeler un certain esthétique industriel propre à l’âge du fer et de la vapeur.