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Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.4 Insatisfaction des Travailleurs (IT) et Motivation des Travailleurs (MT)

Si l’épisode-type C est favorable à la progression du chemin de fer, à l’inverse, l’accumulation d’obstacles mène à un arrêt du travail, celui-ci étant souvent orchestré par les ouvriers. Évidemment, la participation des travailleurs étant primordiale à la construction du chemin de fer, l’épisode-type de l’insatisfaction des travailleurs va de pair avec le rétablissement de la situation, soit la motivation des travailleurs. Nos trois premiers épisodes-types étaient tous des unités narratives autonomes, mais plusieurs épisodes-types forment des paires logiques, comme c’est le cas pour l’insatisfaction et la motivation des travailleurs. À quelques reprises ans le corpus, il arrive que le moment où l’insatisfaction des travailleurs est exprimée et celui où la situation est rétablie soient représentés dans la même scène. On pourrait alors croire qu’ils forment plutôt un seul épisode-type, mais nous nous tromperions structurellement. Ils forment une paire logique entre la dégradation d’une situation et son rétablissement107. La dégradation est le résultat d’événements

malencontreux qui provoquent l’insatisfaction des travailleurs, et quand ces événements sont

107 Ce raisonnement structurel sur la détérioration et l’amélioration d’une situation narrative s’apparente

beaucoup aux théories de Claude Bremond, particulièrement à cet article : « La logique des possibles narratifs », Communications (vol. 8, 1966), p. 60-76.

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explicitement montrés dans le film, ceux-ci font partie de l’épisode-type IT. À l’opposé, il arrive que la situation ne soit pas rétablie immédiatement après que l’insatisfaction soit exprimée, et le héros devra effectuer les actions qui permettront de remotiver les travailleurs. Ces dites actions font partie de l’épisode-type MT. Lorsque tous les éléments narratifs des deux épisodes-types soient représentés dans une seule séquence, cela n’empêche pas qu’au niveau de la structure narrative, les deux mouvements (dégradation et rétablissement de la situation) se réalisent l’un après l’autre108.

La raison la plus fréquente qui mène les travailleurs à l’insatisfaction est le retard de leur rémunération. C’est le cas dans The Iron Horse, Union Pacific, Canadian Pacific, Rock Island Trail, Santa Fe et Denver and Rio Grande. Il existe cependant des variations sur le même thème. Dans The Iron Horse, c’est une série d’événements qui justifient l’insatisfaction des travailleurs. D’abord, l’hiver bat son plein, et les travailleurs doivent œuvrer dans un froid glacial. Puis, un intertitre informe que « the long overdue supply and pay train is eagerly awaited. » Les provisions tant attendues sont du bétail qui doit être acheminé par Buffalo Bill jusqu’au camp de construction. Ensuite, des Indiens attaquent, avec succès, le train qui apportait la paye de deux mois pour les travailleurs109. La conjugaison de ces trois facteurs va mener à l’insatisfaction des travailleurs : ces

trois raisons sont invoquées pour quitter la construction du chemin de fer. D’ autres films du corpus présentent l’épisode-type IT semblablement à The Iron Horse, quoique de façon franchement moins élaborée. Dans Canadian Pacific, les ouvriers font leur besogne alors qu’un train arrive sans wagon de paie. L’animosité s’installe chez les travailleurs et ils quittent la construction pour demander des explications. Dans Rock Island Trail, on constate simplement que les cheminots jouent aux cartes plutôt que de travailler. C’est encore le retard de la paye qui est soulevés par ces derniers. Dans ces trois cas, l’insatisfaction des travailleurs est le résultat d’une prise de conscience qui naît chez les travailleurs. Une variation de cet épisode-type veut que l’insatisfaction soit artificiellement provoquée par un imposteur qui agit sous les ordres du vilain. Dans Union Pacific, un fier-à-bras du nom de Duke Ring paralyse le camp des niveleurs par intimidation. Il fait un plaidoyer sur le retard de la paye, brise les outils de construction et menace de donner une correction à ceux voulant poursuivre les travaux. Pour ce qui est de Denver and Rio Grande, les hommes d’une compagnie rivale volent le train apportant la paye des travailleurs. Plus tard, un agitateur réussit à monter la tête des ouvriers contre leur employeur (Santa Fe présente une situation semblable). Le problème de la paye peut être également substitué par un autre motif : les travailleurs se sentent en danger sur le camp de construction. Dans Kansas Pacific, les sudistes orchestrent un dynamitage sur le chantier

108 Ceci illustre d’ailleurs qu’il n’y a pas nécessairement adéquation entre les unités narratives (au sens

structurel) et le découpage filmique en séquences ou en scènes. Il arrive souvent que les deux coïncident, mais rien n’assure que ce soit le cas.

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de construction qui tue un travailleur. Ses camarades ne veulent pas risquer leur vie davantage et quittent la Kansas Pacific. Overland Pacific utilise une justification semblable. Des Comanches attaquent les travailleurs armés de fusils (qui leurs ont été fournis par le vilain)et c’en est trop pour ceux-ci. Donc, on constate que la dégradation de la situation menant à l’insatisfaction des travailleurs est provoquée, soit par des obstacles liés aux difficultés du mode de vie pionnier (hiver glacial, rareté des vivres, attaques des Indiens), soit par le retard de la rémunération des ouvriers. En réaction à l’insatisfaction des travailleurs, le héros et les autres personnages prenant en charge les problèmes devront trouver un moyen pour regagner la confiance des travailleurs et les motiver à reprendre leur tâche. Un de ces moyens est de déclamer un discours patriotique. C’est ce qui survient dans The Iron Horse et Overland Pacific. Dans le film de Ford, le directeur de l’Union Pacific, Thomas Marsh, tente de raisonner ses employés, mais sans succès. Sa fille, Miriam Marsh (l’héroïne) vient appuyer son père et réussit à capter l’attention des travailleurs. Elle leur dit simplement : « Men, this great works depends on you – for the sake of your country, I ask you to finish it – make the whole Nation proud of you! » Évidemment, le discours est court à cause de l’utilisation d’intertitres, mais cet cet argument patriotique dit l’essentiel. L’héroïne individualise alors quelques hommes et leur demande de continuer leur travail. Touchés par le patriotisme de cette jeune femme, ils acceptent. Le discours dans Overland Pacific est un peu plus long, mais l’argument similaire. Les épisodes-types IT et MT sont exceptionnellement éloignés l’un de l’autre dans ce film110. Depuis que les travailleurs ont lâché leur emploi, l’ingénieur en chef, père de

l’héroïne, fut assassiné. C’est l’héroïne, comme dans The Iron Horse, qui prononce le discours, cette fois en l’honneur de son père défunt :

After taking my dad to the cemetary I made up my mind to leave here. Now I’m ashamed of it. Everything he wanted, everything he worked so hard for or everything he was is right here and lies unfinished. What you are, what you’ve worked for is right here too, and that’s why you’ve come back. I know that every foot of track is meant suffering for somebody, but when the work’s done, these same tracks will bring your wives and your children to you, and your food and your goods. And then, you’ll know you haven’t just build a railroad, you’ve built the future.

Ce discours répond très bien à l’argument progressiste que nous avons expliqué en introduction. D’abord, on propose une identification métaphorique entre les travailleurs (pionniers américain) et le chemin de fer. Cependant, c’est seulement à la dernière phrase que le propos de l’héroïne prend tout son sens. Ils ne construisent pas qu’un chemin de fer, ils construisent le futur du pays. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le peuple américain s’est défini avec la conviction que

110 Alan Dundes a proposé un terme pour décrire l’écart narratif entre des unités narratives complémentaires

dans un récit. Il parle de « profondeur motifémique » (traduit par Bremond). Ici encore, pour une explication simple et claire sur le sujet, nous renvoyons à l’article « Postérité américaine de Propp » de Bremond, cité plus haut.

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Dans The Iron Horse, le chef de construction tente de raisonner les ouvriers (gauche), mais ces derniers refusent de coopérer (droite).

Canadian Pacific (haut) et Santa Fe (bas) présentent l’épisode-type IT de façon similaire à The Iron Horse, utilisant une mise en scène presque identique.

Ci-bas, le héros de Union Pacific constate qu’un fier-à-bras paralyse les travaux (gauche), et un agitateur monte la tête des employés dans Denver and Rio Grande.

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l’avenir leur réservait une place privilégiée. Dans Overland Pacific, il s’agit d’une réflexion posée une fois les faits accomplis, puisque le chemin de fer a effectivement contribué à faire des États- Unis une puissance économique mondiale. Cette symbiose proposée entre le travailleur américain, le chemin de fer et le futur est une interprétation téléologique, proposant que le chemin de fer soit un signe manifeste du caractère américain. Cette version de l’épisode-type MT est particulièrement patriotique, puisqu’on y formule expressément les liens idéologiques entre le chemin de fer et la nation américaine. Également, ce discours patriotique souligne l’importance du rôle de la collectivité dans l’entreprise. C’est pour cette raison que ce n’est pas le héros qui le prononce, mais l’héroïne, qui représente davantage le champ de la collectivité. Par ailleurs, les autres variations de cet épisode-type sont surtout axées sur l’exceptionnalité du héros et son sens du leadership. Dans Union Pacific, le héros arrive sur les lieux où la brute Duke Ring paralyse le chantier en intimidant les travailleurs. Il ridiculise ce dernier en lui donnant une bonne correction. Cette démonstration d’autorité parvient à remotiver les travailleurs qui reprennent leur boulot sans questionner le retard de la paye. Dans Kansas Pacific, le héros mène une enquête pour découvrir qui vole la dynamite à la compagnie de chemin de fer. Grâce à un subterfuge, il identifie les voleurs et les poursuit jusqu’au saloon, qui est le repère des sudistes. À l’intérieur, il confronte les voleurs et menace de tirer sur leur sac rempli de dynamite s’il n’avoue pas leur crime, stratagème qui réussit. Or, plusieurs des clients du saloon présents étaient d’anciens travailleurs du Kansas Pacific et voir le héros résoudre le problème du vol de dynamite devant eux les convainc de reprendre leur emploi. Dans Canadian Pacific, l’accent est entièrement mis sur la virilité et le leadership du héros. L’épisode-type commence avec une version ratée du discours patriotique. Le héros vient de se remettre d’une grave blessure. Durant sa convalescence, il s’est épris d’une médecin pacifiste qui lui prodigua des soins. Sous l’influence de cette dernière, le héros tente de faire respecter l’ordre sur le chantier de construction sans avoir recours à la violence. Lorsque les travailleurs, insatisfaits, le questionnent à propos de leur paye en retard, le héros, tout endimanché, tente de les raisonner verbalement, mais les travailleurs se moquent de ses propos (et de son allure guindée), quittent le champ de construction et se rendent au saloon. Quelques instants plus tard, le héros est informé qu’une fusillade est survenue au saloon et que le tenancier a assassiné un travailleur. Il comprend immédiatement qu’il ne pourra pas concilier pacifisme et leadership sur le chantier, prend ses armes et se rend au saloon. Arrivé sur les lieux, il va confronter le tenancier et veut l’inculper pour meurtre, mais ce dernier attrape son fusil. Le héros le bat de vitesse et le tue. Il regagne alors le respect des travailleurs, confisque leurs fusils et leur ordonne de reprendre leur tâche le lendemain111. Denver and Rio Grande utilise une scène similaire où le héros congédie un fauteur de

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trouble plaidant contre le retard de la paie dans un saloon, ce qui enclenche une bagarre générale qui, contre toute attente, réussit à renvoyer les travailleurs à leur besogne. Dans Rock Island Trail, le problème est réglé par un tiers qui trouve une solution pour le héros. Le héros se lie d’amitié avec une princesse indienne et lorsqu’il lui explique que les travailleurs sont en grève à cause du retard de la paye, elle propose de les remplacer par des Indiens de sa tribu. Une fois la chose réalisée, les travailleurs prennent conscience du danger que cela représente pour leur emploi et décident de retourner sur le chantier. Entre toutes ces variations sur la motivation des travailleurs, le dénominateur commun est que les travailleurs doivent retrouver foi en l’entreprise. Il s’agit d’une forme de mise en représentation de l’adhésion des Américains aux idéologies américaines, adhésion ne passant pas par l’intellect mais par un régime de croyance (BIDAUD, 2012 :21). Construire le chemin de fer implique des difficultés, des risques, demande des sacrifices et une volonté particulière des hommes qui y participent, car il s’agit d’une geste pionnière. C’est ce que le couple d’épisodes-types IT/MT met en scène. Cependant, il y a une importante nuance dans cette aventure pionnière puisqu’elle est réalisée dans le cadre d’une activité économique. Les pionniers sont des employés, ils travaillent pour une compagnie, tout en étant conscients de la mission nationale qui se conjugue à leur travail112. Ceci est particulièrement vrai dans les récits de la Railroad Building

Story, mais historiquement, c’est tout autre chose. Il est très intéressant de constater que l’épisode- type IT répond directement de faits historiques, puisque les retards de rémunération des employés et les grèves de cheminots sont monnaies courantes dans l’histoire de la construction des chemins de fer américains. Toutefois, les fictions interprètent largement les données historiques. Nous nous proposons donc d’examiner les principales divergences entre ces récits et l’Histoire afin d’illustrer comment la Railroad Building Story propose une idéalisation des conflits ouvriers durant la construction du chemin de fer transcontinental.

D’abord, penchons-nous sur ce qui est historiquement vérifiable dans les épisodes-types IT et MT. À vrai dire, c’est surtout ce qui est présenté dans les scènes d’insatisfaction des travailleurs

bien qu’un épisode-type peut se réaliser de façon très différente d’un film à l’autre. Si ces différences n’ont pas de forte incidence en termes purement structurels, elles participent toutefois grandement à la signification des récits pris séparément. Entre une scène où les travailleurs sont séduits par le discours patriotique d’une femme et une autre où ils sont remis à l’ordre par une démonstration violente de l’autorité du héros, il y a d’importantes divergences idéologiques. Nous nous attarderons plus attentivement à ces questions dans le troisième chapitre de notre étude.

112 Ainsi, la Railroad Building Story constitue l’une des rares instances de récits hollywoodiens où des

ouvriers tiennent un rôle central : « Parce que les catégories les moins favorisées sont absentes par uniformisation des moyens de subsistance au niveau supérieur, la filmographie hollywoodienne consacrée aux ouvriers est fort réduite […]. En dépit de quelques films sur ce sujet, on constate que, comme l’écrit une critique de cinéma, Julie Lesage, en 1974 : “L’histoire du travailleur américain fait partie des sujets que Hollywood a toujours esquivés” » (BIDAUD,2012 :242).

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Discours motivateur de l’héroine dans The Iron Horse (gauche) et la réaction positive des travailleurs (droite).

Similaire à The Iron Horse, l’héroïne de Overland Pacific motive les travailleurs à poursuivre les travaux malgré la menace des Commanches (gauche). Le héros de Union Pacific a corrigé et ridiculisé Duke Ring, le fier-à-bras envoyé par le vilain. Derrière, les travaux peuvent reprendre leur cours.

À gauche, le héros de Canadian Pacific a remis les choses en ordre au saloon et regagne ainsi le respect des travailleurs. À droite, dans Rock Island Trail, les Indiens de la tribu d’Alita, princesse indienne amie du héros, ont remplacé les travailleurs insatisfaits du retard de leur paie.

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qui a un fondement historique, alors que la motivation des travailleurs est davantage une invention fictionnelle. Cela s’explique par le fait que c’est l’épisode-type MT qui touche à la dimension idéologique, car les motifs invoqués pour remotiver les travailleurs expriment certaines des valeurs endossées par le discours des films. Par ailleurs, nous verrons que ces motifs masquent également les vraies raisons derrière les conflits entre travailleurs et compagnie de chemins de fer. En ce qui a trait à l’insatisfaction des travailleurs, les principales causes présentées par les films sont le retard de la paye et les attaques sournoises d’Indiens sur le chantier de construction. Ces deux causes sont vérifiables historiquement. Non seulement les attaques d’Indiens étaient une menace constante pour toutes les unités de travail, des prospecteurs aux poseurs de rails, mais elles sont également responsables de la fuite de travailleurs comme il est suggéré dans The Iron Horse et Overland Pacific. Maury Klein rapporte un propos de Dodge à ce sujet :

In May, while Augur prepared an expedition to the Powder River, the Indians struck the road with lightning raids. They stole the supplies of two subcontractors in northeastern Colorado and, in Dodge’s words, « scared the workmen out of their boots, so they abandoned the work and we can not get them back » (KLEIN,2006 : 99).

Un peu plus loin, Klein rapporte que l’ingénieur en chef de l’Union Pacific est même allé jusqu’à faire taire les bruits sur le sujet : « Dodge did what he could to suppress news of the raids from the papers, fearing that “should our men get at the real truth, they will stampede” » (ibid.). Ainsi, les attaques d’Indiens étaient une réalité pour l’Union Pacific durant la construction du transcontinental, nuisible au point de leur faire perdre leur main-d’oeuvre. Nous laissons toutefois cette question de côté pour l’instant, car nous aurons l’occasion de développer davantage sur les conflits indiens lors des analyses d’autres épisodes-types. Regardons plutôt ce qui en est du retard de la paye, cause la plus souvent invoquée de l’insatisfaction des travailleurs. Historiquement, la construction du chemin de fer transcontinental a vu de nombreux épisodes d’arrêts de travail causés principalement par les incessants retards dans la rémunération des travailleurs. Il suffit de feuilleter un ouvrage historique sur la construction du transcontinental pour s’en rendre compte. Par exemple, voici une petite compilation tirée de l’ouvrage de Maury Klein :

Henry needed authorization to contract for truss bridges west of Omaha and dared not put men to work without funds to pay them (ibid. :44).

Laborers were still in short supply. Henry brought men over from Iowa but had trouble keeping them because Durant was slow meeting the payrolls. […] The Irish worked hard but they were volatile and turned surly when their pay was not forthcoming, which was more often than not. « What a happy time we have been having here for the last four weeks, » a weary Henry reported in July, « with drunken Irishmen after their pay, I can assure you it is enough to make men crazy » (ibid. :66-67).

Some of Carmichaels’s men struck for higher wages, demanding four dollars a day instead of three, but Reed paid them off, closed the boarding houses, and got troops to protect the work

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until the strikers relented (ibid. :162).

But ties and other material were not getting through fast enough, and Dodge knew of work stoppages by men demanding their overdue pay (ibid. :208).