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Chapitre III : Évolution historico-idéologique de la Railroad Building Story

4.2 The Iron Horse et les années 1920, un traditionalisme moderne

4.2.4 L’idéologie du Big Business

Pendant les « Années folles », les hommes d’affaires ont la cote au sein de la nation américaine. Après avoir été pointé du doigt dans les années 1900 par Théodore Roosevelt et son Square Deal (et même durant les années 1910 où se prolongea la tendance progressiste190 américaine), le business se

voit désormais glorifié dans les années 1920. Évidemment, cette tendance favorable aux hommes d’affaires se justifie grandement par la prospérité économique du pays. Selon les historiens Melandri et Portes :

Les succès extraordinaires de l’économie américaine, dont l’automobile est le plus beau fleuron, contribuent à placer les hommes d’affaires sur de véritables piédestals […]. La transformation survient, paradoxalement, à la suite de l’effort de guerre; bien que celui-ci ait été une réussite grâce à la forte centralisation exercée par le gouvernement, brillamment représenté par Bernard Baruch191, ce sont les businessmans qui en reçoivent le crédit. Les réussites

éclatantes de la période suivante font le reste (MELANDRI et PORTES, 1991 : 60).

Paradoxalement, bien que les succès financiers des États-Unis soient surtout dus à l’interventionnisme du gouvernement dans les affaires pendant le conflit mondial, ce sont

190 Progressiste dans le sens politique du terme, dont le but est de promouvoir l’équité et l’égalité économique

de tous les citoyens.

191 Bernard Baruch était un homme d’affaires américain qui fut un précieux conseiller pour le président

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essentiellement les grands capitalistes qui en récoltent les mérites. Car, aux États-Unis, il existe une division très nette entre l’individualisme économique et l’intervention gouvernemental, qui résume presque entièrement le binarisme politique du pays. N’importe quel problème socio-économique américain peut se résumer à l’antagonisme entre le « laissez-faire » et l’interventionnisme. Or, durant les années 1920, la nation américaine est optimiste envers les activités des businessmans, tout en reconnaissant la nécessité des interventions du gouvernement pour, d’une part, tempérer les excès du capitalisme (dont l’expérience des décennies passées reste en mémoire) et, d’autre part, offrir une aide financière aux projets profitant à la nation. En ce sens, l’histoire de la construction du premier transcontinental est faite sur mesure pour l’époque, car l’exploit fut orchestré par les efforts conjugués de grandes entreprises privées (qui devinrent extrêmement prospères) et de l’intervention du gouvernement qui ordonna, aida financièrement et hâta l’avancée des travaux au bénéfice du peuple américain. Ici encore, l’importance de l’épisode-type IG est manifeste, car c’est l’emphase mise sur la signature de Lincoln qui permet la synthèse des deux orientations politico- économiques américaines dans le film de Ford. À cet égard, voyons de plus près comment la glorification du business est présentée dans The Iron Horse.

Dans leur monographie sur le western, Astre et Hoarau discutent spécifiquement du rapport entre The Iron Horse et le climat favorable aux hommes d’affaires des années 1920 :

L’Amérique de Harding, et, plus encore, celle de Coolidge baigne dans un optimisme prodigieux; ou, pour mieux dire, y baigne surtout celle des businessmen, en pleine expansion. « La grande affaire de l’Amérique, ce sont les affaires », dit Coolidge en 1924. Et de fait, toute cette période est celle du Big Business triomphant […]. The Iron Horse illustre d’ailleurs assez bien la nature de la relation entre l’idéologie du Big Business et les thèmes exploités par Hollywood. […] L’identification du chef d’entreprise, des hommes des grandes compagnies, avec les « pionniers » de la civilisation est flagrante ici; et, en ce sens, The Iron Horse joue un rôle non négligeable auprès des milieux d’affaires de 1924 (ASTRE et HOARAU, 1973 : 183- 184).

On comprendra ici que la conjugaison des exploits individuels et collectifs présentée dans The Iron Horse est en lien avec l’idéologie du Big Business des années 1920. Glorifier une entreprise aussi dominante économiquement que les chemins de fer n’est pas banal. Le film montre la geste pionnière de la communauté du chemin de fer, ce qui implique que les grands financiers derrière les compagnies prospères sont des individus d’exception pour la nation. Célébrer l’Union Pacific, c’est aussi encenser, par analogie, ces grands financiers de l’Amérique. En ce sens, The Iron Horse est en phase avec l’époque qui baigne dans l’hyperbole positive envers les businessmen :

L’homme d’affaires a remplacé « l’homme d’État, le prêtre, le philosophe en tant que créateur de valeurs éthiques et de comportement » peut s’exclamer un écrivain et dans un best-seller de 1925-1926, The Man Nobody Knows, le publicitaire Bruce Barton n’hésite pas à affirmer que Jésus est le fondateur du monde des affaires; n’est-il pas allé « chercher une douzaine d’hommes issus des bas-fonds du business pour former une entreprise qui a conquis le monde

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entier » (MELANDRI et PORTES, 1991 : 61).

Cependant, il ne faudrait pas croire que cette louange du business est seulement adressée à ceux qui bâtissent des empires financiers, mais également à ceux qui accomplissent le travail concret, soit les ouvriers. Car le Big Business n’implique pas seulement les financiers, mais également l’immense main d’œuvre qui permet aux industries et autres grandes entreprises de fonctionner à plein régime. Dans The Iron Horse, « l’ouvrier est présenté comme édifiant la civilisation réconciliatrice et idéale » (ASTRE et HOARAU,1973 :184).Aux États-Unis, les cheminots furent les premières masses prolétaires. Cette glorification des cheminots du chemin de fer transcontinental célèbre aussi, par association, le travail des ouvriers de toute la nation. Avec l’essor industriel que connaît les États- Unis, beaucoup d’Américains ouvriers pouvaient s’identifier aux pionniers du chemin de fer représentés dans The Iron Horse. Plus encore, ils pouvaient s’identifier à l’ouvrier exceptionnel qu’est le héros. À ce sujet, il vaut la peine de noter qu’un héros ouvrier est un fait particulier dans l’univers du western : « The cowboy hero is far from a hero of work and enterprise. Indeed he is rarely represented as working at all. […] As Robert Warshow puts it, “the Westerner is par excellence a man of leisure. Even when he wears the badge of a marshal or, more rarely, owns a ranch, he appears to be unemployed” » (CAWELTI,1999 :44)192.Ce propos combiné de Cawelti et Warshow illustre une tendance généralisée du western. Toutefois, dans le The Iron Horse et la majeure partie des films relevant de la Railroad Building Story, le héros est un employé de la compagnie de chemin de fer. Il a souvent un statut spécial au sein de l’organisation, mais il demeure un employé et démontre ainsi qu’on peut être un héros américain tout en travaillant pour une entreprise privée. Dans The Iron Horse, cette idée est particulièrement présente, car le héros n’occupe pas un emploi supérieur aux autres pionniers au départ, mais seulement après s’être démarqué dans l’épisode-type IH. Il est promu contremaître parce qu’il est un travailleur valeureux, ce qui permet d’éviter toute référence à l’inégalité des classes, car il s’agit d’un mérite individuel « à l’américaine ». Pour conclure, il faut mentionner que cette vague favorable au business durant les années 1920 est avant tout un discours positiviste, voire mystifiant. Melandri et Portes disent que « la glorification du business dissimule aux yeux de la plupart des contemporains des problèmes qui ne sont pas résolus. L’essor de la production industrielle ne s’est nullement accompagné de plein emploi » (MELANDRI et PORTES, 1991 : 61). En effet, bien que le pays traverse une phase économique prospère, l’ouvrier moyen n’est en rien assuré d’en ressentir les bénéfices immédiats :

192 Cawelti fait référence ici au texte « The Westerner » de Robert Warshow datant de 1954. On retrouve ce

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The Iron Horse désire non seulement raconter la geste des pionniers du chemin de fer

transcontinental, mais également recréer cette geste pionnière par l’expérience du tournage. La mise en scène lors des scènes de construction donne l’impression que des ouvriers font simplement leur travail.

En dessous à droite, les employés de la Central Pacific qui poussent une locomotive à travers les montagnes de la Sierra Nevada. Des chevaux aident à tirer en avant.

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Another important but largely inarticulate element within the American domestic market in the 1920’s was the industrial worker. The Lynds found that three-quarters of their sample of 100 working-class families in Middletown in 1924 were earning less than the $1,920 considered by the Bureau of Labor to be the minimum annual cost of living for a standard family of five people in that year (SNOWMAN,1978 :10).

Il y a donc une forme de compensation imaginaire destinée aux ouvriers dans The Iron Horse. Le prolétaire américain peut identifier ses propres difficultés liées à sa situation d’emploi avec celles vécues par les pionniers du chemin de fer transcontinental. À défaut de ne pouvoir profiter de la prospérité tant scandée dans les médias, il a le sentiment d’être un engrenage important de la machine industrielle américaine, forme de pionnier moderne édulcorée, pourvu qu’il puisse conserver son emploi.