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Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.7 Combat Préliminaire entre héros et vilain (CP)

Cet épisode-type consiste en un affrontement violent entre le héros et un vilain, souvent le chef des vilains. L’issue de ce combat n’est jamais fatale, car il n’a pas une fonction résolutive. Ce combat est plutôt une affaire d’honneur et de principe. Dans le western, la forme traditionnelle de cet affrontement est le combat à poings nus. Yves Kovacs a donné une très bonne description du combat à poings nus :

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Le héros de The Iron Horse va localiser le passage dans les Black Hills accompagné de l’ingénieur Jesson. Cependant, Jesson est un traître qui a pactisé avec le vilain Deroux et tente de se débarasser du héros alors qu’il descend un ravin attaché à une corde. Une fois le héros tombé, Jesson croit avoir accompli sa mission, mais le héros reviendra et dévoilera la vérité.

Le vilain Campeau indique à un de ses joueurs professionnels de tirer sur le héros pendant qu’il lui fait dos. Cependant, le héros a vu la manigance par le miroir du bar et dégainera au bon moment.

Le shériff corrompu a mené le héros dans un piège où un mercenaire l’attendait du haut d’un rocher. Il sortira de cette bataille mal en point et à nouveau menacé de se faire descendre, cette fois par le shériff. Mais, pris de pitié, le shériff l’épargnera (et sera tué par les vilains ensuite).

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La fonction essentielle du combat à poings nus, dans le western comme dans le film d’aventures, est de réveiller une action qui s’enlise, en y introduisant un élément de pur spectacle. Mais le choix par un scénariste d’un épisode de ce genre est une occasion, pour le « héros », de se faire valoir, puisque le combat est en quelque sorte l’avatar moderne, la transposition du duel des romans de chevalerie dans le western. C’est l’épreuve de force par excellence, d’homme à homme, qui permet aux spectateurs de juger, non seulement du courage et de la virilité, mais aussi des autres qualités morales des antagonistes. C’est la raison pourquoi le personnage principal y est toujours mêlé (KOVACS,1993 :134).

Cette description générale de Kovacs est très juste et nous aimerions renchérir sur certains points avancés qui s’accordent avec l’épisode-type CP de notre corpus. En effet, le combat préliminaire est une sorte de test de vigueur pour le héros, c’est le moment où il prouve qu’il a les nerfs assez solides pour s’engager dans un affrontement d’homme à homme avec le vilain. Le héros n’y démontre pas les mêmes habiletés que lorsqu’il tire au fusil, comme le remarque Kovacs : « Ce n’est pas le plus rapide ou le plus rusé qui triomphe, comme dans les duels au pistolet, mais celui qui encaisse le mieux les coups. C’est donc une affaire d’honneur, qu’on règle “sur le champ”, qui différencie ce combat des autres bagarres » (ibid. : 135). L’honneur dont parle ici Kovacs est irrémédiablement lié au système de valeurs prôné par le héros et le vilain. L’éclatement du combat vient en fait de cette tension inévitable entre ces deux personnages. Ce sont deux hommes qui combattent physiquement, mais métaphoriquement c’est une dichotomie entre deux mondes d’idées qui s’instaure dans l’intrigue. Il y a inévitablement un aspect manichéen à cet affrontement, car le héros défend toujours la bonne idée, les bonnes valeurs. La dichotomie est ainsi truquée, puisque c’est apparemment l’affrontement du bien et du mal qui prend place. Ainsi, les valeurs défendues par le héros sont toujours présentées positivement. Par exemple, dans Canadian Pacific, le vilain a organisé une réunion communautaire pour convaincre les Métisses que le chemin de fer transcontinental détruira leur mode de vie. Il soutient que le chemin de fer emmènera des centaines de gens qui vont s’accaparer le commerce de la traite (ce sont des Métisses dont l’économie est basée sur la traite de fourrures). Le héros intervient et défend la cause du chemin de fer en disant que le progrès est inévitable, qu’il ne sert à rien de lutter contre le chemin de fer et qu’il apportera les bienfaits de la civilisation aux Métisses. Il accuse le vilain de prêcher contre le chemin de fer car il est le seul qui tirerait un avantage à ce que le chemin de fer ne passe pas, puisqu’il est en contrôle du comptoir de traite qui deviendra désuet avec l’arrivée du chemin de fer. Ensuite, le combat à poings nus éclate. Le combat est donc justifié par la divergence de point de vue entre les deux hommes, le héros prônant les bienfaits du progrès pour tous et le vilain s’opposant au progrès pour préserver son avantage économique, bien qu’il annonce des inconvénients pour tous. Le récit suppose donc que le progrès du chemin de fer représente le bien et que toute entrave à cette idée est perçue comme mauvaise. Or, la question est évidemment plus complexe que cela. Au fond les deux idées ont du bon et du mauvais. Le chemin de fer modifie réellement l’économie et le mode de vie

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d’une région peu civilisée, et les bonnes et mauvaises répercussions de ce changement ne sont pas claires et nettes. C’est le discours idéologique de la Railroad Building Story qui veut que le progrès, représenté par le chemin de fer, ne soit que positif. L’antinomie entre héros et vilain soutient, narrativement, cette interprétation.

Dans Rock Island Trail, le vilain, qui est propriétaire d’une compagnie de bateau à vapeur, provoque le héros en duel dans une taverne pour une peccadille. En fait, il le confronte parce qu’il est contre le chemin de fer qui met en péril son propre commerce. C’est ici encore la dichotomie entre progrès et conservatisme, le vilain dissimulant un intérêt égoïste, qui déclenche le combat. Fait inusité, les deux hommes ne se battent pas à poings nus. Le vilain, qui est un sudiste, veut provoquer le héros en duel armé et le laisse choisir l’arme. Le héros, pour ridiculiser la mentalité aristocrato-sudiste du vilain, choisit de se battre avec des vadrouilles sales. Dans Santa Fe, le combat entre le héros et le vilain expose une dichotomie différente. Le vilain est contre le chemin de fer parce qu’il est un sudiste endurci qui n’a pas digéré la victoire de l’Union et que la compagnie Santa Fe est une entreprise yankee132. La dichotomie est donc différente, puisque le

chemin de fer représente l’Union, alors que la position anti-chemin de fer est sudiste, ou antinordiste, refusant la réunion des États opposés durant la guerre de Sécession. Dans les deux cas, la signification progressiste ou unificatrice du chemin de fer répond au pôle positif représenté par le héros. Par ailleurs, quelques variations sur l’épisode-type CP existent dans notre corpus. Le combat peut avoir lieu contre un subalterne du vilain, comme c’est le cas dans The Iron Horse où le héros se bat contre le traître Jesson (suite à l’épisode-type TMH, où Jesson tenta d’assassiner le héros), ainsi que dans Union Pacific qui met en confrontation le héros et les hommes de main du vilain.

Dans tous les cas précédents, l’épisode-type CP instaure définitivement la rivalité entre le héros et le vilain qui devra se solder, ultimement, par la mort de l’un des deux partis. Toutefois, dans deux des films du corpus, Overland Pacific et Kansas Pacific, le combat préliminaire ne met pas en confrontation le héros et le vilain, mais plutôt en coopération. Dans Kansas Pacific, le héros aperçoit une bagarre inégale à un contre trois. Il intervient pour défendre l’homme en position d’infériorité (qui s’avéra être le vilain du récit) et les deux hommes sortent vainqueurs du combat. Dans ce cas-ci, l’épisode-type CP sert seulement de test de vigueur pour le héros, qui démontre qu’il est assez fougueux et courageux pour défendre autrui, le tout devant l’ingénieur en chef du Kansas Pacific qui se trouvait tout près des lieux par hasard, bien évidemment. Il y a également une forme de respect mutuel qui s’instaure entre le héros et le vilain signifiant qu’ils seront des adversaires de taille. Dans Overland Pacific, le combat préliminaire fait office de test moral pour le

132 Terme utilisé pour référer aux habitants d’un État du Nord, plus particulièrement de la côte Nord-Est. Dans

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héros. Alors que ce dernier voyage en diligence, il aperçoit un homme mort par flèche attaché à un poteau télégraphique. Le héros exige qu’on rapporte la dépouille pour lui donner sépulture, mais les conducteurs de la diligence s’y opposent, car des barils de whisky (dont on apprendra plus tard qu’ils contenaient des armes pour vendre aux Comanches) prennent toute la charge de bagage. Le héros réplique en se débarrassant des barils pour faire de la place au cadavre. Cependant, en cours de route, les conducteurs laissent expressément tomber la dépouille. Lorsque arrivée à destination le héros apprend la chose, il engage la bagarre seul contre deux. L’affrontement se termine alors qu’un des deux conducteurs s’apprête à servir un coup vicieux à la tête du héros, mais un homme vient à la défense de ce dernier, soit le vilain du récit. Le motif de la bataille, offrir sépulture à un mort, n’est qu’une affaire de morale. On montre que le héros a le sens de l’honneur et qu’il est prêt à défendre cette idée à tout prix. Ici, le combat préliminaire justifie d’emblée le héros comme représentant du bien. La position de l’épisode-type CP est toujours dans la première moitié du film, car la rivalité entre héros et vilain s’instaure tôt dans la structure narrative, afin de mieux camper leur lutte idéologique durant le récit. Dans les cas où le héros et le vilain s’entraident, l’épisode-type prend place très tôt dans le film, avant que les deux hommes ne soient au courant qu’ils seront rivaux.