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Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.14 Mariage du héros et de l’héroïne (M)

Aussi peu original que cela puisse paraître, le dernier épisode-type de la Railroad Building Story est la réunion amoureuse du héros et de l’héroïne. Nous disons « mariage », malgré qu’il soit rarement montré (Rock Island Trail), mais on comprend bien qu’implicitement, c’est ce qui est suggéré. Il s’agit également d’une occasion pour souligner un parallèle avec la dernière fonction de Propp qui est aussi un mariage, mais nous noterons au passage qu’il existe de sérieuses différences idéologiques entre cette conclusion dans la Railroad Building Story et celle dans les contes de fées étudiés par Propp. Si l’épisode-type CO est la réalisation du happy end collectif, l’épisode-type M est son équivalent au niveau individuel. Il s’agit du même genre de relation qu’entre l’épisode-type G et CF, où l’affrontement armé collectif englobe le combat individuel entre le héros et le vilain. Normalement, la réunion des amoureux se fait pendant la cérémonie, de sorte que les réjouissances collectives encadrent l’union individuelle. Le mariage est la conclusion du récit et également la résolution de l’intrigue amoureuse. Tous les films de la Railroad Building Story contiennent une intrigue amoureuse159. Ce détail n’est pas étonnant en soi, puisque c’est une convention qu’adoptent

tant de films hollywoodiens. À bien des égards, l’intrigue amoureuse découle de commandes de producteurs considérant que c’est une condition nécessaire au succès commercial d’un film. Cependant, nous croyons plutôt qu’au-delà de son caractère conventionnel, l’intrigue amoureuse possède des fondements idéologiques importants qui ne sauraient être écartés du revers de la main. Nous nous efforcerons donc d’en expliquer la signification dans la structure narrative de notre corpus.

159 À l’exception de How the West Was Won, qui présente plutôt une intrigue d’amitié virile entre le héros et

un vieux pionnier solitaire qui a connu son père défunt. Ici encore, l’inversion thématique de la Railroad

Building Story traditionnel se reconnaît dans le traitement de cette relation amicale. À la fin de l’épisode du

chemin de fer de How the West Was Won, le vieil homme propose au héros de rester avec lui dans une cabane recluse dans la forêt sauvage, pour vivre une existence simple et idyllique à l’image d’une certaine liberté américaine qui est vouée à disparaître avec l’arrivée du chemin de fer dans les contrées de l’Ouest. Toutefois, le héros, bien qu’honoré par la proposition et attiré par ce mode de vie simple, refuse l’invitation. C’est donc une séparation plutôt qu’une réunion qui clôt le récit.

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D’emblée, l’intrigue amoureuse dans les films de la Railroad Building Story est parfaitement variable. La seule donnée constante est sa résolution finale. Nous procéderons donc à la description de l’épisode-type M avant d’élaborer davantage sur la signification de l’intrigue amoureuse. La constance du thème amoureux dans la Railroad Building Story peut s’expliquer partiellement par l’efficacité avec laquelle elle est agencée au sujet principal dans The Iron Horse. La métaphore entre the wedding of the rails et la réunion du héros et de l’héroïne est pleinement assumée. Suite à la guerre contre les Indiens, le héros quitte l’Union Pacific parce qu’il croit que l’héroïne, fille du chef de construction, ne l’aime plus. Il rejoint les rangs de la Central Pacific pour le dernier droit vers Promontory Point. À la cérémonie du golden spike, le héros est du côté de la Central Pacific et l’héroïne de l’Union Pacific. Elle s’adresse à lui et dit « you belong on this side » en pointant de son côté. Le héros nie l’affirmation, mais ajoute : « When they drive the golden spike we’ll belong to both side, and to each other. » Une fois le crampon doré mis en place, au centre des réjouissances générales, le héros et l’héroïne se rejoignent, s’embrassent et quittent les lieux ensemble. La mise en scène donne vraiment l’impression que la cérémonie est à la fois le mariage des amoureux et la jonction des routes. L’installation du golden spike prend alors une signification collective et individuelle simultanément, syncrétisme de l’individualisme américain et de l’unité nationale. Rarement un western aura aussi bien intégré la réunion finale du héros et de l’héroïne que The Iron Horse. Union Pacific profite de la même métaphore entre la jonction des routes et la réunion des amoureux, mais l’emphase est moins appuyée. La réunion du héros et de l’héroïne se solde par l’élimination d’un tiers, le rival, car officiellement, l’héroïne est mariée avec le joueur professionnel160, ami du héros. Cependant, il est assassiné par le vilain lors de l’épisode-type CF161

qui, rappelons le, survient pendant la cérémonie du golden spike. Après le combat final, le héros retourne à la cérémonie et signifie à l’héroïne que, heureusement et malheureusement à la fois, il n’y a plus de tiers entre eux.

Dans Western Union, la réunion des amoureux est surtout symbolique, car les deux rivaux étaient les deux héros se disputant la sœur du propriétaire de la Western Union. Or, elle fait son choix implicitement en donnant un pendentif au héros impur (Vance), qui est tué pas son propre frère lors de l’épisode-type CF. Le héros pur (Richard) abat le vilain et va examiner la dépouille de Vance. Il tient dans sa main le pendentif, comme s’il acceptait que Richard en prenne possession et, symboliquement, approuve son union avec l’héroïne. Dans Canadian Pacific, l’épisode-type M se

160 Le mariage en question est le résultat d’un subterfuge de l’héroïne cherchant à sauver la vie du héros. Si

elle a accepté de se marier avec Dick, le joueur professionnel, c’est non par amour pour ce dernier mais plutôt pour le héros.

161 Dans le discours général du film, le rival meurt surtout parce qu’il est impur, même si son assassinat, non

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Il y a beaucoup de triangle amoureux dans la Railroad Building Story. Dans The Iron Horse (gauche), c’est le héros et le traître qui se dispute l’être aimé, dans Union Pacific (droite), le héros et le faux-héros, dans Overland Pacific (bas, gauche), le héros et le vilain et dans Rock

Island Trail (bas, droite), la princesse indienne et l’héroïne.

Dans Western Union, il y a une rime formelle entre deux scènes cocaces où l’un des héros rend visite à l’héroïne, pour s’apercevoir que son rival lui a déjà damé le pion.

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fait sous la forme d’un choix du héros. Promis en mariage à une Métisse, au milieu du récit il est séduit par la médecin du Canadian Pacific. Cette dernière représente les valeurs de la civilisation de l’Est. Bien que tenté par les charmes de la médecin, le choix du héros semble se justifier par l’attitude des deux femmes lors de la guerre contre le chemin de fer. La Métisse montre du cran, elle est prête à prendre les armes pour défendre le chemin de fer, alors que la médecin soigne, sans distinction, alliés et ennemis. Un événement, grossièrement raciste, joue contre la médecin. Un Indien s’infiltre dans un wagon et le héros l’atteint d’une balle. La médecin se prépare à le soigner et le héros s’interpose en justifiant que les Indiens « sont traîtres ». Comme de fait, l’Indien feignait d’être inconscient et attendait d’attaquer le premier venu avec un couteau. Le choix du héros, optant pour la Métisse, est une forme d’affirmation de l’utilité de la violence dans le monde de l’Ouest, qui est certainement à mettre en lien avec l’idéologie militaire des États-Unis (nous aborderons cette question plus spécifiquement au prochain chapitre). Dans Santa Fe, l’héroïne apprend durant la cérémonie officielle que le héros est devenu chef de construction d’un autre chemin de fer et décide d’aller le rejoindre. L’héroïne de Kansas Pacific promet au héros qu’elle attendra son retour de la guerre civile, après quoi ils pourront se marier. Bref, la réunion du héros et de l’héroïne est la finale typique des films de la Railroad Building Story. Il vaut ainsi la peine que nous nous penchions sur sa signification dans le cadre de l’intrigue amoureuse, qui est une donnée constante de ce sous- genre westernien.

L’intrigue amoureuse est sujette à beaucoup de variations, et de ce fait, nous n’avons identifié qu’un seul épisode-type la concernant. Cela dit, nous croyons que cela suffit à la description de la structure narrative du corpus, puisque l’essentiel est exprimé par la résolution de l’intrigue amoureuse. À cet égard, la forme originale de l’épisode-type M présentée dans The Iron Horse est très révélatrice. À l’image de la métaphore entre le wedding of the rails et le mariage symbolique du héros et de l’héroïne, l’intrigue amoureuse sert essentiellement de « liant » supplémentaire entre les sphères collective et individuelle dans la Railroad Building Story. L’héroïne est un symbole fort et particulier de la communauté, étant d’abord femme dans un monde d’hommes, et la plupart du temps fille d’un patriarche important dans l’organisation du chemin de fer. Il y a une fusion nécessaire entre l’héroïne (symbole de la collectivité) et le héros (symbole de l’individualité), qui doit se concrétiser progressivement dans le cours du récit. Il est possible qu’au départ, l’héroïne ait le héros en répulsion pour des motifs trompeurs (Union Pacific, Santa Fe, Kansas Pacific, Denver and Rio Grande). L’héroïne sera séduite par le héros, non pas parce qu’il présente des manières de courtisan, mais plutôt par ses exploits individualistes. Dans la majorité des cas, elle est spectatrice d’actes qui ne la regardent pas directement, mais dont la vertu fera naître en elle de l’estime pour le héros. Elle est séduite par une représentation particulière de

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Mariage symbolique à Promontory Point dans The Iron Horse.

À gauche, mariage au sens littéral qui clôt Rock Island Trail et à droite le héros de Canadian

Pacific a choisi l’amour de la brave Métisse, qui accourt vers lui.

Finales similaires dans Denver and Rio Grande et Overland Pacific, l’union entre le héros est l’héroïne est suggéré. En dessous, la fin de l’épisode du chemin de fer de How The West Was

141 l'individualisme typiquement américain :

Service to the new society was the ultimate goal of American individualism, and its highest glory. […] The control on individual ambition which American society used to turn rampant egotism to socially useful ends was the necessity to be liked, to have the expressed approval and friendship of other Americans. Without approval, the striving individual was not sucessful (ROBERTSON,1980 :155).

L’individualisme n’est américain qu’à la condition d’être mis au service de la communauté; et c’est ce type de manifestation individualiste du héros qui séduit l’héroïne. Donc, le respect et l’attirance de l’héroïne pour le héros naissent de ses actions relevant du « bon » individualisme. Il y a une analogie entre héroïne/communauté et héros/individualisme qui régule le fonctionnement du sentiment amoureux, de sorte que l’intrigue amoureuse répond aux idéologies de la nation américaine. Afin d’illustrer notre propos, comparons la fonction mariage de Propp à l’épisode-type M de la Railroad Building Story. D’abord, voyons comment Propp décrit les manifestations du mariage dans les contes merveilleux :

1. Le héros reçoit femme et royaume en même temps, ou d’abord la moitié du royaume, et le royaume tout entier après la mort des parents.

2. Parfois le héros se marie, mais comme sa femme n’est pas princesse, il ne devient pas roi. 3. Parfois au contraire, il n’est question que de la montée sur le trône. […]

6. Le héros reçoit parfois, au lieu de la main de la princesse, une récompense sous forme d’argent ou une compensation d’un autre ordre (PROPP,1970 :78-79)162.

De tous ces exemples, le dénominateur commun est que le mariage et ses variations fonctionnent comme récompenses remises au héros pour ses exploits. C’est également le cas pour la Railroad Building Story, où la réunion des amoureux fait figure de récompense au héros. Cependant, la signification exacte de la récompense chez Propp diffère de celle de notre corpus. Elles se distinguent selon le contexte social suggéré par ces récits. Les contes merveilleux étudiés par Propp proviennent de traditions féodales. Dans la plupart des cas, le héros est un fils de paysan, de condition modeste. Son exceptionnalité lui permet de sauver le royaume et on le récompense en lui accordant la main de la princesse et la moitié du royaume. C’est une ascension sociale, le héros passe de paysan à aristocrate et parfois même monarque (ce qui est impossible en réalité). Il s’agit d’un fantasme propre à une société monarchique. Or, les États-Unis, en principe, sont une démocratie et la signification de la récompense doit correspondre à leurs idéaux politiques. Dans le cas du héros westernien, son exceptionnalité ne lui fait pas accéder à une classe sociale plus élevée. En fait, son exceptionnalité en tant qu’individu est le signe symbolique d’une aristocratie, mais une aristocratie régulée par l’individualisme américain servant la communauté :

162 Nous avons omis d’inclure les sigles donnés par Propp qui sont inutiles à notre propos. Les variations 4 et

5 réfèrent à des cas où le conte ne se conclut pas par le premier mariage, donc eux aussi n’étaient pas pertinents.

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After he has used his strenght to save society and been accepted, the hero gives up the special

status that was awarded him because of his ability as a gunfighter. He is still respected and

admired as a a special person, but he no longer maintains the role that made him different and gave him unique status163. He marries, settle down, and gives up his guns (WRIGHT,1977 :

151).

Ainsi, dans sa réunion avec l’héroïne, le héros délaisse son statut aristocratique et devient un membre de la démocratie égal aux autres164. Cela dit, quelle est sa récompense démocratique? C’est

le droit à la poursuite du bonheur : « Individual freedom and the pursuit of individual happiness, are, with life itself, the inalienable rights of Americans » (ROBERTSON, 1980 :128).En effet, on considère souvent que le happy end dans les films américains est un cliché, mais on oublie que le droit à la poursuite du bonheur fait partie de la constitution américaine, à l’égal aux droits à la liberté et à la vie, rien de moins. Si la représentation du bonheur américain revêt également d’autres formes dans le cinéma hollywoodien, « la consécration ultime reste cependant l’amour […], moyen privilégié pour atteindre l’équilibre et la plénitude » (BIDAUD,2012 :210-211). La réunion du héros et de l’héroïne représente donc la récompense que la communauté démocratique remet à l’individu américain idéal. « While the individual developed his capabilities on the pursuit of his own happiness, success for the individual came only if he served his society » (ROBERTSON,1980 :155). L’intrigue amoureuse, sous les apparences du poncif le plus convenu, est en fait une mise en représentation anthropomorphique des idéologies américaines de l’individualisme et du droit à la poursuite du bonheur. L’épisode-type M affirme et justifie le bien-fondé de ces idéaux de la nation américaine sous le signe de la réunion entre le héros et l’héroïne. « The final reunion of hero and heroine in many Westerns insured the spiritual strenght and physical durability of American society » (LEHINAN, 1980 : 13). Nous ajouterons que dans le cas précis de la Railroad Building

163 Nous soulignons, car ce statut unique et spécial est, selon nous, la métaphore aristocratique. D’ailleurs,

l’analogie évidente entre le héros westernien et le preux chevalier appuie cette idée.

164Ce que nous disons ici pourrait parraître en contradiction avec l’idéologie du common man discuté dans

notre analyse de l’épisode-type IH, mais il n’en est rien, car le héros westernien n’est absolument pas un aristocrate au sens littéral. C’est son exceptionnalité en tant que héros qui lui confère un statut aristocratique symbolique. Il demeure un représentant du common man, ce qu’il devient sans ambiguïté à la fin de sa quête. Ceci est également à mettre en lien avec l’idéologie du self-made man, comme l’explique Bidaud : « Une fois qu’il a réussi, le self-made man idéal n’essaie pas pour autant d’oublier ses origines et de se fondre dans l’élite. Jim Corbett (Gentleman Jim) s’est évertué à fréquenter les clubs exclusifs, les réceptions où le Champagne coule à flots, essentiellement pour faire son chemin et démontrer qu’il pouvait s’adapter à tous les milieux. Il a beau être élégant en chapeau melon, il précise : “Je ne suis pas un gentleman” à sa future épouse dans les derniers plans. Le héros américain type cumule en effet les qualités qui permettent d’atteindre le sommet et les vertus de l’homme du peuple qu’il a été. C’est pourquoi le mythe du common man est un complément indispensable à celui du self-made man dans la glorification de l’individualisme américain » (BIDAUD,2012 :189).

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Story, l’union du héros et de l’héroïne redouble la signification collective selon laquelle le chemin de fer transcontinental a concrétisé l’unité nationale et assuré le futur prodigieux du peuple américain, dont la représentation la plus forte reste le mariage du héros et de l’héroïne dans The Iron Horse, se réalisant au même moment que le golden spike parachève le chemin de fer transcontinental.