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Chapitre I : Adaptation de la méthode morphologique de Propp

2.8 La paratopie et le « retraitement des valeurs »

Nous pouvons désormais revenir au structuralisme en tant que tel et y investir cette notion d’interprétant que nous venons de circonscrire. Car bien que les théories structuralistes des années 60 et 70 ne considéraient que rarement69 la lecture/spectature comme essentielle à l’acte signifiant

des textes, ces théories, mêmes les plus foncièrement textualistes, ne sont pas complètement incompatibles avec la notion d’interprétant. C’est ce qu’Yves Citton avance dans son ouvrage Lire, interpréter, actualiser (2007). Citton soulève le schéma actantiel de Greimas afin de démontrer comment c’est le lecteur/spectateur qui définit véritablement en quoi tel actant correspond à tel personnage d’une fiction, au contraire de Greimas qui considérait que la distribution des pôles était, sans exception, immanente à la structure du texte. Il s’explique ainsi :

L’intérêt de cette approche n’est nullement sa « scientificité », comme semblent parfois le croire ses praticiens, mais le fait qu’elle incite le lecteur à expliquer ses choix de lectures[…] De par la structure même du schéma actantiel choisi, […] [on est] conduit à devoir expliciter les

systèmes de valeurs mis en jeu dans le récit. Choisir de reconnaître tel rôle actantiel (profond) à

tel personnage (apparaissant à la surface du récit) revient à le situer à l’égard d’un Destinateur et d’un Anti-destinateur, c’est-à-dire à l’égard de définitions antagonistes des valeurs70

(CITTON,2007 :190-191).

Il poursuit son argument en affirmant que les lecteurs/spectateurs investissent leur propre système

69 Ce qui n’est pas le cas pour tous les structuralistes de ces années, par exemple Roland Barthes et Umberto

Eco.

41 de valeur au sein des conflits fictionnels :

Dans la mesure où le lecteur (et plus encore peut-être le spectateur) est appelé à s’immerger dans l’univers fictionnel (par exemple à travers des processus d’identification), les récits apparaissent comme des machines qui nous projettent dans des conflits de valeurs, au sein desquels nous nous trouvons sommés de prendre parti (ibid. :191).

Citton propose ainsi que l’interprète d’un récit n’est pas nécessairement obligé de prendre parti pour le sujet (et les valeurs) que la fiction présente comme représentant (d’une façon relativement évidente) le bien :

Enfin, lorsque le lecteur/interprète prend connaissance du récit, il ne manque pas d’y projeter ses propres sensibilités axiologiques : il peut percevoir comme ridicules non seulement les motivations de tel personnage, mais aussi les valeurs auxquelles paraît souscrire la voix narrative, de même qu’il peut être amené de par son histoire personnelle à s’identifier empathiquement avec celui que la structure narrative, le point de vue du protagoniste et la voix du narrateur s’accordent à présenter un Méchant à honnir (CITTON,2009 :116).

Citton soulève ainsi un détail inusité du structuralisme greimassien, soit qu’il revient au lecteur/spectateur de prendre parti pour tel ou tel personnage (et valeurs) dans un récit, et ce, qu’importe ce que les stratégies narratives déployées par le récit suggèrent71. D’ailleurs, qui n’a

jamais souhaité, ne serait-ce que l’espace d’un instant, que Will E. Coyote parvienne enfin à attraper le Road Runner? Il faut avouer que, dans cet exemple, le comique réside justement dans cette tension créée à même la fiction entre un être d’une perfection tout instinctive décevant à coup sûr cet autre être de machinations, qui est incontestablement plus « humanisé » que le premier. N’empêche qu’il est effectivement concevable qu’un individu interprète moralement a contrario ce qu’un récit tente de lui proposer, comme un activiste pour la cause indienne pourrait être véritablement offusqué du traitement que certains westerns classiques offrent des premiers Américains, au point de souhaiter la défaite du héros. Cet activiste de la cause indienne, en regardant un western, crée un enchaînement d’interprétants qui le mène à penser le discours moral du film différemment de la « norme »; ou du moins, contraire à ce que le point de vue narratif suggère. Partant de ce principe, Citton affirme que les récits fonctionnent en société « comme une usine de retraitement des valeurs […]. Prêter son attention à un récit, c’est faire entrer sa sensibilité, sa complexion affective, ses systèmes de valorisation dans une machine qui en canalise et en retraite les flux selon ses dispositifs propres » (ibid.). Cela étant dit, bien que ces alternatives d’interprétation soient d’un grand intérêt, nous avons surtout soulevé cet argument pour mieux

71 Phénomène qui n’a pas nécessairement été négligé d’un point de vue pratique. Nous n’avons qu’à penser à

l’époque du muet où certains films prenaient un soin exagéré à identifier le vilain au début des films, les premières images le présentant en train de faire des gestes d’une ignominie universelle, tels maltraiter des enfants ou battre un chien par plaisir. Il faut croire qu’on ne voulait surtout pas induire une ambiguïté involontaire dans le traitement moral présenté par le film, sachant intuitivement que tous spectateurs pouvaient, par une lecture erratique ou non, s’identifier à celui qui était, à coup sûr, le vilain du récit.

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camper axiologiquement notre notion d’interprétant. Notre spectateur modèle de la Railroad Building Story doit partager le système de valeurs promu par les récits, et de ce fait il en épousera le point de vue axiologique, qui répond à ces deux définitions de Citton :

Un premier axe tient à l’ancrage dans la structure narrative fictionnelle des valeurs qui sont

dominantes dans le monde actuel. […] (a1) Le récit peut donner au Destinateur (avec lequel s’identifient originellement le Sujet et le lecteur) les valeurs qui se trouvent être dominantes

dans le monde actuel de l’auteur […] Un second axe tient au destin que subissent les valeurs au fil du déroulement de l’histoire. […] (b1) Le récit peut simplement réaffirmer la validité des

valeurs données au Sujet par le Destinateur, en faisant d’elles des valeurs « gagnantes » dans la

lutte menée contre celles de l’Anti-destinateur. Lorsque l’histoire « finit bien » pour le protagoniste, les valeurs dont il hérite de son Destinateur en sortent confirmées et renforcées. […] dès lors que le lecteur-spectateur partage le soulagement du protagoniste au moment du happy end, la croyance qu’il a investie, l’espace de quelques heures, dans le système de valeurs promu par le récit s’en trouve confirmée et renforcée (CITTON,2007 :191-192).

C’est donc sans surprise que nous affirmons que les récits de la Railroad Building Story, tout comme c’est le cas pour la majorité des westerns, cherchent surtout à confirmer et renforcer les valeurs dominantes des États-Unis, qui se confondent grandement avec ce que nous désignons un peu plus haut comme les fondements idéologiques de la nation américaine72. Aussi, nous considérons que notre instance interprétante partage les valeurs promues par les films.

Néanmoins, c’est qui est intéressant dans le propos de Citton, c’est qu’il considère que cette fonction de retraitement des valeurs opéré par les fictions découle du caractère « paratopique » des récits d’une société73. Citton décrit le concept ainsi : « La paratopie est cette existence double, ce

Janus à deux faces […] qui est à la fois tissé de représentations du monde actuel et d’imaginations fictionnelles » (ibid. : 181). En effet, c’est le propre du récit que de mobiliser des choses qui se rapportent et se comprennent par rapport au monde dans lequel nous vivons et que nous connaissons, tout en décalant constamment ces choses et ce monde par l’invention fictionnelle. Ce décalage, dit Citton, correspond à une délocalisation paratopique produisant une latéralisation du réel : « En ce sens, toute fiction me fait imaginer un monde possible, (plus ou moins) différent du monde actuel, quoique peuplé par ma conscience de représentations tirées de ce monde actuel » (ibid. : 182). Il ajoutera un peu plus loin que « chaque société fraie donc son devenir à travers la façon dont elle investit, par le même geste, ses ressources et son imaginaire dans telle ou telle représentation de ses possibles » (ibid. : 187). Ainsi, même si certaines valeurs sont dominantes

72 À l’exception de How the West Was Won, problème sur lequel nous nous pencherons dans le troisième

chapitre.

73 En fait, il emprunte le concept de « paratopie » à Dominique Maingueneau, développé dans son livre Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (2004). Nous tenons à spécifier que nous utilisons le

terme ici surtout de la manière dont Citton l’applique, c’est-à-dire, pour définir le non-lieu que constitue le lieu fictionnel propre au récit. Car, à la lecture de l’ouvrage de Maingueneau, on comprend que ce dernier l’ait développé particulièrement en lien avec la localisation énonciative du champ littéraire dans la société, ce sur quoi nous ne nous attarderons pas.

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dans une société à un moment donné, rien n’assure que ces valeurs soient confirmées parfaitement dans l’état des choses sociales et qu’il n’y aurait aucune ambiguïté entre les valeurs qu’une société se donne comme idéales et la réalité des faits. Le rôle de confirmation des valeurs dominantes joué par les récits répondant au type a1 et b1 de Citton n’existe pas en vain, car il encourage le régime de

croyance des individus envers ces valeurs dominantes, peu importe leur degré réel d’application dans la société (ce qui est particulièrement propre aux idéologies américaines74). En ce qui concerne

notre étude de la Railroad Building Story, le lieu paratopique qui nous intéressera particulièrement relève du rapport entre l’historiographie du chemin de fer transcontinental (faisant office du « monde actuel ») et son interprétation fictionnelle dans les films (qui fonde la structure narrative du sous-genre). De ce lieu paratopique ressort la représentation d’un monde possible de l’Amérique, qui rend compte de ce qu’Anne-Marie Bidaud exprime ainsi dans son ouvrage Hollywood et le rêve américain : « Travailler sur la production hollywoodienne, c’est s’intéresser à une construction de la réalité élaborée à partir d’impératifs cumulés et de postulats renvoyant à un modèle idéologique, une Amérique où le Rêve américain serait réalisé75 » (BIDAUD,2012 :13).C’est effectivement ce

que le western représente de la fondation du pays, fonction relevant de la dimension mythologique du western par rapport à l’histoire américaine. Bidaud s’explique de la sorte :

D’un côté [les mythes américains] s’apparentent aux mythes des cultures traditionnelles et peuvent répondre à la définition anthropologique du terme. Mais les États-Unis faisant partie des pays modernes inscrits dans l’histoire, ils servent à transformer en cosmogonie des événements expliquant la naissance et le développement du pays, à les rendre irréfutables. Comme l’ont analysé Claude Lévi-Strauss ou Roland Barthes, le recours aux mythes est une forme de négation ou « d’évaporation » de l’histoire (ibid. : 19).

Suivant cette idée, on pourra établir, par exemple, que les récits de la Railroad Building Story (particulièrement The Iron Horse et Union Pacific) tâchent de rendre irréfutable l’interprétation selon laquelle la construction du chemin de fer transcontinental a unifié la nation américaine. En confirmant fictionnellement cette idée, ces récits créent une version paratopique des faits

74 « L’idéologie américaine se caractérise aussi par un type d’adhésion particulier. Comme elle ne s’exprime

pas prioritairement sous forme d’idées et de concepts, son acceptation ne passe pas par la raison et l’intellect : elle fait appel au registre de la croyance » (BIDAUD,2012 :21).

75Nous soulignons. Bidaud renchérira sur cette idée plus loin dans son ouvrage en parlant spécifiquement du

western : « L’interdépendance étroite du système hollywoodien et des genres permet d’affirmer que ces derniers sont logiquement une courroie de transmission de l’American Dream. Si l’on tente une taxinomie des genres dans leur relation à l’idéologie américaine, on note que celui dont la fonction est la plus évidente pourrait être défini comme un genre d’alignement. En réponse à la question “d’où venons-nous?”, le western présente ainsi un parcours rétrospectif commun, balisé par les grands mythes des origines. […] Rituel commémoratif, le western établit également une continuité entre le passé et le présent, développe une filiation entre l’esprit pionnier et le dynamisme moderne en qui tout Américain contemporain peut se reconnaître » (BIDAUD,2012 :274).

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historiques dans laquelle les idéaux américains sont respectés et promus. Aussi, c’est en cela que la comparaison avec l’histoire du transcontinental devient utile, car elle permet d’analyser l’écart entre le discours historiographique et le discours paratopique présenté dans les films :

Le problème n’est donc pas de savoir si cette image est conforme au réel; la réponse est évidemment non, on le sait d’avance. Si des comparaisons sont établies entre la réalité américaine et les fictions cinématographiques, ce ne sera pas pour dénoncer une quelconque falsification, mais pour mettre en évidence une multiplicité de médiations, des distorsions récurrentes qui, cumulées, font système, et pour en comprendre les raisons. C’est précisément dans ce décalage que passe l’idéologie (BIDAUD,2012 :13).

Ainsi, suivant la description de chacun des épisodes-type de la structure narrative de notre sous- genre se rapportant à des faits historiques, nous nous questionnerons sur l’interprétation fictionnelle déployée afin d’en souligner la fonction idéologique.