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Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.10 Guerre contre le chemin de fer (G)

L’épisode-type de la guerre contre le chemin de fer est le moment, dans la structure narrative de la Railroad Building Story, où l’action atteint son apogée. Les ennemies du chemin de fer déploient leur plus grande offensive, au point où l’attaque prend les allures d’une guerre. Contrairement aux attaques diverses qui surviennent auparavant, le danger que constitue cette guerre pour les travailleurs et la construction du chemin de fer est total. Tous pourraient y laisser leur peau, l’entreprise risque d’encaisser d’énormes dommages qui compromettraient ses chances de succès. Aussi, vu la haute probabilité de pertes humaines qu’implique un tel événement, certains films profitent de l’occasion pour faire mourir les personnages féminins en attente de rédemption. C’est le cas dans The Iron Horse, où la prostituée Ruby meurt pour la patrie, tout comme dans Rock Island Trail quand la princesse indienne, désirant un amour interdit avec le héros, prend une balle pour le défendre et meurt en esquissant un baiser qu’elle ne parvient même pas à réaliser. Comme nous venons de le voir, la guerre indienne est souvent instiguée artificiellement dans le récit par l’intervention manipulatrice du vilain auprès des Indiens. Ainsi, bien que les assaillants soient majoritairement des Indiens, le grand auteur du méfait demeure le vilain. L’épisode-type G répond partiellement à un poncif du western pris au général, ce que Yves Kovacs décrit ainsi :

Un western n’était pas un vrai western si, au plus tard dans sa dernière bobine, ne survenait pas la traditionnelle attaque des Indiens, caracolant « à cru » sur des chevaux nerveux, armés de flèches ou de vieux fusils à répétition, et poursuivant – en montage parallèle – de courageux équipages en poussant des cris et des hululements. C’est l’époque héroïque du western. L’Indien, en marge des lois et de la société blanche, est l’homme à abattre, au nom de l’assainissement du pays et de la civilisation (KOVACS,1993 :166).

Le contexte ferroviaire ajoute beaucoup à cette convention du western.

Le prétexte au mouvement que constitue la locomotive permet une grande virtuosité dans la réalisation d’une telle séquence guerrière. La réussite technique et esthétique de John Ford dans The

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Iron Horse a donné le ton pour toutes les oeuvres subséquentes du sous-genre. Fenin et Everson affirment que la séquence de la guerre contre le chemin de fer dans The Iron Horse est « one of the finest and most exciting Indian fighting sequences ever filmed » (FENIN et EVERSON,1977 :139).Il s’agit donc du moment le plus périlleux du film, où l’action est à son point le plus nerveux. Pour le spectateur, il s’agit d’un moment de plaisir typique lié au western et autres films d’aventures et d’actions. L’épisode-type G se retrouve toujours près de la fin du film, bien entendu, puisqu’il s’agit du dernier assaut des ennemis du chemin de fer. La séquence est relativement longue, parce que le temps dramatique est, en quelque sorte, suspendu dans un étalage d’actions violentes. Également, la séquence G est un épisode-type qu’on peut qualifier d’englobant, c’est-à-dire que d’autres épisodes- types prennent place à l’intérieur de celui-ci. Nous avons déjà remarqué quelques incidents de ce genre, par exemple dans Canadian Pacific où l’impasse critique survient à l’intérieur de la séquence dédiée à l’implication gouvernementale. Néanmoins, sans être problématique structurellement, ces incidents sont plutôt irréguliers dans l’ensemble du sous-genre, alors que dans le cas de l’épisode- type G, la présence d’autres épisodes-types en son sein est la norme. Cela est dû à sa fonction contextuelle, car la guerre est non seulement une série d’actions, mais il s’agit aussi d’une situation politique générale, dans le sens où le fait d’être « en guerre » modifie la conduite de toute la collectivité et induit qu’une série d’événements devra se réaliser pour sortir de cette situation. Ceci dit, notre analyse pourra décrire sans problème chacun de ces épisodes-types, l’un après l’autre, puisqu’ils forment une suite logique progressant vers la fin du conflit guerrier. L’épisode-type G demande l’implication de la communauté entière, il s’agit donc d’une action collective, où les efforts unis de tous sont nécessaires pour contrer efficacement les assaillants. Ainsi, la représentation du conflit guerrier dans la Railroad Building Story correspond à l’idée américaine selon laquelle la guerre est un phénomène d’investissement collectif total, comme le soutient Robertson dans son American Myth, American Reality :

In a war, every American works with every other American for the common national purpose. Americans are willing to be organized, eager to undergo discipline, willing to integrate the vast resources and productive abilities of the whole nation in order to bring victory in war, and, out of war, more freedom, more democracy, and a better world. The myths of war include a vision of everyone working, dedicated to the same goal, sharing privation and danger. American war is crisis being resolved (ROBERTSON,1980 :324).

Aussi, tous les membres de la communauté participent à l’affrontement guerrier, même les personnages féminins n’hésitent pas à prendre les armes pour défendre le chemin de fer (The Iron Horse, Union Pacific, Canadian Pacifc, Rock Island Trail, Overland Pacific). L’attaque indienne éclate par surprise et demande une phase de rassemblement. Dans The Iron Horse, le héros doit quitter le champ de bataille pour avertir le reste du campement de la situation.

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Le déroulement précis de l’affrontement guerrier est sujet à diverses variations. Dans la plupart des films, l’affrontement s’articule entre les Indiens qui encerclent la locomotive et ses wagons, où les travailleurs sont positionnés pour se défendre. Reposant essentiellement sur l’état de crise qu’une situation de guerre implique, il revient à l’équipe de réalisation de créer une séquence excitante d’actions axées sur le spectaculaire. Par exemple, dans Union Pacific, les Indiens préparent une embuscade pour dérailler un train de la compagnie éponyme. Ils affaiblissent les bases d’un château d’eau et attendent pour le laisser tomber sur une locomotive en marche. Ensuite, le carnage traditionnel commence. Dans How the West Was Won, l’épisode-type G est très original. Les Indiens, qui ont été bafoués par le chemin de fer, se vengent en dirigeant sur le camp de construction une horde de bisons sauvages qui terrassent violemment les lieux. Utilisant la nature sauvage contre la civilisation, représentée par le chemin de fer, les Indiens contestent dignement l’invasion de leur territoire de chasse ancestrale. Ils démontrent que leur culture n’est pas inférieure à celle des Blancs, que les forces de la nature peuvent encore rivaliser avec l’âge industriel. Dans quatre films du corpus, l’épisode-type G n’est pas perpétré par des Indiens, mais dans la plupart des cas, l’affrontement prend également la forme d’une guerre. C’est le cas dans Denver and Rio Grande, qui oppose deux compagnies de chemin de fer rivales145. La séquence de guerre est très

élaborée. La première phase consiste en une offensive des vilains qui prennent possession des stations télégraphiques de la Denver and Rio Grande et se termine par un spectaculaire face à face entre locomotives. Une fois les stations télégraphiques reconquises par la Denver and Rio Grande, les deux clans se sont fabriquées des barricades au beau milieu de la ligne de chemin de fer et se livrent à un combat armé. Dans Kansas Pacific, l’incident guerrier se déploie comme un préliminaire à la guerre de Sécession. Les sudistes ayant obtenu de l’artillerie de la Confédération des États du Sud bombardent une locomotive du Kansas Pacific, ce chemin de fer étant un projet militaire de l’Union du Nord en vue de l’éventuelle guerre civile. L’aspect spectaculaire de la séquence tient essentiellement à l’utilisation de canons d’époque. Western Union contient une variation plus irrégulière de l’épisode-type G. Il n’y a pas de guerre en tant que telle, qui impliquerait un affrontement armé entre les vilains et la communauté du télégraphe. La séquence qui correspond à la guerre contre le chemin de fer dans la structure narrative du film est un grave incendie sur le camp des travailleurs, sournoisement déclenché par les vilains. Bien que la dimension guerrière ne soit pas présente, la séquence illustre un grand mouvement d’entraide collectif de la part du camp de la Western Union. Ils réussissent à se sortir de la catastrophe grâce à

145 Historiquement, le film fait référence à la compétition entre les compagnies Denver & Rio Grande et Sante

Fe, plus précisément à l’épisode de la guerre pour le passage à travers la Royal Gorge au Colorado. En effet, les deux compagnies, voulant profiter du trafic minier, ce sont disputés le droit de cet étroit passage. La rivalité entre les deux camps devint si intense que des épisodes violents éclatèrent.

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un effort conjugué. Tous ont souffert et peiné pour que le groupe s’en tire. Dans la structure narrative de la Railroad Building Story, l’épisode-type G est un grand moment de la geste collective. La communauté y passe son plus grand test d’endurance, où tous ces membres doivent s’investir et risquer leurs vies pour le chemin de fer qu’ils défendent au nom de la nation. Dans l’imaginaire collectif américain, « war brings unity, efficiency, prosperity, security, and victory. If fought with total commitment, war results in power, growth, prestige, and a fulfilling of our destiny in the world. » (ibid. :325) Ainsi, la représentation de la guerre dans la Railroad Building Story soutient la signification symbolique de ce qui est défendu (chemin de fer), soit l’unification de la nation américaine et sa destinée manifeste.

En ce qui a trait à la teneur historique de l’épisode-type G, plus d’un amateur de westerns se montrerait sceptique à l’idée que de tels affrontements guerriers prirent place sur les lieux de construction, mais surtout que les travailleurs du chemin de fer se transformaient aussi instantanément en tueurs d’Indiens. L’attaque indienne étant une convention largement répandue dans l’univers du western. L’importance de cette péripétie dans la progression dramatique traduit cette nécessité narrative de rendre le récit excitant. C’est un moment dramatique très fort et ce seul argument peut justifier sa raison d’être dans le récit. Néanmoins, on s’étonnera d’apprendre qu’à maints égards, l’épisode-type G est historiquement vérifiable. Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, plusieurs tribus indiennes étaient hostiles au chemin de fer transcontinental et certaines d’entre elles ont lancé des attaques sur les chantiers de construction. Or, la hardiesse démontrée par les travailleurs dans la Railroad Building Story relève du fait historique :

Indian bands frequently interrupted the work. Nearly all the men employed on the road were Civil War Veterans, and while they were at work their arms were stacked near at hand, ready for instant use. At times half of the force would stand guard and the other half worked (TROTTMAN,1966 :60).

La guerre de Sécession ayant déjà habitué la plupart de ces hommes aux conflits armés, ils étaient prêts à se défendre eux-mêmes dans l’éventualité d’une attaque indienne. Même si le contexte historique et géographique explique cette réalité, il reste cependant étonnant que des employés acceptent une telle responsabilité et les risques qui l’accompagnent. S’il y a matière à critiquer les Américains d’avoir dépossédé les Indiens de leur terre et de leur mode de vie ancestral, il faut concéder aux travailleurs du chemin de fer transcontinental qu’ils étaient des pionniers d’exception. Toutefois, on est en droit de se demander si l’ampleur des conflits armés présentée dans les films est exagérée. D’après les ouvrages historiques consultés, les attaques indiennes lors de la construction du chemin de fer transcontinental étaient des incidents sporadiques et généralement sans envergure. Néanmoins, on note quelques incidents à plus grand déploiement : « At noon on

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July 23, near Medicine Bow River, a column of 300 Sioux warriors attacked » (HOWARD,1962 : 260).300 guerriers sioux qui attaquent à l’unisson se compare déjà plus à une « guerre », du moins un affrontement guerrier qui rivalise avec certaines batailles de la saga des Guerres Indiennes de 1854 à 1891146. Donc, on peut concéder une part d’historicité accompagnée d’une part de spectacle

à la représentation de la guerre contre le chemin de fer dans le Railroad Building Story. Cependant, nonobstant l’ampleur exacte des attaques, The Iron Horse et Union Pacific présentent des incidents qui sont effectivement survenus durant la construction du chemin de fer transcontinental. Par exemple, dans The Iron Horse, lorsque le héros rejoint le campement pour alerter l’attaque des Indiens, un grand nombre de femmes se portent volontaires pour contrer les Indiens. John Ford faisait ici allusion à un événement qui est réellement survenu, comme l’affirme Jon Tuska dans The Filming of the West : « The women in the cast were preparing to shoot a scene which had actually happened when the female population of Benton (Cheyenne in the film) rode out on a work train flatcar beside their men to fight off hostile Indians » (TUSKA,1976 :99-100).Que les travailleurs, pour la plupart ex-soldats de la guerre de Sécession, n’hésitent pas à prendre les armes pour se défendre contre les Indiens est une chose, mais que les femmes se portent volontairement en renfort en est une autre. Sans avoir plus d’informations sur la gravité de cette attaque Indienne, l’implication des femmes dans le conflit laisse penser que la situation était suffisamment critique pour ne laisser d’autres choix à la gente féminine. Par ailleurs, l’épisode-type G dans Union Pacific semble recréer un déraillement de train qui fut orchestré par le chef Cheyenne Turkey Foot. Voici la description de l’incident relatée par Robert West Howard :

[…] a band of Cheyenne engineered the Indians’ most spectacular train wreck. The warriors, led by Chief Turkey Foot, knew that Fort Kearney was all but abandoned and that the cavalry guard supplied to General Rawlins had reduced the compliment at Fort McPherson to one or two troops. Moreover, there was great prestige to be gained by capturing an iron horse. During the evening of August 6, Turkey Foot’s braves piles up ties atop the track a few miles west of Plum Creek, shinnied up the telegraph poles, hacked off a hundred feet of the iron wire and used it to crimp the ties to the rails. Then they squatted behind the bank and waited. […] The train Turkey Foot and his Cheyennes derailed had contained a carload of millinery supplies and a carload of whiskey, both en route to Julesburg. The Cheyennes built a bonfire, got roaring drunk, decked themselves with ribbons, flowered bonnets and strips of silk and held the giddiest howdown ever whooped on the Platte (HOWARD,1962 :252-253).

DeMille a fort probablement inventé le stratagème du château d’eau pour ajouter au spectaculaire de la scène, mais malgré cette invention, il faisait très certainement référence à cet incident impliquant les Cheyennes et leur chef Turkey Foot. Après avoir pris possession du train, alors que les protagonistes sont encore cachés à l’intérieur d’un wagon en espérant l’arrivée de renfort, les

146 À ce propos, nous renvoyons le lecteur aux ouvrages de Gregory F. Michno (Encyclopedia of Indian Wars : Western Battles and Skirmishes 1850-1890, 2003) et Bill Yenne (Indian Wars : The Campaign for the American West, 2005).

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Indiens se mettent à piller les marchandises dans les wagons. Ils trouvent une foule de tissus et vêtements féminins, ainsi que des instruments de musique. Ils vêtent leurs chevaux et eux-mêmes ridiculement, puis font un boucan incompréhensible avec les instruments de musique. L’un d’eux pare même le cou de son cheval d’un corset. Néanmoins, DeMille n’a pas intégré l’incident du feu directement sur les lieux du déraillement, mais les Indiens enflamment un pont un peu plus loin afin de nuire à l’arrivée de renfort147. En fait, DeMille semble avoir rassemblé différents faits

spectaculaires sur les attaques d’Indiens et les a agencés pour créer une séquence époustouflante. Aussi, par esprit patriotique, il change la résolution du déraillement de train du clan de Turkey Foot car celui-ci, suite à son carnage, a eu le temps de fuir avant l’arrivée des renforts envoyés par l’armée américaine. Au contraire, dans Union Pacific, les renforts arrivent à temps pour sauver les protagonistes et terrasser les Indiens. En somme, bien que l’épisode-type de la guerre contre le chemin de fer relève effectivement de faits historiques, sa signification dans la Railroad Building Story n’en est pas moins idéalisée. Traité comme le point culminant de l’action narrative, cette guerre est présentée comme une glorification de la collectivité américaine au détriment des motifs contestataires des Indiens. Soit les Indiens attaquent sans motivation précise (Union Pacific), soit ils sont les accessoires d’un vilain blanc dont les desseins sont assurément antiaméricains.