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Chapitre II : La structure narrative de la Railroad Building Story

3.2 Les épisodes-types de la Railroad Building Story

3.2.2 Implication Gouvernementale (IG)

Cet épisode-type sert à expliciter l’interventionnisme du gouvernement américain dans l’entreprise ferroviaire. L’implication gouvernementale se trouve majoritairement au début du film, mais il y a quelques exceptions où elle survient plus tard dans le développement narratif, particulièrement dans Rock Island Trail. La version classique de l’épisode-type IG, telle que présentée dans The Iron Horse et Union Pacific, consiste en une séquence où la signature du Pacific Railroad Act96 est

d’abord débattue par des membres du Congrès. Le débat se résout par une déclaration en faveur du projet du chemin de fer transcontinental. Par exemple, dans The Iron Horse, un officier militaire haut placé pose cette question au président : « Surely Mr. President, you will not sign the bill for this engineering folly, now that every cent is needed to carry on the war? » Après à une pause méditative, Lincoln lui répond : « We must not let problems of war blind us to greater problems of the peace to come or we will have fought in vain. » Le plan suivant, on montre Lincoln signer solennellement le Pacific Railroad Act.

Il y a une scène similaire dans Canadian Pacific, lorsque les représentants politiques de chacune des provinces canadiennes débattent sur la question du chemin de fer transcontinental canadien. Dans Western Union, l’implication gouvernementale est une scène de célébration en l’honneur de l’installation du premier poteau télégraphique de la ligne transcontinentale. Le gouverneur du Nebraska récite un discours pompeux, et donne la parole à l’ingénieur en chef de la Western Union, Edward Creighton. Ce dernier lit à la foule réunie un télégramme urgent qu’il vient de recevoir : « Allow me to wish you godspeed on a journey that will do much to help this Union in its hour of greatest need. It is imperative that our government have quick communication with the West. The message is signed : Abraham Lincoln. » Après cette annonce, une joie contagieuse anime la masse de gens réunie alors que le poteau inaugural est mis en place. Une scène similaire se retrouve dans Santa Fe, où le gouverneur du Nouveau-Mexique fait l’éloge du chemin de fer et de l’expansion des États-Unis. À la fin de son discours, il demande aux travailleurs du chemin de fer, qui sont d’anciens combattants du Nord et du Sud, d’oublier leurs différends et de se rallier à une

96 Le Pacific Railroad Act officialise le projet gouvernemental de la construction d’un chemin de fer

transcontinental reliant la côte atlantique à la côte pacifique. Il fixe également dans quels termes le gouvernement fédéral octroie son aide libérale aux deux compagnies de chemin de fer impliquées dans la construction, soit l’Union Pacific et la Central Pacific.

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cause commune. Ultimement, il leur demande d’approuver le serment d’allégeance à la nation du président Andrew Johnson :

I do solemnly swear in the presence of almighty God that I will faithfully support, protect and defend the Constitution of the United States and the union of States thereunder; and that I will, in like manner, abide by, and faithfully support all laws and proclamations made during the Rebellion97.

Ici encore, en demandant aux nordistes et sudistes de se réunir pour la cause du chemin de fer, on montre comment la construction d’une voie ferrée a un profond sens national pour les Américains. Dans Kansas Pacific, le héros, qui est un officier militaire, est envoyé par le gouvernement pour redresser la situation au camp de construction du Kansas Pacific qui est la cible d’attaques de partisans sudistes. La guerre civile n’est cependant pas encore déclarée; le temps du récit se situe juste avant le conflit. Dans Overland Pacific et How the West Was Won, le héros est également un militaire envoyé sous des ordres gouvernementaux. La scène d’implication gouvernementale la plus singulière se retrouve dans Rock Island Trail. Très tard dans le récit, on apprend qu’une crise économique sévit dans tout le pays. Suit alors une scène où un politicien accuse la Rock Island de ne pas avoir respecté les clauses du contrat établi avec le gouvernement et s’insurge contre une nouvelle demande de subventions. Le héros proteste vivement en justifiant les difficultés qu’imposent la crise économique. Évidemment, dans le cas de Rock Island Trail, qui est une version plus capitaliste de la Railroad Building Story, il est justifiable de critiquer le rôle libéral du gouvernement dans l’octroi de subventions. Néanmoins, de façon générale, l’épisode-type IG est le moment privilégié du mandateur. C’est l’instant où se concrétise le mandat et que la construction du chemin de fer est exigée comme nécessité nationale. L’union américaine a besoin d’une communication transcontinentale; ce besoin sera comblé par les héros de la nation, pionniers du chemin de fer et du télégraphe. Car l’impact du chemin de fer, dans l’histoire technologique des États-Unis, est d’intérêt national, ce que note David E. Nye dans America as Second Creation :

The sawmill and the grist mill had founded towns; the water-driven factory served as nucleus for a small city. But the canal and railroad narratives reached beyond local and regional to the national level. They described the founding not of one community but many, not increased the wealth for a neighborhood but for the country as a whole, not the settlement of a locality but continental unification (NYE,2004 :149).

Redisons ici que cette emphase mise sur le rôle du gouvernement fédéral dans la conquête de

97 Il est à noter que la version officielle de ce serment d’allégeance terminait plutôt de cette façon : « and

faithfully support all laws and proclamations which have been made during the existing rebellion with reference to the emancipation of slaves. » Le film omet donc consciemment la référence à l’émancipation des esclaves noirs. On pourrait justifier ce détail en avançant que le film ne fait pas référence à la question de l’esclavagisme et qu’il n’était donc pas nécessaire d’inclure cette mention. Cependant, justifié ou non, le traitement de la tension entre le Nord et le Sud présenté dans le film est typiquement westernien : la guerre de Sécession semble une affaire entre hommes blancs seulement.

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l’Ouest est plutôt atypique du western. La norme du genre est de faire comme si le gouvernement n’avait rien à voir avec la conquête de l’Ouest, à l’exception des interventions nécessaires de l’armée, le signe le plus visible de l’État fédéral dans l’Ouest américain. Toutefois, en limitant essentiellement le rôle du gouvernement à celui de mandateur, on évite d’en faire une instance héroïque. Nye met d’ailleurs ce phénomène en lien avec l’idée de « destinée manifeste » :

Therefore, although the foundation narrative was a story of national transformation, the state’s role was reduced to a guiding influence. If the state were to play a decisive role, then the repeatability of the narrative would come into question, and it would become a tale about politics rather than a matter of manifest destiny (ibid. : 14).

En effet, le gouvernement fédéral reconnaît l’importance de l’entreprise et l’exprime par le mandat, mais ce sont les pionniers qui vont réaliser la geste héroïque qui métamorphosera la nation. Cette réticence à valoriser le rôle de l’État remonte pratiquement à la naissance des États-Unis. En 1830 Alexis de Tocqueville remarquait déjà cette attitude chez les Américains : « L’habitant des États- Unis apprend dès sa naissance qu’il faut s’appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie; il ne jette sur l’autorité sociale qu’un regard défiant et inquiet, et n’en appelle à son pouvoir que quand il ne peut s’en passer » (TOCQUEVILLE, 1961 : 287)98. Par contre, ce traitement du rôle de l’État dans la Railroad Building Story, ainsi que le western en général, est avant tout une interprétation idéologique. Pedrono affirme qu’il « est aujourd’hui admis que le gouvernement fédéral a très directement encadré la conquête de l’Ouest » (PEDRONO,2010 :203).Il cite à ce propos Go West de Philippe Jacquin et Daniel Royot :

La conquête consolide l’État fédéral : il développe dans l’Ouest une administration sans précédent, des affaires indiennes à la gestion des terres et au maintien de l’ordre. En réalité, l’administration fédérale a fait de l’Ouest un champ d’expérimentation remarquable; l’État moderne américain est né dans l’Ouest (JACQUIN et ROYOT,2002 :65).

À cet égard, le chemin de fer transcontinental est certainement un des exemples les plus éloquents de l’intervention administrative de l’État dans la conquête de l’Ouest, ce que notre investigation d’ordre historique sur l’épisode-type IG nous permettra de démontrer.

Les scènes de l’implication gouvernementale présentées dans The Iron Horse et Union Pacific ont un fondement historique explicite. Comme le disait Trottman en 1923 (avant même la sortie de The Iron Horse) : « the Pacific Railroad Acts are among the most extraordinary, as well as important, acts ever passed by Congress » (TROTTMAN, 1966 : 21). Trottman dit « Acts » car il eut en effet deux Pacific Railroad Acts, un en 1862 et l’autre en 186499. Lincoln a signé les deux, et par

déduction on peut avancer que dans The Iron Horse on présente la signature de celui de 1862, alors

98 La parution originale du tome premier de l’ouvrage De la démocratie en Amérique date de 1835. 99 À propos des Pacific Railroad Acts, voir KLEIN (2006 :14-16,acte de 1862; 30-33, acte de 1864).

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que dans Union Pacific100 c’est celui de 1864. Dans le premier, on ne mentionne pas que la

construction est entamée lorsque Lincoln signe, tandis que dans le deuxième, on affirme lors du débat politique que le pays est déchiré par la guerre depuis quatre ans101. Idéologiquement, les

signatures des Pacific Railroad Acts sont des interventions inhabituelles du gouvernement fédéral américain dans l’entreprise privée. D’ailleurs, Ambrose rappelle que « the 1862 Pacific Railroad Act authorized the creation of the Union Pacific Railroad. […] Which made it the first corporation chartered by the national government since the Second Bank of the United States » (AMBROSE, 2000 : 83). Un tel investissement de l’État dans une affaire qui, vu son immense potentiel financier, devrait relever de l’entreprise privée a soulevé beaucoup de critiques. Aussi, les propos qu’on retrouve dans les scènes de débat font écho aux arguments qui étaient avancés par les membres du Congrès américain. Dans Union Pacific, un commentaire furieux s’apparente sans aucun doute avec un propos du représentant républicain de l’Illinois Elihu B. Washburne :

E. B. Washburne of Illinois called one section of the bill « the most montrous and flagrant attempt to overreach the government and the people that can be found in all the legislative annals of the country. » He charged angrily that the project had fallen into the hands of « Wall Street stock jobbers who are using this great engine for their own private means » (KLEIN,

2006 :30-31).

Également, les propos du personnage de Lincoln dans The Iron Horse cités plus haut sont fidèles au sentiment du président qui croyait en la nécessité de construire un chemin de fer transcontinental :

Lincoln made it clear to the congressmen that despite the war he advocated the bill’s passage and the construction of the road, and he wanted it started right away. Grenville Dodge, serving as a general in the Union Army, said that Lincoln told him and others that the road had to be built « not only as a military necessity, but as a means of holding the Pacific Coast to the Union » (AMBROSE,2000 :79) 102.

Lincoln n’est pas simplement une belle parure dans la saga du chemin de fer transcontinental; sa présence et ses intentions sont tout à fait justifiées. Le président républicain s’est toujours dit fier d’avoir signé les actes qui ont rendu possible la construction du chemin de fer transcontinental103.

Lors de sa réélection en décembre 1864, malgré que son discours porta essentiellement sur la guerre

100 Nous notons un léger anachronisme dans la scène de la signature de l’acte dans Union Pacific. Lincoln

signe l’acte en la compagnie d’Oakes Ames, riche homme d’affaires de Boston qui allait s’impliquer de très près dans la compagnie Union Pacific, mais seulement à partir de 1865 (KLEIN,2006 :40-41).

101 La guerre de Sécession débute officiellement le 12 avril 1861. De plus, dans Union Pacific on discute des

difficultés financières de l’Union Pacific et la principale raison expliquant le deuxième acte est surtout liée à l’octroi de subventions plus avantageuses pour les deux compagnies impliquées dans la construction du transcontinental.

102 Cette remarque de Dodge se retrouve dans son témoignage How We Built the Union Pacific Railway. 103 Ambrose relate les propos d’un membre du Congrès à cet effet : « He said further that he would hurry it up

so that when he retired from the presidency he could take a trip over it, it would be the proudest thing of his life he had signed the bill in aid of its construction » (AMBROSE,2000 :94).Malheureusement, Lincoln fut assassiné avant que la construction ne soit achevée.

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Signatures du Pacific Railroad Act par Abraham Lincoln dans The Iron Horse (gauche) et

Union Pacific (droite).

Débats politiques sur la construction d’un chemin de transcontinental dans Union Pacific (gauche) et Canadian Pacific (droite).

Implication gouvernementale de type militaire dans Kansas Pacific (haut) et How the West Was Won (bas). Les héros sont des officiers de l’armée américaine.

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civile, Lincoln glissa quand même un paragraphe enthousiaste à propos du transcontinental, appelant le projet « this great enterprise » (AMBROSE, 2000 :98). En fait, avant même d’être élu président, Lincoln s’intéressait déjà au projet : il rencontra en 1859 le général Grenville M. Dodge qui devait, quelques années plus tard, accepter le poste d’ingénieur en chef pour l’Union Pacific. Maury Klein résume leur entretien ainsi :

The meeting was no accident; Lincoln had been told that Dodge knew more about railroads than any two men in the country. Lincoln squeezed into a chair, crossed his legs, and swung his foot idly before asking, « Dodge, what’s the best route for a Pacific railroad to the West? » « From this town out the Platte Valley, » came the immediate reply. Lincoln pondered that a bit. « Why do you think so? » he asked finally. For two hours Lincoln in his inimitable way coaxed from Dodge every particle of information he had gathered for Farnam. As Dodge put it years later, « He completely “shelled my woods” » (KLEIN,2006 :21).

Les deux hommes s’entretiendront de nouveau en 1863 à propos du chemin de fer transcontinental, mais cette fois précisément sur la question du financement gouvernemental. Dodge rapporte l’épisode :

I explained to him as clearly as I could how difficult it would be to build it by private enterprise, and said I thought it should be taken up and built by the Government. He objected to this, saying the Government would give the project all possible aid and support, but could not build the road; that it had all it could possibly handle in the conflict going on. But the Government would make any change in law or give reasonable aid to insure the building of the road by private enterprise (DODGE,1966 :11) 104.

D’après cette version des faits, on pourrait conclure que c’est à cause de la guerre de Sécession que Lincoln ne voulait pas que le gouvernement prenne la charge complète de la construction du chemin de fer. Toutefois, il est tout aussi plausible que Lincoln, représentant républicain après tout, favorisait davantage l’entreprise privée que gouvernementale. Le président voyait-là le meilleur compromis pour la nation, c’est-à-dire de permettre à l’initiative privée de réaliser le projet tout en assurant son succès par un mode de financement public, car la construction du chemin de fer s’avérait une aventure économique hautement risquée pour une compagnie privée, comme l’a bien résumé le représentant de l’Indiana William S. Holman en 1862 :

This road could never be constructed on terms applicable to ordinary roads. Every member of

104Robert West Howard offre une version un peu romancée de l’entretien dans The Great Iron Trail : « The

Pacific Railroad is too big for private enterprise,” Dodge replied. “The government should build it – or at least amend the Act along the lines indicated by the commissioners’ convention. – The Government would do everything in its power to encourage private industry,” the President said slowly. […]“Perhaps, Mr. Lincoln drawled, Congress might be willing to shift the Federal loans on the Pacific Railroad from a first-mortgage to a second-mortgage category.” This was it! Such a revision of the Act would enable Union Pacific and Central Pacific to issue first-mortgage bonds, Lincoln was staring at him expectandly. Dodge blurted the question :

“May I take the news to New York that the White House consider such a revision of the Pacific Railroad Act?” Mr. Lincoln nodded » (HOWARD,1962 :152-153).

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the committee knows that it is to be constructed through almost impassible mountains, deep ravines, canons, gorges, and over arid and sandy plains. The Government must come forward with a liberal hand, or the enterprise must be abandonned forever. The necessity is upon us. The question is whether we shall hold our Pacific possessions, and connect the nations on the Pacific with those on the Atlantic Coast, or whether we shall abandon our Pacific possessions (KLEIN,2006 :32).

En résumé, on peut donc considérer que l’épisode-type de l’implication gouvernementale est une représentation justifiée, voire fidèle, du rôle que le gouvernement a joué dans la construction du chemin de fer transcontinental. Autant le besoin d’aide financière que la nécessité de consolider l’Union, de la côte atlantique à la côte pacifique, sont donnés comme justifications à l’intervention du gouvernement. Toutefois, dans la Railroad Building Story c’est surtout cette dernière qui est donnée comme motif privilégié du mandat gouvernemental. En somme, l’épisode-type IG illustre comment la Railroad Building Story est un rare type de western où, dans la fiction, les institutions gouvernementales interviennent dans la conquête de l’Ouest américain.