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Chapitre III : Évolution historico-idéologique de la Railroad Building Story

4.2 The Iron Horse et les années 1920, un traditionalisme moderne

4.2.3 Le western devient un genre cinématographique

En ce qui concerne plus spécifiquement The Iron Horse et le western, cette disposition patriotique du pays participe à l’engouement généralisé pour l’imaginaire de la Conquête de l’Ouest. Leutrat cite Percy H. Boynton à ce sujet :

Dès la fin des années 1920, Percy H. Boynton dresse un bilan impressionnant des diverses manifestations de la « redécouverte » de la frontière pendant cette période : « Il serait tout à fait faux de croire que durant ces trois fructueuses années de 1925-1927 l’intérêt des Américains pour la frontière, ou pour les survivances de la frontière, s’est limité aux historiens, aux

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critiques littéraires, aux théoriciens sociaux et leurs lecteurs. Bill Hart et Tom Mix touchaient grâce au cinéma cent personnes pour une qu’atteignait l’imprimé; Will Rogers a recueilli les fruits de son labeur pendant ces années; c’est alors que le rodeo fut introduit dans l’Est, faisant horreur à certains spectateurs, en réjouissant d’autres, mais les empoignant tous. Un examen rien de moins que superficiel des livres et magazines publiés dans les années 1920 montre qu’il y eut alors comme un point d’orgue dans l’attention accordée aux sujets relatifs aux hommes qui étaient “de vrais hommes dans les vastes espaces libres”. Les guides pour ces livres et magazines disent la même chose. Une recherche rapide permet de découvrir six recueils entièrement (ou pour une grande part) consacrés aux chants et ballades de la frontière. Quatre d’entre eux furent publiés en 1927. Paul Bunyan, qui accomplit à la manière de Munchausen des prodiges dans les camps de bûcherons, eut un petit succès de 1922 à 1925. Les articles consacrés au cowboy dans les magazines passèrent d’une moyenne annuelle de deux (de 1919 à 1921) à une moyenne de neuf (de 1925 à 1927); les articles et les histoires sur la vie de la Frontière sont passés, eux, de trois à vingt-quatre » (LEUTRAT,1987 :39-40)186.

Comme cette liste exhaustive le démontre, la culture de l’Ouest est très présente dans la vie américaine des années 1920. Au cinéma, les films sur l’Ouest sont extrêmement populaires, « le western devient une sorte de catéchisme national » (BOURTON, 2008 :45). Les statistiques sur la production cinématographique hollywoodienne sont éloquentes. En 1921, 110 des 734 (15 %) films produits sont des films sur l’Ouest; en 1922, 140 sur 715 (20 %); en 1923, 99 sur 602 (16 %); en 1924, année de The Iron Horse, 195 sur 688 (28 %) et en 1925, 222 sur 763 (29 %) (LEUTRAT, 1985 :21) 187. The Iron Horse participe donc à ce grand mouvement culturel qui passionne la nation,

mais il faut différencier l’impact du film de Ford des autres westerns de l’époque. Premièrement, il faut se rappeler qu’au moment où The Iron Horse sort en salle, le terme western tel qu’on l’utilise ne désignait pas encore communément un genre cinématographique. On se souviendra qu’en introduction, nous avions relevé qu’à l’époque de sa sortie la publicité de The Iron Horse s’y référait comme étant un historical drama. Il faut comprendre que The Iron Horse, à l’époque n’est pas un film ordinaire sur l’Ouest américain. Comme Leutrat le remarque :

[…] l’action d’une grande partie des films sur l’Ouest des années 1920 est contemporaine de leur tournage. Quand on le sait on ne s’étonne pas de voir apparaître dans ces westerns des avions, des téléphones, des flappers, et de reconnaître au passage des allusions ou des références très précises à des faits d’actualité (LEUTRAT, 1985 : 11).

186 Leutrat se réfère à cet ouvrage de Boynton : The Rediscovery of the Frontier (1931). Dans un ouvrage

ultérieur, Leutrat proposera un complément à cette liste fournie par Boynton : « De cette liste sont absents les ouvrages consacrés aux Indiens, les autobiographies plus ou moins authentiques de témoins de l’histoire de l’Ouest, les ouvrages de fiction – qu’il s’agisse de romans ou des récits publiés dans les pulp magazines –, les autres formes de spectacle, antérieures au cinéma ou liées à lui, les divers types de représentations iconographiques visibles sur les murs, dans les pages de journaux, sur les couvertures des magazines, l’essor du tourisme et du camping (grâce au développement de l’automobile et du réseau routier) des montagnes Rocheuse à la Californie, le succès des parcs nationaux, la mode des randonnées à pied et des dude ranchs, modèles de simulation de l’Ouest proposés aux touristes, le développement de l’Association des Boy-Scouts d’Amérique… Ainsi l’homme des années 1920 est-il confronté, ou affronté, à un réseau dense de textes, de slogans, d’images, d’idées sur l’Ouest américain qui passent chacun par le canal de médias très diversifiés » (LEUTRAT et LIANDRAT-GUIGUES,1990 :77).

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Ainsi, ces films sur l’Ouest n’étaient pas encore inscrits dans un passé historique, c’est-à-dire qu’on confondait volontairement la survivance de l’imagerie de l’Ouest avec la réalité contemporaine. Cependant, comme nous venons de le voir, à partir des années 1920 la Frontière est progressivement perçue comme un temps révolu et la source d’une grande nostalgie pour la nation américaine. Or, bien que les films « banals » sur l’Ouest font perdurer la réalité de la Frontière dans le monde contemporain, les epics, tel The Iron Horse, inscrivent définitivement le temps de la Frontière dans le passé. En créant une distance historique claire entre le présent et la Conquête de l’Ouest, les epics créent la conscience du genre western en définissant sa valeur historique. Leutrat dit que

l’étude des genres a comme point de départ les témoignages sur l’existence des genres. Un genre est ce que, collectivement, on croit qu’il est à un moment donné. Jusqu’au milieu des années 1920, le mot « Western », dans la plupart des cas, permet de préciser un terme générique traditionnel. Il reste un adjectif (LEUTRAT,1987 :127).

En parlant de The Covered Wagon, premier film identifié comme un epic, ce même spécialiste du western note qu’« à travers le film de James Cruze se fait jour comment l’Histoire vient aux films sur l’Ouest et contribue décisivement à la substantivation du mot western » (LEUTRAT,1990 :120). Or, ce commentaire s’applique tout autant au film de Ford, ce que Leutrat démontre en citant des revues contemporaines à la sortie de The Iron Horse :

« Comme les scènes se déroulent en jeux d’ombres et de lumières sur l’écran, on ne peut s’empêcher de penser à cette production remarquable, The Covered Wagon, à laquelle The Iron

Horse est une sorte de suite. » C’est « autant que The Covered Wagon un film sur le courage et

la persévérance américains ». « Comme The Covered Wagon était un epic des plaines, The Iron

Horse est un epic du chemin de fer » (LEUTRAT, 1985 : 213)188.

Ainsi, The Iron Horse est l’un des plus importants films sur l’Ouest ayant contribuer à la naissance du western comme genre cinématographique majeur. Selon Leutrat, les spectateurs américains reconnaissent le western comme un genre à part entière à partir de 1925, soit l’année suivant la sortie de The Iron Horse, ce qui illustre comment le film de Ford survient à un moment charnière dans l’histoire du genre :

Un jour de 1925, un spectateur américain décide d’aller voir un film, et il choisit un western. Cette simple décision signifie qu’il existe pour lui un genre qu’il peut nommer. Dix ans plus tôt, il aurait pu aller voir également des films dont l’action se serait déroulée dans l’Ouest américain mais, à cette date, l’emploi substantivé du mot western n’était pas courant et ce spectateur n’aurait certainement pas eu une conscience nette de l’existence du genre (LEUTRAT,1990 :7).

Il ne s’agit pas ici de retrouver la première fois que le terme western est utilisé en tant que substantif, mais bien du moment où son usage est suffisamment généralisé pour déduire que le

188 Les revues citées sont, dans l’ordre : The New York Times (29 août 1924, p. 6), Motion Picture News (vol.

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western est un genre reconnu comme tel. Les epics The Covered Wagon et The Iron Horse ont donc grandement contribué à la substantivation du terme western et nous avons également souligné que c’est leur traitement historique de la Frontière qui les démarquait du commun de la production hollywoodienne des années 1920. En un sens, ce que ces films font, c’est réaliser cinématographiquement cette nostalgie de la Frontière vécue par les Américains des années 1920, voire participer à la construction imaginaire de cette nostalgie, d’où l’immense popularité que ces films eurent à cette époque. Mais encore, cette réflexion s’accorde également à la démarche artistique de ces œuvres, car leur tournage sont de remarquables recréations de la geste des pionniers qu’ils célèbrent. Les epics sont de grandes productions d’envergure qui demandent des efforts exceptionnels de la part de leurs créateurs. Le simple fait que The Iron Horse soit presque complètement tourné en extérieur (dans bien des cas, sur les lieux mêmes où le chemin de fer transcontinental fut construit) est exceptionnel pour l’époque. Les effectifs déployés pour le tournage de The Iron Horse sont comparables à ceux des chantiers de construction de la Union Pacific :

The production required 5,000 extras and just short of 100 cooks to feed them. Two complete town sets were specially constructed. A train of fifty-six coaches was used for transportation, and the entire company lived under conditions quite similar to those of the original railroad workers, even to the issuing of a daily newspaper. The 5,000 extras were broken down into a complete regiment of U.S. Cavalry, 3,000 railway workers, 1,000 Chinese laborers, and 800 Pawnee, Sioux, and Cheyenne Indians. Among the livestock were numbered 2,800 horses, 1,300 buffalo, and 10,000 head of cattle. Ford eschewed studio sets and, like James Cruze, chose to shoot almost all of the film on actual locations amid great physical hardships (TUSKA,

1976 :99).

Ces faits illustrent la démesure du tournage de The Iron Horse, qui se mesure certainement aux chantiers de l’Union Pacific. Aussi, le but est de recréer cinématographiquement la geste pionnière originale, c’est-à-dire que l’expérience du tournage est similaire à l’expérience des pionniers :

With all those thousands of men and animals and hundreds of thousands of dollars in his charge, he relived the building spirit behind the Western expansion decades later it had passed beyond him. […] In his own way, by himself, Ford built the railway track that unified a nation, suffered the deprivations, exalted in the achievement of organizing masses of humanity and livestock toward a single, concerted aim. Although he had directed forty Westerns by the time he made The Iron Horse, it was that film as no other that taught him the meaning of the pioneer experience (ibid.).

Il est certain que le tournage de The Iron Horse eut un retentissant impact sur la vision artistique de John Ford. Dans les années 1950, il avouait que son film préféré était The Iron Horse (ibid. :99).Le cinéaste américain avait d’ailleurs l’intention d’écrire un livre sur le tournage du film189, qu’il n’a

vraisemblablement jamais terminé ou publié. Il semble donc que ce soit l’expérience du tournage

189 Ford en parle dans une entrevue menée par Peter Bogdanovich. On retrouve cet entretien dans le livre John Ford de ce dernier (1968 : 44).

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qui ait tant marqué Ford et, d’une certaine manière, c’est également cette démarche artistique qui est responsable de la popularité du film. Pour les Américains, un film comme The Iron Horse constituait une preuve que le cinéma pouvait recréer la réalité de la Frontière, que la Frontière existait encore grâce à la merveille cinématographique. Comme Leutrat le propose, les auteurs de The Iron Horse étaient des pionniers modernes et traditionnels à la fois :

ceux qui travaillent à la réalisation du film sont doublement des pionniers : non seulement ils ont montré qu’ils pouvaient faire ce qu’avaient accompli leurs ancêtres, mais encore ils ont frayé de nouvelles voies dans le domaine cinématographique puisqu’ils ont dû vaincre des difficultés d’ordre technique (LEUTRAT,1985 :230).

Tout cela est important pour comprendre la popularité de The Iron Horse dans les années 1920. John Ford fut un pionnier dont l’objet était de produire un film patriotique célébrant les pionniers d’antan. C’était en parfaite adéquation avec l’esprit de l’époque, soit de concilier les traditions liées aux pionniers de la nation avec la réalité moderne, représentée ici par le cinéma comme art moderne des masses. La technologie moderne sert à encenser le passé national : « il s’agit par mimétisme de retrouver ce qui fait l’“essence” même de l’action narrée dans le film, de renouer avec l’esprit de la conquête de l’Ouest » (ibid.).