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Chapitre III : Évolution historico-idéologique de la Railroad Building Story

4.2 The Iron Horse et les années 1920, un traditionalisme moderne

4.2.5 Les Indiens sont à la mode

En lien avec la nostalgie de la Frontière, les boucs émissaires des États-Unis obtiennent un regain de popularité durant les années 1920, comme le remarque Leutrat :

Les Indiens dans les années 1920 sont à la mode, ils constituent un attrait irrésistible pour les touristes. Des motifs décoratifs indiens sont de rigueur dans les hôtels de luxe comme le Ahwahnee à Yosemite (1927) ou le Wigwam, près de Phoenix (1929). En 1929, la ligne de chemin de fer du « Santa Fé » dont deux des trains étaient baptisés « The Navajo » et « The Chief », utilise les services d’un guide féminin, en costume navajo, avec des colliers en turquoise et en argent, et le signe de l’oiseau-tonnerre sur son chapeau (LEUTRAT, 1987 : 62).

Cette mode de l’Indien est évidemment un regard porté après-coup sur l’univers de la Frontière, car l’attrait exotique que l’autochtone américain soulève est bien différent du danger qu’il signifiait encore hier. Il s’agit là d’une forme de réappropriation de l’Indien comme symbole de l’Amérique, qui s’accorde d’ailleurs avec l’attitude isolationniste de l’époque. L’Indien est attrayant surtout parce qu’il fait partie de l’histoire américaine et non pour d’autres particularités de sa culture qu’on désirerait réellement revisiter. En ce qui a trait à The Iron Horse, au-delà du fait que l’Indien a la côte à l’époque de la production du film, un événement politique en particulier semble avoir eu un impact sur le traitement de l’Indien dans l’œuvre. Il s’agit du passage de l’Indian Citizenship Act le 2 juin 1924 qui reconnaissait à tous les Indiens sur le territoire des États-Unis la citoyenneté américaine193. À cet égard, Leutrat relève un commentaire intrigant dans un numéro du magazine

193 À cet égard, il faut considérer que la grande première de The Iron Horse au cinéma survient le 28 août

1924, soit près de trois mois après le passage du Indian Citizenship Act. Cet écart nous laisse croire que les créateurs du film étaient nécessairement au courant soit de la ratification de l’acte, ou bien des discours politiques et médiatiques sur le sujet avant sa ratification, et ce, alors que le film était encore en production.

180 Photoplay de 1925194:

la capitale américaine du cinéma voit affluer vers elle de nouveaux arrivants, les Indiens, c’est- à-dire à la fois les plus anciens et les plus récents des Américains, puisque l’année précédente une décision du Congrès leur a accordé la citoyenneté américaine. À ce phénomène, le journaliste découvre une cause : la mode que le film de James Cruze, The Covered Wagon, aurait provoquée en faveur des hommes rouges. Il se peut aussi que cette proposition soit renversée et que The Covered Wagon ne soit que l’une des manifestations d’un engouement des années 1920, lié à une fringale d’Histoire et à « la fierté de l’Américain à l’égard de son pays » (LEUTRAT, 1985 : 183).

La proposition initiale du journaliste, bien qu’exagérée, a d’intéressant qu’elle met en perspective l’impact démesuré du film de James Cruze dans la culture américaine de l’époque. La popularité de The Covered Wagon (qui s’étendra également à The Iron Horse) est tellement vibrante qu’un contemporain peut proposer qu’elle est à l’origine de la ratification de l’Indian Citizenship Act. Évidemment, l’opinion de Leutrat est plus raisonnable; le film de Cruze fait partie d’un complexe de manifestations culturelles qui ont mené à la reconsidération de l’état civil de l’Amérindien aux États-Unis. Aussi, la participation d’Indiens d’Amérique à l’effort militaire américain durant la Première Guerre mondiale a probablement un plus grand impact politique qu’un film hollywoodien.

En ce qui concerne The Iron Horse, le fait que la sortie du film soit postérieure au projet de loi nous permet de postuler que l’œuvre est consciemment influencée par la nouvelle citoyenneté américaine de l’Amérindien. Car, qui dit citoyenneté américaine dit également responsabilité américaine. Il est alors concevable que Ford ait cherché à diversifier la représentation des Indiens dans son film pour les inclure fictionellement dans la nation américaine. Nous faisons bien sûr ici allusion à la présence des Pawnee Scouts dans The Iron Horse. Même si les Indiens sont surtout associés aux vilains dans le récit, l’emphase mise sur la participation des Pawnee Scouts à la construction du chemin de fer transcontinental vient complexifier la représentation de l’Indien à l’écran. Le moment fort de ces guerriers est d’ailleurs bien choisi; ils sont les renforts nécessaires durant la guerre contre le chemin de fer (épisode-type AR). Les Pawnee Scouts représentent l’armée américaine, ce qui constitue un discours glorifiant à l’égard de ces autochtones qui, comme nous l’avons vu précédemment, ont réellement protégé les chantiers de construction de l’Union Pacific195. Aussi, ce détail du film de Ford n’est pas sans rappeler l’enrôlement d’Indiens

d’Amérique lors de la Première Guerre mondiale.

Par ailleurs, on constate que l’intérêt de The Iron Horse pour les Indiens se remarque par

194 Il s’agit d’un texte de Herbert Howe, « Americans arrive at Hollywood », Photoplay, vol. 28, no 1, 1925, p.

23-29.

195 Que ce détail soit historiquement justifié n’empêche en rien qu’il soit un choix idéologique de la part des

auteurs de The Iron Horse. D’ailleurs, 15 années plus tard, Cecil B. DeMille ne fera aucun cas des Pawnee Scouts dans son film sur le même sujet.

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À gauche, véritable traître de la nation, le vilain Deroux du temps qu’il vivait avec les Indiens. À droite, l’assassinat du père du héros. Les Indiens sont représentés à moitié nus et emplummés, ce qui correspond au stéréotype de l’homme sauvage de l’époque.

Une embuscade préparée par les Indiens. Le chemin de fer est obstrué et le train doit s’arrêter; les Indiens en profitent pour lancer leur attaque. À droite, le danger mortel que les Indiens représentent est accentué par la projection de leurs ombres sur les wagons truffés de flèches.

À gauche, une représentation typique des Indiens en une masse chaotique, bruyante et désindividualisée. À droite, le départ des Indiens pour la guerre contre le chemin de fer.

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la promotion particulière qu’a reçue le film à l’époque. Comme The Iron Horse était un film de grand prestige, il profitait d’un traitement spécial lors de sa représentation dans certaines des plus importantes salles de cinéma du pays. Ces représentations du film de Ford avaient un prologue, c’est-à-dire une présentation théâtrale qui introduisait le sujet du film. Leutrat offre une description assez détaillée d’un prologue de The Iron Horse :

Une autre [façon de présenter un prologue] est celle pratiquée par Sid Grauman pour son « Egyptian Theatre » de Los Angeles, en particulier pour les deux westerns les plus renommés de la période, The Covered Wagon et The Iron Horse. […] [Pour The Iron Horse], le prologue est intitulé « The Days of 1863-1869 » et est divisé en huit « moments » :

« 1 – Le colonel T.J. Mc Coy en personne. Une grande autorité américaine sur la race en voie de disparition. Le colonel McCoy a vécu la plus grande partie de sa vie avec les Indiens de réserves.

2 – Il présente vingt-cinq Shoshones et Arapahoes avec leurs squaws et leurs papooses. Les plus beaux types d’Indiens qu’on puisse trouver en Amérique aujourd’hui. 3 – Le chef Yowlache. Il chante des mélodies indigènes.

4 – Des tableaux sur l’époque des Pionniers, accompagnés d’effets d’éclairage, présentant les vrais Indiens d’Amérique et les vrais hommes de plaines.

5 – Une nouveauté de qualité. 6 – Les années 1863-1869 à Promontory, dans l’Utah. Les loyaux poseurs de rails ouvrant la voie au premier chemin de fer transcontinental approchant de sa jonction.

7 – L’arrivée de la “Jupiter” et de la “116” des compagnies C.P. et U.P.

8 – La célébration de ce grand événement. La Hoop Skirt Dance arrangée par Fanchon » (ibid. : 96).

Comme le lecteur le constate certainement, le prologue est surtout axé sur la présence de vrais Amérindiens sur place; l’importance de la construction du chemin de fer doit attendre le cinquième tableau pour se manifester. Il faut comprendre que ce prologue est adapté au goût particulier du spectateur de l’époque. Tout semble indiquer que les Indiens fascinaient au point de voler la vedette au chemin de fer, du moins durant le temps du prologue. Leutrat note une autre raison expliquant le procédé : « Le prologue du film […] montre de vrais Indiens, qui ont interprété un rôle dans le film; l’indice de réalité qu’ils représentent rejaillit sur l’œuvre dans sa totalité » (ibid. : 215). En effet, la présence physique des Indiens d’Amérique dans la salle de cinéma prédispose le spectateur au film. Par un effet de vraisemblance, l’Indien sur pellicule aura une présence plus réelle pour le spectateur, ce qui l’aidera à s’identifier à la geste pionnière qui lui est présentée. Ici encore, on peut voir comment le cinéma dans les années 1920 constitue un lieu imaginaire où la Frontière peut encore exister.