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3. REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES

4.5 Perception et rapport à la contrainte

Après avoir analysé les propos des sujets de notre premier groupe autour de la question de la perception et du rapport à la contrainte, nous avons relevé que cette dernière est envisagée par nos interviewés sous deux angles principaux :

- La contrainte : perte de singularité - La contrainte : génératrice d’évolution

Dans ce chapitre, il va donc tout d’abord être question d’analyser plus en profondeur la matérialisation de ces sous-thématiques dans les propos du premier groupe interrogé (cf.

annexe 5, pp.177-211). Dans un second temps, il s’agira de mettre en parallèle ces données avec celles du second groupe pour voir dans quelle mesure elles se rejoignent, se complètent, divergent, etc. (cf. annexe 6, pp.212-266).

4.5.1 Présentation et analyse des données du premier groupe

· La contrainte : vers la perte de la singularité de chacun ?

En lien avec ce que nous avons pu mettre en évidence concernant la liberté, deux enseignants envisagent la contrainte sous son aspect négatif. En effet, l’un d’eux évoque l’idée d’un resserrement des pratiques, quand l’autre parle de dépendance de plus en plus grande par rapport aux autorités à qui il faut en permanence rendre des comptes : « Moi j’ai l’impression quand même que c’est de plus en plus qu’ils resserrent et puis qu’ils nous, y’a le contrôle, y’a les choses administratives » (annexe 5, ens.2, p. 202).

Dans cette perspective, la contrainte semble donc être appréhendée comme étant réductrice par rapport à ce que l’enseignant peut construire dans une part de liberté qui semble ici se rétrécir à vue d’œil. Cette contrainte perçue comme imposante et paralysante conduit à la construction d’une image « technicisée » de l’enseignant et de l’enseignement, rétrogradant ainsi le praticien au statut de simple exécutant.

Si cette image rassure peut-être l’enseignant débutant, elle conduit en revanche l’enseignant chevronné à se poser beaucoup de questions quant à l’évolution de son métier, craignant notamment que celui-ci ne tende à l’uniformisation et donc à l’effacement progressif de la singularité de chacun des enseignants : « y’a une perte d’indépendance […] de liberté […] avant tu pouvais enseigner puis tu, tu faisais avec bon sens ce qui te semblait correct. Maintenant pour tout et rien tu dois demander l’autorisation […] bientôt on fera plus rien de son propre chef » (annexe 5, ens.3, p. 202).

· La contrainte : génératrice d’évolution ?

Parallèlement à cela, deux enseignants reconnaissent tout de même les aspects positifs qui peuvent être remarqués en lien avec la contrainte. L’un d’entre eux mentionne le fait qu’au départ, l’introduction d’une contrainte supplémentaire liée à un changement n’est que rarement vécue de manière positive par les praticiens. En effet, le fondement même de l’innovation n’est autre que la transformation, et c’est bien souvent cette transformation qui inquiète, bouleverse et peut même être parfois être considérée comme menaçante (Monetti, 2002). Par conséquent, les aspects positifs d’une telle introduction ne sont bien souvent dégagés qu’après son introduction et sa pratique sur le terrain : « Y’a des aspects positifs simplement des fois on a de la peine à l’admettre tout de suite, des fois on s’en rend compte plus tard » (annexe 5, ens.3, p. 201).Pour exemplifier cela, un des enseignants interrogés évoque l’évolution remarquable qui a eu lieu par rapport à l’évaluation. Au départ, l’obligation de mettre des seuils de réussite, des barèmes, des

Laura GOSTELI | Septembre 2013 79

critères n’était envisagé que comme une contrainte supplémentaire qui n’allait rien apporter de bénéfique à la pratique des enseignants. Puis, avec le temps et la pratique des évaluations sous cette forme, la comparaison entre l’avant et l’après est sans appel :

«mes évaluations sont meilleures maintenant qu’à l’époque grâce à ces petits carcans»

(annexe 5, ens.3, p. 200).

Ainsi et comme nous l’avons déjà envisagé dans notre cadrage conceptuel, la contrainte, si elle n’est pas niée dans sa forme imposante, reste tout de même pensée par certains comme pouvant être à l’origine d’un renouvellement dans les pratiques. Dès lors, elle n’est plus un obstacle à la construction de soi, mais bien une source de stimulation, un moteur à l’avancée des pratiques : « C’est des contraintes mais alors c’est stimulant parce que ça nous oblige à se renouveler à faire des choses dans notre métier » (annexe 5, ens.1, p.

201).

4.5.2 Présentation et analyse des données du second groupe

· La contrainte : vers la perte de la singularité de chacun ?

En ce qui concerne cet échantillon, l’ensemble des sujets rebondissent sur le fait que la profession est de plus en plus normalisée, avec une place de plus en plus réduite laissée à leur identité propre : « effectivement on est beaucoup plus calibrés. Ca a du bon et ça a du moins bon forcément. […] peut-être que la personnalité de chacun est un petit peu moins mise en avant » (annexe 6, ens.1, p…). Tous se rassemblent donc autour de l’idée qu’il y a un resserrement des pratiques, un contrôle de plus en plus important, une forme de pression à la conformité. Ces éléments sont donc en totale adéquation avec ce qui a été développé par le premier groupe. Nous nous sommes précédemment posé la question de savoir si la liberté dépendait du degré dans lequel les praticiens travaillaient. Il semble que pour la contrainte, la question ne se pose pas. Elle est présente partout et ce dès les premières années scolaires, années d’enseignement pour lesquelles des moyens d’enseignement communs ont été imposés.

Inutile de dire que la contrainte, tout comme pour certains enseignants du premier groupe, est ici perçue comme étant paralysante du point de vue de l’investissement personnel de la profession, enfermant petit à petit l’enseignant dans une liste de tâches à exécuter : « on sent une sorte de pression institutionnelle, hiérarchique, ou faut avoir fait si, il faut avoir fait ça » (annexe 6, ens.2, p. 249).

· La contrainte : génératrice d’évolution ?

En lien avec les aspects positifs qui peuvent être liés à la contrainte, notre second échantillon s’est exprimé sur deux dimensions différentes, à chaque fois partagées par l’ensemble ou presque des membres de l’échantillon.

La première tendance est assez originale puisqu’elle n’est pas vraiment développée par le premier échantillon. La contrainte y est exposée comme étant rassurante, que ce soit en début ou en fin de carrière. A titre d’exemple, un enseignant de division élémentaire s’exprime sur l’introduction de marches à suivre très précises concernant les nouveaux moyens d’enseignement/apprentissage de la lecture, et semble être partagé entre deux points de vue. D’un côté le respect de ces marches à suivre réduit la liberté et la « touche personnelle » qu’il aurait envie d’apposer dans cet enseignement, et de l’autre, le fait d’avoir une sorte de guide semble être rassurant. Par rapport à cette première dimension, on retrouve bien l’idée défendue par Monetti (2002) et qui est la suivante : l’innovation permet d’avancer mais cette avancée fait parfois peur dans le sens où elle peut remettre énormément de choses en cause, même celles dont on pensait qu’elles étaient stables et construites. Par conséquent, plus l’introduction des changements serait « balisée », moins elle serait source d’angoisse pour ceux qui y sont réfractaires au départ.

La seconde tendance renforce la perception de la contrainte comme étant une forme de garantie d’une égalité de traitement vis-à-vis des élèves. Pour ceux qui défendent ce point de vue, le contrôle ou la contrainte plus généralement, permettent de garantir que les enseignants suivent bien tous le même chemin. Un enseignant dénonce d’ailleurs à ce sujet ce qui est à la fois une dérive et une limite de l’effet de la contrainte dans le monde de l’enseignement. En effet et comme il le mentionne si bien, si la tendance est à l’uniformisation que ce soit pour atteindre une forme d’équité ou que ce soit dans n’importe quelle autre visée, les enseignants ne pourront jamais se ressembler trait pour trait puisqu’ils sont tous fondamentalement différents : « La direction et le DIP, ils aimeraient qu’on se ressemble tous. En fait je peux comprendre ça, ils veulent une équité de traitement pour les élèves. Pour eux, l’équité ça veut dire on rend les choses plus normatives, on rigidifie puis comme ça chaque élève va recevoir la même chose, et puis il n’y aura pas de disparités entre écoles et puis entre enseignants. Mais je reviens au métier de l’humain, c’est pas possible […] on a notre personnalité qui fait que » (annexe 6, ens.3, p. 247-248). Par cette réflexion, le sujet répond ainsi aux angoisses qui ont été exprimées par une partie des membres du premier échantillon concernant l’évolution de la profession.

Laura GOSTELI | Septembre 2013 81

4.5.3 Synthèse

Tout comme cela a été le cas pour la liberté, la contrainte semble donc être un élément omniprésent dans la pratique quotidienne du métier d’enseignant. Dans le rapport à cette composante du métier, il nous semble pouvoir dégager deux grandes tendances, l’une étant commune à tous et l’autre relative à seulement un de nos échantillons. Nous relions ici ce constat à un des effets de notre recherche. En effet, nous pensons qu’en amenant des enseignants à réagir sur les propos tenus par d’autres, ces derniers sont peut-être plus à même de discuter, de questionner et d’approfondir des thématiques parfois traitées trop

« en surface » par les membres du premier groupe.

Le premier rapport qui s’exprime à la contrainte est celui qui nous vient tous à l’esprit le premier. La contrainte enferme, réduit la liberté, resserre, et donne parfois l’impression que les enseignants ne sont que de simples exécutants.

Le second rapport serait donc aussi facile à penser sous la forme suivante : la contrainte rassure, c’est un guide qui permet de garantir ce qui est fait quotidiennement par l’enseignant avec ses élèves. Dans ce cas, la contrainte resterait donc perçue positivement bien qu’engendrant le risque de la perte d’une forme de singularité du côté des enseignants. Cependant et au vu de ce que nous avons pu analyser, nous souhaitons mettre ici en lumière la construction d’un rapport beaucoup plus subtil à la contrainte, rapport qui vise à se servir de la contrainte pour faire avancer sa profession, pour se renouveler, aller de l’avant. Etrangement, la contrainte prend tout à coup un autre visage assez inattendu : celui de générateur de liberté. Plus la contrainte est importante, plus la recherche de solutions pour intégrer cette contrainte à la pratique sans qu’elle la bouleverse, est grande.

Se laisser écraser par une contrainte de plus en plus grande en prenant le risque d’être renié dans sa singularité, ou travailler avec la contrainte en recherchant des solutions, des ouvertures ? Voici les deux options qui nous semblent actuellement s’offrir aux enseignants.