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Chapitre 4  : Problématique de recherche

4.1 P ROBLEMATIQUE DE RECHERCHE

Nous partons d’un constat élémentaire sur la réalité professorale : il s’agit d’enseigner un certain « contenu » dicté par les instructions officielles, et de faire atteindre par les élèves des objectifs qui sont proposés et relatifs à ce qu’ils doivent pouvoir faire avec ce contenu. Pour accomplir cette tâche « d’enseignement », le professeur a besoin que ses élèves − du moins, une partie d’entre eux − possèdent un certain répertoire, disons « conceptuel », sur les notions et les manières de faire préalables au contenu à enseigner. Modélisons ce constat à partir des outils théoriques dont on dispose en Didactique.

Comment peut-on penser, c’est-à-dire modéliser, la réalisation de l’intention didactique ? Depuis le début de la didactique, cette réalisation a été modélisée à travers l’étude de la formation et du fonctionnement des systèmes didactiques :

Un grupo de estudiantes que busca en una obra matemática respuestas a ciertas cuestiones puede pedir ayuda a un director de estudio: se constituye de esta forma un sistema didáctico, formado en primera instancia por las cuestiones matemáticas (o la obra matemática que da respuesta a dichas cuestiones), los estudiantes y el director de estudios (Chevallard, Bosch et Gascón, 1997, p. 197)

Pour que ces systèmes fonctionnent, Chevallard (1992) souligne qu’« il faut qu’à chaque instant […] il existe un ensemble d’objets institutionnels qui, pour les sujets du système didactique, aillent de soi » (p. 94). En d’autres termes, il est nécessaire qu’un milieu existe. Dans ce qui suit, ce que nous appelons « milieu » se rapporte à une notion plus large que celle donnée par Brousseau qui le réfère à un milieu antagoniste dénué d’intentions et capable de rétroagir. Un de ces milieux au sens large est désigné sous le terme de mmiilliieeuu ppoouurr

l

l’’eennsseeiiggnneemmeennt : « […] le professeur doit pouvoir porter à la connaissance de la classe les t

savoirs et savoir-faire anciens qu’elle aura à mobiliser, les « garder présents à l’esprit » » (Matheron et Salin, 2002, p. 63). Ces « savoirs et savoir-faire » auxquels les auteurs font référence, sont donc un « ensemble de souvenirs de notions jugées communes à un nombre suffisant d’élèves ». En d’autres termes, ils définissent une « référence commune » et officielle pour les positions occupées par les sujets de la classe : les élèves et le professeur. Remarquons que l’établissement de cette référence est une nécessité pour la pérennisation de la relation didactique. Ceci car le fait de montrer que « tous » les sujets partagent un même « répertoire conceptuel » implique que l’étude peut s’engager d’une manière collective : « l’intention d’enseigner rencontre l’intention d’apprendre » (Mercier, 1992).

Une des spécificités des éléments de la « référence commune » est donc la stabilité sous laquelle ils apparaissent pour les sujets de la classe. Ainsi, Chevallard (1992) définit-il de la manière suivante, un milieu institutionnel (voir paragraphe 2.3) dont notamment, le milieu pour l’enseignement fait partie :

On nomme mmiilliieeuuiinnssttiittuuttiioonnnneel lrelatif à I au temps t, et on note MI(t), l’ensemble des

couples (O,RI(O,t)) « stables » au temps t. Les éléments (O, RI(O, t)) qui constituent le milieu − les éléments « stables » − sont ceux qui subjectivement, c’est-à-dire pour les sujets de l’institution I, apparaissent comme allant de soi, transparents, non

problématiques.

En d’autres termes, le milieu institutionnel est composé par des objets du passé didactique des élèves. Sa constitution exige un travail de mémoire des sujets de l’institution.

Nous pouvons expliciter les fonctions du milieu à partir de l’analyse que Matheron (2000) a menée sur la discussion du terme « d’arrière-fond » établi par Taylor (1995). D’après le premier auteur, la notion de milieu en didactique, rejoint celle d’«arrière-fond », ce terme renvoyant à trois fonctions : permettre de formuler des raisons et des explications si l’on nous met au défi de les donner, permettre de trouver du sens aux choses et aux actions et servir de base à une formulation nouvelle.

Ces fonctions qu’on reconnaît aussi à la charge du milieu, Matheron les identifie dans les pratiques relatives à l’étude des mathématiques. Il explique :

Cette « base à une formulation nouvelle » est bien la dimension indispensable à la compréhension d’une nouvelle pratique mathématique, que l’institution veut faire étudier, et qui va incorporer des objets de savoirs nouveaux, à côté d’anciens qui constituent « l’arrière- fond » [le milieu]. En retour, cet « arrière-fond » [ce milieu] va fabriquer « le sens » de ces nouveaux objets, en servant de base à laquelle se référer pour évaluer ce qu’ils apportent de nouveau dans des nouvelles pratiques (Matheron, 2000, p. 109)

Ainsi, une des raisons pour laquelle le professeur doit gérer la mémoire de la classe, réside dans la nécessité d’aménager l’« arrière-fond » qui constituera la référence commune : savoirs anciens qui fabriquent « le sens » des nouveaux objets.

Comment nous l’avon dit, d’après Chevallard (1992), le fonctionnement des systèmes didactiques a besoin d’un ensemble d’objets et de rapports aux objets qui soient stables pour les sujets de I à un certain moment. Or, cet ensemble n’est pas statique : il change au fur et à mesure que les systèmes didactiques évoluent. Selon l’instant t où la classe se trouve et pour

pouvoir mener à bien son projet d’enseignement, le professeur se doit de gérer la réactivation de certains souvenirs ; mais il doit également « masquer » l’existence d’autres. Cela afin d’articuler − voire de confronter − les objets de savoir déjà connus à ceux pour l’étude actuelle :

Certains des éléments du milieu vont être déstabilisés et cesseront momentanément d’appartenir au milieu, avant de s’y restabiliser ensuite, dans une organisation économiquement et écologiquement différente (Chevallard, 1992, p. 95)

Il s’agit donc d’une dynamique des milieux qui sont en constant mouvement : un processus de « mésogenèse » évolutive. Mais, à certains moments, comme nous l’avons dit, cette dynamique présente pour les sujets de la classe des éléments qui deviennent à leurs yeux temporairement statiques. En d’autres termes, certains des éléments de l’univers cognitif52 de la classe se stabilisent pour contribuer à définir une référence commune à partir de laquelle les nouveaux savoirs pourront être construits.

La gestion mémorielle apparaît alors comme une des tâches didactiques que doit accomplir le professeur pour parvenir à l’élaboration partagée de connaissances mathématiques. Il s’agit, tout au long du processus de l’étude, de réactiver les objets nécessaires de l’univers cognitif de la classe pour la constitution des milieux. Mais il s’agit aussi de gérer la réactivation de certains objets et rapports aux objets de l’univers cognitif de la classe, qui ne seront pas forcément stabilisés lors de l’étude. Ils peuvent être simplement convoqués pour appuyer le projet d’enseignement du professeur, et non exigés d’être « gardés présents à l’esprit » plus longtemps, par exemple, que la durée d’une séance. Nous nous référons aux objets qui font partie d’une mémoire officielle de la classe, mais qui n’intégreront pas la mémoire institutionnelle (voir paragraphe 1.2.5). La réactivation de ces types d’objets et de rapports aux objets concerne aussi la gestion mémorielle que le professeur doit mener. Nous formulons donc une première question à laquelle nous essaierons de répondre par la suite :

Q Quueeffaaiittlleepprrooffeesssseeuurrppoouurrrrééaaccttiivveerrlleessoobbjjeettsseettlleessrraappppoorrttssaauuxxoobbjjeettssddeell’’uunniivveerrss c cooggnniittiiffddeellaaccllaassssee??EEnndd’’aauuttrreesstteerrmmeess,,ccoommmmeennttll’’eennsseeiiggnnaannttggèèrree--tt--iillllaamméémmooiirree d diiddaaccttiiqquueeddeellaaccllaassssee??

Comme nous l’avons indiqué auparavant, la constitution d’un milieu est un pré-requis pour le fonctionnement des systèmes didactiques. Or, une telle constitution de milieux a lieu au sein d’institutions caractérisées en TAD de la manière suivante :

Une iinnssttiittuuttiioonn I est un dispositif social « total », qui peut certes n’avoir qu’une extension très réduite dans l’espace social (il existe des « micro-institutions »), mais qui permet – et impose – à ses sujets […], la mise en jeu de manières de faire et de

penser propres.

Il s’agit donc d’un dispositif pour lequel les « manières de faire et de penser » sont imposées aux sujets et aux constructions institutionnelles. En d’autres termes, la constitution du milieu et de la mémoire de la classe est régulée par l’institution. Or, comment l’institution organise-t- elle « la mémoire » de ses sujets ? Nous trouvons des éléments de réponse à cette question dans l’étude anthropologique de Douglas (1999) sur « Comment pensent les institutions ? ». L’auteur présente et discute deux principes dont les institutions se servent pour réguler la mémoire de leurs membres : le principe d’identification et le principe de cohérence institutionnelle. Le premier est souligné par Corcuff (1995 ; cité par Matheron 2000) exposant le travail de Douglas53 (1986) :

Si les individus construisent collectivement les institutions et les classifications qui leur sont associées, celles-ci leur donnent donc en retour des principes d’identification qui vont leur permettre de se penser et de penser le monde (p.55)

Le début de la citation évoque la définition d’une institution que nous avions donnée plus haut : un dispositif social « total », en d’autres termes un groupement social légitimé. De cette manière, à travers la reconnaissance de cette légitimité par les membres de l’institution, celle- ci leur fournit en retour des « principes d’identification » : des points de référence qui permettent aux sujets de classer ou d’identifier certains objets.

Voyons un exemple pour l’enseignement des mathématiques qui est l’objet de ce travail. Dans deux des classes observées au Costa Rica, le professeur donnait de longues listes d’exercices d’application pour travailler la technique relative à un type de tâches. Ces listes sont considérées par les élèves − et dans certains cas nous dirons aussi par l’enseignant − comme la principale référence pour effectuer des révisions pour les contrôles. La désignation de la

53

Il s’agit de la première édition traduite en français : Ainsi pensent les institutions, de Douglas, 1986, utilisée par Matheron 2000. Nous avons eu comme référence première l’édition de 1999.

nécessité de « vérifier que l’on a tout compris » devient un « principe d’identification », donné par l’institution au sein de laquelle certains élèves bien assujettis se placent, pour « se penser et penser le monde » des contrôles, à travers l’objet « liste d’exercices ». C’est donc grâce à la « réalisation des listes » que les sujets s’identifient comme « étant au point pour passer le contrôle ».

Or, les principes d’identification fournis par l’institution sont déterminés dialectiquement par les « manières de faire et de penser » qu’elle impose. Dans ce sens, Douglas (1999) précise les effets mémoriels du principe de cohérence institutionnelle :

Les institutions dirigent de façon systématique la mémoire individuelle et canalisent nos perceptions vers des formes compatibles avec le type de relations qu’elles autorisent (p. 84)

L’auteur explique ainsi, que les institutions créent des « zones d’ombre » qui ne sont ni observées ni questionnées par leurs sujets. Mais en même temps, il existe des « zones de lumière », dirons-nous, qui exposent des détails faciles à distinguer, et donc reconnus par leurs sujets comme étant compatibles avec les « manières de faire et de penser » à un moment donné. Ce faisant, le principe de cohérence institutionnelle établit que « les pratiques non conformes à la raison d’être d’une institution sont rejetées par cette dernière » ; et donc aussi les souvenirs qui sont associés ou permettent la réalisation de ces pratiques non conformes. Voyons un exemple de rejet de pratiques non conformes à la raison d’être d’un système didactique à un certain moment du temps de la

classe. Il s’agit de l’étude de la « formule générale », dans certaines des classes observées au Costa Rica. Les élèves étudient la technique de « completar cuadrados » (voir la figure ci- contre) pour résoudre une équation du second degré. Au bout de quelques séances, cette technique devra être oubliée une fois apprise la formule générale, en raison du « principe de cohérence institutionnelle ». C’est-à-dire qu’à partir d’un certain moment du défilement du temps didactique, le professeur attendra de ses élèves la mise en œuvre de la technique la plus

économique − au niveau des calculs et des pas à accomplir ; voir la figure ci-dessous. 2x² +3x − 5 = 0 x² + 3 2 x − 5 2 = 0 x² +2 3 4 ⋅ x + 9 9 5 1 6 − 1 6 − 2 = 0 2 3 4 9 4 1 6 x+ ⎜ ⎟ ⎝ ⎠ = 0 3 7 3 7 4 4 4 4 x x+ ⎞ ⎛ + + ⎞ ⎜ ⎟ ⎜ ⎟ ⎝ ⎠ ⎝ ⎠ = 0 x1 =1 , x2 = 5 2 −

Figure 11 : Application de la technique de « completar cuadrados »

Les points exposés ci-dessus peuvent être résumés, en suivant Douglas (1999), de la manière suivante :

Toute institution se met […] à organiser la mémoire de ses membres ; elle les force à oublier des expériences incompatibles avec l’image vertueuse qu’elle donne d’elle-même, et elle leur rappelle des événements qui soutiennent une vision du monde complémentaire de la sienne (p. 128)

Ainsi, comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent, et lorsqu’il s’agit d’institutions didactiques scolaires, la mémoire des membres de l’institution est organisée à partir des assujettissements que l’institution-classe impose à ses sujets. De tels assujettissements peuvent être de nature extérieure ou intérieure à la classe. Par exemple, l’étude du processus de transposition didactique d’un savoir peut rendre compte des assujettissements extérieurs auxquels est soumise une institution pour l’enseignement de ce savoir, et provenant des instructions officielles, du savoir savant, des manuels utilisés pour guider une partie de l’étude, etc. Ou bien, elle peut rendre compte d’assujettissements intérieurs comme le ‘niveau’ des élèves ou le temps scolaire.

Nous postulons que certains des assujettissements imposés dans l’institution peuvent être analysés à partir de plusieurs outils didactiques : l’organisation de l’étude dans la classe (voir paragraphe 2.1.4), les modèles épistémologiques dominants pour l’activité mathématique (voir paragraphe 2.1.5) et, notamment, par les contrats didactiques instaurés lors de la relation didactique (voir paragraphe 2.2).

Or, ces assujettissements influent sur les rapports que les membres de l’institution établissent aux objets des milieux. Ils influent aussi sur la gestion que l’enseignant fait de cette mémoire, c’est-à-dire sur la réactivation54 de certains objets et de certains rapports aux objets de l’univers cognitif de la classe. Dans ce sens, une deuxième question se pose :

54

Remarquons que le mot « réactivation » dans ce travail, n’est pas employé au sens d’une « récupération ou restauration d’information ». Mais plutôt dans le sens d’une « reconstruction » du passé à partir d’une activité

rationnelle influencée par les conditions actuelles, c’est-à-dire par le présent.

2x² +3x − 5 = 0 Δ = 9− 4⋅2⋅−5 = 49 ; Δ =7 3 7 4 x = − ± ⇒ x1 =1 , x2 = 5 2 −

Q

Quueelllleessccaarraaccttéérriissttiiqquueessddeellaavviieeiinnssttiittuuttiioonnnneelllleedd’’uunneeccllaasssseeoonnttddeesseeffffeettssssuurrllaaggeessttiioonn p

paarrlleepprrooffeesssseeuurrddeellaamméémmooiirreeddeellaaccllaassssee??

En ce point de notre exposé, nous pouvons trouver des éléments de réponses aux deux questions posées à partir du concept de cadres sociaux de la mémoire étudiés par M. Halbwachs (1925 & 1994). Partons d’un exemple pour aborder certaines des thèses de ce sociologue :

On demande à deux personnes de se souvenir de quelque chose qui s’est passé pour elles il y a six ans, dix ans ou vingt ans. Voici la transcription de l’enregistrement de la réponse de ces deux personnes (F qui a 22 ans et M qui a 52 ans) alors qu’elles cherchent à accomplir cette tâche :

- F : Il y a six ans …, il y a six ans j’avais… j’avais 16 ans, donc j’étais en première. Donc là forcement je me suis rappelée par rapport à l’école, je vais raconter un souvenir de classe. J’sais pas… je me rappelle de la salle de classe où j’étais au cours de Français avec ma copine Camille. Voilà, sinon… des souvenirs de première… ben j’en ai plein (des rires) je faisais beaucoup de bêtises avec des copines… donc je sais pas… (des rires) on faisait des tours de brouette […]

- M : Six ans… bon par exemple… quand j’ai commencé à créer le travail que je fais aujourd’hui. Bon c’était il y a dix ans. C’était, j’étais au chômage… je cherchais à faire quelque chose de nouveau. Bon c’était pas vraiment que j’étais au chômage, je travaillais au

Ministère de l’Agriculture, j’essayais d’avoir un emploi différent […]

- M : Il y a vingt ans… ! Ben… par exemple… quand j’allais à la Fac. Et ben… quand j’allais à la Fac… je me vois comme… la manière dont j’étais habillé. J’avais des chemises blanches que j’achetais aux puces, avec plein des dentelles. J’avais des chaussures qu’on appelait des « clarks » […]

Avant d’arriver à la description plus détaillée du souvenir (« de tour de brouette […] » pour F, l’emploi cherché par M ou ses habits), les récits de F et M montrent l’usage de différents points de référence qui sont, eux aussi, des souvenirs : le temps (« j’avais 16 ans », « j’étais en première », « bon c’était il y a dix ans »), l’espace (« la salle de classe », « la Fac », au « aux puces »), le groupe dont elles faisaient partie (« cours de Français », « avec des copines », « travaillais au Ministère de l’Agriculture »). C’est précisément la recherche des éléments qui, dans plusieurs contextes sociaux permettent la construction de la mémoire, qui a amené Halbwachs à l’élaboration des Cadres sociaux de la mémoire.

Du point de vue de l’auteur, la mémoire est un fait et un processus collectifs, aussi bien au niveau du stockage des faits − d’expériences, de connaissances, etc. − qu’au niveau de l’évocation des événements du passé. Ainsi, existe-t-il des points de référence, les cadres, qui sont de nature sociale, qui forment un système global de repérage du passé, en permettant la remémoration individuelle et collective (Huici, 2000). C’est-à-dire :

« les cadres sociaux sont des systèmes de logique, de sens, de chronologie, de topographie qui anticipent le souvenir, créent pour lui « un système général du passé » appelant le rôle et la place du souvenir particulier » (Halbwachs, 1994, p.325)

Ils sont, eux-mêmes, faits de souvenirs « stables et dominants », ainsi que des chaînes d’idées et de jugements qui organisent le sens d’un souvenir lié à un groupe social.

Remarquons que les éléments présentés par Halbwachs pour définir les cadres de la mémoire sont assez englobants, de telle sorte que cela donne à la notion de « cadre », un certain degré d’ambiguïté ou, au moins, un sens assez large : presque tout peut être un élément des cadres sociaux de la mémoire. Cependant, leur fonction nous semble davantage précise : ils servent de repérage du passé en anticipant les souvenirs. Voici quelques exemples donnés par l’auteur pour illustrer le fonctionnement des cadres.

Les cadres peuvent être de nature différente : ceux de nature générale, qui sont le langage, le temps et l’espace, et d’autres de nature spécifique, comme la famille, la religion, les classes sociales, les musiciens, les géomètres, etc.

Le premier cadre de la mémoire auquel Halbwachs fait allusion est celui du langage. Il le présente à partir de ses analyses de récits de rêves :

Sans doute, il doit y avoir un grand nombre de notions communes au rêve et à la veille. S’il n’existait aucune communication entre ces deux mondes, si l’esprit ne disposait pas des mêmes instruments pour comprendre ce qu’il aperçoit dans l’un et dans l’autre […] il ne donnerait pas aux objets, aux personnes et aux situations à peu près les mêmes noms, il ne leur prêterait pas le même sens que lorsqu’il les rencontre pendant la veille, et il ne serait pas en mesure de raconter ses songes (Halbwachs, 1994, p. 40)

D’après Halbwachs, les mots ou plutôt le langage, supposent non pas un homme, mais un groupe d’hommes associés. Derrière la suite des mots articulés, explique-t-il, une suite d’actes de compréhension s’est construite. C’est avant tout, grâce au sens commun des mots (nous dirons, en général, des gestes langagiers) que nous arrivons à nous faire comprendre.

Les cadres temporaires, deuxième type de cadre général que l’auteur expose, sont composés des faits socialement significatifs considérés comme associés au temps. C’est le cas des fêtes nationales, des anniversaires, des décès, des dates de changement de saison, etc., qui fonctionnent comme des points de référence auxquels on peut s’adresser pour reconstruire les souvenirs. Dans les extraits que nous avons donnés plus haut, « quand j’avais 16 ans », « j’étais en première », sont des exemples d’éléments du cadre temporel qui appuient le souvenir de F.

Le troisième type de cadres correspond aux cadres spatiaux de la mémoire collective55. Ils sont formés à partir des lieux, des constructions et des objets avec lesquels on a vécu, et en lesquels on a déposé la mémoire des groupes dont on a fait partie. Par exemple, imaginons un père qui joue au football avec ses enfants ; il pourrait sans doute facilement reconstruire le souvenir de certains matchs qu’il a joué avec ses anciens amis, et probablement ces souvenirs (ou d’autres associés à la pratique actuelle) « reviendront » de manière non intentionnelle.