• Aucun résultat trouvé

LE PÉTROLE

Dans le document LISTE DES CARTES, GRAPHIQUES ET IMAGES (Page 141-148)

Le pétrole est une matière première centrale dans l'économie internationale. Sa production couvre 40 % des besoins énergétiques de la planète. Cette impor-tance a donné très tôt une dimension mondiale à l'in-dustrie du pétrole, dans laquelle l'Afrique a été tardive-ment intégrée (v. Mondialisations). Mais les crises répétées du Moyen-Orient placent aujourd'hui le conti-nent africain dans une position stratégique. Pour la plupart plus proches des principaux centres de consom-mation (Europe, Amérique du Nord) que le Moyen-Orient et proposant des cadres juridiques favorables aux grands groupes pétroliers, les pays africains producteurs de pétrole retrouvent une place dans les enjeux géopoli-tiques que la fin de la guerre froide avait déplacés hors du continent. Pourtant, ce qui aurait pu être une chance pour les sociétés africaines s'avère être une nouvelle source de conflits. L'extrême concentration du secteur pétrolier organisé dans des réseaux transnationaux a des incidences négatives sur les territoires nationaux et locaux. L'inscription de l'Afrique dans la mondialisa-tion ne se fait pas, en ce sens, à travers l'intégramondialisa-tion de territoires dans une société-monde, mais davantage par le biais de réseaux connectés à des ressources (et donc des enjeux) extrêmement ciblées.

Les réseaux du pétrole en Afrique

LeMoyen-Orient est la principale zone de produc-tion de pétrole dans le monde. En comparaison, l'Afrique est relativement marginale dans ce secteur d'activité. Mais la création de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, la crise pétro-lière des années soixante-dix et les deux guerres du Golfe en 1991 et 2003 vont amener les Européens et les Américains à diversifier leurs sources d'approvisionne-ment. L'Afrique est à ce titre une région secondaire en termes de réserves et de capacités de production, mais elle est devenue stratégique dans les réseaux de commercialisation. La production totale du continent

représente 10%du total mondial (soit 7,8 millions de barils par jour) et ses réserves prouvées s'élèvent à 77 milliards de barils (sur un total de l 050 milliards).

Les États-Unis, principaux importateurs de pétrole dans le monde, envisagent de faire passer de 15 à 25%leurs importations en provenance d'Afrique d'ici dix ans.

La production pétrolière africaine est relativement récente. Les plus gros producteurs commencent à mettre en place une industrie d'exploitation dans les années cinquante (Algérie, Gabon, Angola, Congo) et soixante (Libye et Nigeria), et des pays avec des réser-ves moins importantes se sont ces dernières années lancés dans la production de "l'or noir". Aujourd'hui, les sites de production sur le continent se concentrent sur deux régions. L'Afrique du Nord (Algérie, Libye et Égypte) avec des réserves estimées à 42 milliards de barils et les pays côtiers du golfe de Guinée (Nigeria, Angola, Congo, Gabon, Guinée équatoriale) dont les sédiments abritent 34 milliards de barils [FAVENNEC et COPINscm, 2003J.

Production et exportationdupétrole en Afrique (2001)

Production Part du pétrole (barils par jour) dans les exportations

Nigeria 2 240 000 95%

Algérie l 450 000 95%

Libye l 438 000 98 %

Angola 742 000 90%

Égypte 713 000 40%

Gabon 302 000 80%

Congo 262 000 90%

Soudan 273 000 40%

Guinée équat. 181 000 86,6%

Source: [FAvENNEc et COPINSCHI, 2003J.

Le pétrole est une ressource vitale pour les pays producteurs, mais davantage comme produit d'exporta-tion que pour une consommad'exporta-tion nad'exporta-tionale. L'Afrique ne consomme que 3%du pétrole produit dans le monde mais pèse plus de 15%des exportations mondiales.À

l'exception de l'Égypte, qui consomme 80 % de sa production, la consommation intérieure s'élève à 13% de la production nationale pour les trois plus gros producteurs (Nigeria, Libye et Algérie) et ne dépasse pas 5%dans les autres pays. De la même manière, l'in-dustrie de raffinage est peu développée en Afrique.

Seuls l'Égypte, l'Algérie, l'Afrique du Sud et le Nigeria ont de véritables complexes de raffineries (qui ne repré-sentent cependant que 2,5 %de la capacité mondiale).

Le pétrole représente néanmoins la source d'énergie la plus utilisée en Afrique (après le bois) car il répond davantage que d'autres ressources énergétiques (notam-ment par sa facilité de transport par rapport au charbon) à des faibles taux de consommation dispersés sur de grands territoires présentant des faibles densités de population. L'Afrique, avec 26 habitants au kilomètre carré, a une consommation énergétique de 291 millions de tonnes équivalent pétrole, dont 40 % sont tirées du pétrole. Cette consommation repose à la fois sur une étatisation et une "informalisation" de la commerciali-sation des biens raffinés. Dans la plupart des pays, l'im-portation et/ou la distribution des produits dépend d'une société d'État monopolistique, mais l'inégale réparti-tion des ressources pétrolières et des capacités de raffi-nage sur le continent, ainsi que le jeu du différentiel monétaire entre les pays, favorisent le développement d'un marché informel* parallèle, établi préférentielle-ment sur les frontières. Les routes frontalières sont alors les lieux du déploiement de postes de vente rudimentai-res : une planche de bois supporte des cubitainers dans lesquels les revendeurs détaillent les produits pétroliers.

C'est le cas, par exemple, de la région sud-tunisienne de Ben Guerdane aux frontières de la Libye, le long de la route Tripoli-Medenine. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, du fait de l'effondrement du naira (monnaie nigériane), les produits raffinés nigérians étaient intégrés dans un trafic informel transfrontalier qui incluait tous les pays limitrophes (Bénin, Niger, Tchad, Cameroun) et s'étendait même au-delà (Mali, Burkina Faso). En 1992, le prix du litre-'d'essence nigé-rian valait l'équivalent de 8,4 francs CFA (v.) au Nigeria, contre 170 au Bénin, par exemple, et la

SONACOP (la société d'État chargée de l'importation et de la distribution du pétrole raffmé) estimait que 80 % de la consommation béninoise d'hydrocarbures étaient assurés par le marché parallèle alimenté par le secteur informel

*

lié aux importations frauduleuses de produits pétroliers depuis le Nigeria. Cette situation économiquement délicate pour l'État nigérian (du fait de la politique de subvention des hydrocarbures) avait conduit ce demier à créer une Border Zone de 20km établie sur tout le pourtour du pays dans laquelle l'ins-tallation de stations services était interdite.

Par ailleurs, l'industrie d'exploration et de produc-tion du pétrole nécessite de lourds investissements, ce qui justifie que les États interviennent directement dans l'industrie du secteur et traitent avec de grands groupes industriels, seuls capables de mettre en place les infras-tructures nécessaires à la production. Ces hauts niveaux d'investissement et cette dépendance vis-à-vis de cent-res de consommation extérieurs au continent ont struc-turé de manière spécifique le secteur pétrolier depuis la période coloniale.

L'exploration et la production pétrolière qui commencent en Afrique au milieu du

xx

e siècle sont mises en place et contrôlées par des grandes entreprises occidentales (notamment les Américains ChevronTexacco, ExxonMobil, les Britanniques Shell et BP, le Français EIt). Les deux pays arabes membres de l'OPEP (Algérie et Libye) procèdent à la nationali-sation de leurs industries pétrolières au cours des années soixante-dix, mais aucune nationalisation n'est mise en place au sud du Sahara (à l'exception de la nationalisation des actifs de BP au Nigeria en 1979 décidé pour des raisons de politique étrangère). La situation actuelle est donc relativement proche d'un pays à l'autre en Afrique subsaharienne, avec une industrie contrôlée par les majors, qui opèrent soit à travers des associations avec des compagnies nationales (joint-ventures), soit par l'intermédiaire de contrats de partage de production (CPP) dans lesquels la société étrangère reverse une part de ses revenus à l'État. Des entreprises internationales moins importantes sont

également présentes, généralement dans l'exploration de nouveaux gisements et dans les petits pays produc-teurs (Tchad, Soudan, Côte-d'Ivoire, Ghana, Guinée équatoriale). L'entreprise américaine Conoco est par exemple à l'origine des découvertes récentes de gise-ments dans le Sud du Tchad ; et la société nationale malaisienne Petronas fait partie du consortium qui commence à exporter le pétrole tchadien par oléoduc jusqu'aux terminaux camerounais.

Dans les principaux pays producteurs, les majors restent néanmoins les maîtres d'œuvre du secteur pétro-lier où elles constituent des entités plus vieilles que les États issus de la période des indépendances. Au Nigeria, par exemple, la compagnie anglo-néerlandaise Shell, présente dans le delta du Niger depuis 1937, contrôle aujourd'hui plus de la moitié de la production à travers un joint-venture avec la compagnie nationale NNPC (Nigeria National Petroleum Corporation). Dans des formes proches, la compagnie française Elf (priva-tisée depuis 1994 et absorbée dans le groupe Total depuis 1999) est active depuis les années soixante dans la majorité des pays pétroliers du golfe de Guinée. Les intérêts en jeu sont énormes, aussi bien pour les États africains qui ont construit leur rente sur le pétrole (v. États) que pour les anciennes puissances coloniales (et, depuis la crise pétrolière des années soixante-dix, les compagnies américaines) qui assurent par leur présence sur le sol africain leur approvisionnement dans une ressource stratégique (comme c'est également le cas pour l'uranium nigérien pour la France). Le pétrole joue en ce sens un rôle primordial dans la construction de réseaux associant entreprises publiques et privées, et liant étroitement les pays producteurs aux pays impor-tateurs, dans des configurations qui dépassent le simple échange commercial. Ces caractéristiques donnent au processus de mondialisation (v.) une figure particulière en Afrique. La globalisation économique et politique s'opère sur des enclaves, des réseaux très spécifiques, et pas sur des territoires sociaux. En ce sens, la mondiali-sation ne touche pas l'Afrique à proprement parler, mais certaines ressources et certains acteurs africains.

Les territoiresdupétrole en Afrique Les réseaux internationaux de mise en valeur du pétrole imposent dans ce contexte leurs logiques aux territoires sur lesquels ils interviennent.

• Le pétrole, au cœur de la "Françafrique"

À l'échelle de l'État, l'enjeu pétrolier a été au centre des relations diplomatiques et économiques entre les États du pourtour du golfe de Guinée et la France. Ce que certains auteurs ont appelé la Françafrique (v. État) s'est largement construit sur le pétrole. Quelques exem-ples peuvent illustrer les intérêts qui structurent ces réseaux.

Au Congo, la compagnie Elf a occupé jusqu'à aujourd'hui un rôle central dans la politique nationale.

Le président Denis Sassou Nguesso, au pouvoir entre 1979 et 1992, entretenait des liens étroits avec l'entre-prise française. Il avait en particulier le mérite aux yeux des dirigeants français de ne demander que 17% de redevances sur les produits pétroliers. Sa défaite en 1992 à la suite d'une conférence nationale souveraine et une tentative de coup d'État l'obligent à organiser des élections libres, où il est battu par Pascal Lissouba.

Ceci change soudainement la donne pétrolière dans un pays traditionnellement très proche des intérêts fran-çais. Le nouveau président ouvre notamment le marché pétrolier à la concurrence. La société améri-caine Oxy verse 150 millions de dollars contre un accès direct au pétrole congolais. Si Elf reste présent au Congo et accepte de traiter avec Pascal Lissouba, celui-ci n'apparaît plus un partenaire sûr pour les interlocuteurs français. Réfugié en France en 1995, Sassou Nguesso organise deux ans plus tard un coup d'État contre Lissouba qui débouche sur un conflit cause de 100 000 morts.VERSCHAVE[2000] établit que des intérêts français ont apporté aide financière et matérielle au camp de Sassou Nguesso.

Le procès pour le détournement de 350 millions d'euros attenté aux anciens dirigeants d'Elf (dans lequel les noms de Denis Sassou Nguesso et Omar Bongo,

président du Gabon, ont été cités comme bénéficiaires de ces fonds) est un autre exemple de confusion entre des intérêts privés et publics et entre des enjeux poli-tiques et économiques qui déterminent les relations de la "Françafrique". De la même manière, le scandale de ''l'Angolagate'', dans lequel des ventes d'armes au gouvernement angolais ont été effectuées par la classe politique et les milieux industriels français en échange d'un accès privilégié au pétrole de ce pays, montre que les logiques à l'œuvre mêlent étroitement politiques, finances et actions militaires.

Du point de vue de la réflexion géographique, ces événements sont révélateurs de différentes dynamiques.

Ils montrent déjà que, malgré les déclarations des diri-geants français sur la nécessaire démocratisation du continent (François Mitterrand à La Baule, en 1990, et Jacques Chirac, à Paris, en 2002), les enjeux écono-miques déterminent encore les stratégies d'interven-tions de l'ancienne puissance coloniale dans des cadres qui débordent largement la sphère diplomatique offi-cielle. On peut difficilement dans ce cadre aborder la question pétrolière en termes d'États souverains : les réseaux mondiaux (gouvernementaux et privés) structu-rent profondément les relations interétatiques. L'autre enseignement a trait aux structurations territoriales des pays africains. Les conflits qui secouent les pays pétro-liers en Afrique (autour du golfe de Guinée, mais égale-ment dans la guerre civile qu'a connue l'Algérie dans les années quatre-vingt-dix) ont amené les compagnies pétrolières à sécuriser les zones d'extraction et de production de l'or noir. Cette évolution a été renforcée par le fait que les nouveaux gisements en Afrique centrale sont principalement situés dans des secteurs offshore. Ceci permet aux compagnies pétrolières de limiter les influences des conflits militaires et des pres-sions politiques sur le fonctionnement des industries d'extraction du pétrole. Des enclaves privées se forment ainsi sur de larges espaces des territoires nationaux, dans lesquels les compagnies gèrent l'ensemble des activités. Cette tendance à la privatisation des espaces reconfigure en profondeur l'État africain (v. État).

• Réseaux mondiaux contre développement local Au niveau local, les conditions d'exploitation du pétrole ont évidemment des incidences importantes, tant du point de vue social qu'environnemental.

Ces conséquences locales sont principalement liées à l'extrême concentration de l'activité. L'industrie pétrolière, comparativement à d'autres secteurs indus-triels, a besoin de peu de main-d'œuvre (v. Copperbelt ; Johannesburg/Soweto). Les retombées directes en termes d'emplois ne sont donc pas importantes. Par ailleurs, les gouvernements africains ont peu utilisé la rente pétrolière pour le financement de politiques publiques locales ou régionales. L'absence de bénéfices locaux et les incidences en termes de santé et de pollu-tion ont provoqué des mouvements sociaux de contesta-tion de plus en plus forts en Afrique. Le Nigeria a connu par exemple des actions d'opposition à l'industrie pétrolière à la fin des années quatre-vingt, menées par le MOSOP (Movement for Survival of Ogoni People) et relayées par les ONG Greenpeace et Human Right Watch. Les revendications de ces structures, centrées sur l'inégalité du partage des revenus du pétrole et la dégradation de l'environnement dans le delta du Niger, venant s'inscrire dans un mouvement revendicatif plus ancien prônant un partage plus équitable entre les popu-lations du sud-est et le reste de la population nigériane, furent adressées à l'État fédéral et à la société Shell.

Des actions de sabotage des infrastructures amenèrent la compagnie à se retirer du pays ogoni, mais l'arresta-tion et la condamnal'arresta-tion à mort d'un des dirigeants du MOSOP ont eu un retentissement international et ont durablement terni l'image de la compagnie Shell.

Les mouvements de protestation se sont multipliés ces dernières années en Afrique. La construction de l'oléoduc du Tchad au Cameroun, fmancé par la Banque mondiale, a ainsi fait l'objet de vives critiques, notam-ment à propos de ses incidences sur la forêt qui dépas-sent largement le linéaire du transit et à propos de l'ab-sence de compensation financière à hauteur des dommages subis par les Pygmées. Par ailleurs, l'ONG Global Witness a entamé depuis 1999 une campagne

internationale en faveur de la transparence des fmances de l'industrie pétrolière. En Angola, elle révèle notam-ment que 1,4 milliard de dollars de revenus et de prêts bancaires (soit un tiers des revenus de l'État) n'apparaît pas dans les comptes du gouvernement en 2001, montrant ainsi que la guerre, présentée comme la raison principale de l'extrême pauvreté de la population ango-laise, n'est en fait qu'un des aspects parmi d'autres des difficultés que traverse le pays. Plus généralement, la médiatisation internationale du slogan de l'ONG

"Publish what you pay" pourrait à terme obliger les sociétés pétrolières et les États à adopter des pratiques financières moins occultes, mais les pressions contrai-res sont puissantes.

Le pétrole, ressource centrale de l'économie mondiale, reste ainsi un facteur d'accroissement des inégalités socioéconomiques en Afrique. Alors que cette matière première pourrait constituer un avantage comparatif vis-à-vis des puissances occidentales, l'im-portance des enjeux n'a pas encore permis que la rente pétrolière soit partagée démocratiquement. Sur le plan matériel, c'est incontestablement la Libye qui a le mieux réussi à diffuser dans l'ensemble de sa popula-tion les bienfaits de la manne pétrolière - le bon indice de développement humain atteint par le pays est là pour l'attester - mais, à l'heure où le régime est contraint par la presssion internationale antiterroriste de réviser ses options stratégiques,ilest permis de s'interroger sur la pérennité d'un "modèle" (v. Kadhafi) qui, bien qu'ori-ginal et innovant, est resté très dépendant de l'or noir.

LA PIETÀ D'ERNEST PIGNON-ERNEST En mai 2002, en Afrique du Sud, l'artiste français Ernest Pignon-Ernest colle sur les murs des quartiers de Warwick à Durban et Kliptown à Soweto (v. Johannesburg/Soweto), une série de 300 sérigraphies dépourvues de texte. Elles présentent la même scène dessinée au fusain et sérigraphiée sur du papier journal vierge récupéré. L'image, une pietà, s'inscrit à la fois dans l'histoire de l'art religieux européen èt dans l'histoire politique de l'apartheid*, pour donner à voir une crise sanitaire contemporaine: la population noire sud-africaine décimée par le Sida (v. VIHISida). La scène se détache sur fond blanc : une femme noire, debout, de face, immobile, puissante et le regard droit, porte dans ses bras un homme émacié et inerte, noir lui aussi (v. p. 254). La référence aux représentations de la Pietà doit être soulignée, dans la mesure où c'est au xrv<' siècle, en Europe, dans un autre contexte épidé-miologique, que la figure de la Mater dolorosa s'est développée, permettant l'identification de la population européenne décimée par la peste noire (1346-1353) à la Vierge en douleur qui devient l'intercesseur des hommes accablés auprès de Dieu. Une photographie placée en médaillon dans le coin supérieur gauche de la sérigraphie montre une image emblématique de l'apar-theid que le dessin cite: un cliché photographique d'un collégien de 12 ans assassiné par les forces de l'ordre lors des révoltes lycéennes de Soweto (v. Johannesburg/Soweto) en juin 1976. Il est porté par un lycéen qui court devant la foule vers de possibles secours. La photographie est emblématique de l'apar-theid et Hector Petersen, la victime, est à la fois une figure martyre de l'ancien régime et une icône révolu-tionnaire. Le Musée de l'apartheid installé aujourd'hui à Soweto porte son nom.

L'œuvre d'Ernest Pignon-Ernest s'inscrit dans le registre des pratiques contemporaines de l'art que décri-vent les deux termes d'outdoors et d'in situ. C'est un art outdoorsparce qu'il met en vue un objet d'art, dans des espaces de la vie quotidienne, c'est-à-dire "hors les

murs" des institutions muséales. C'est un art in situ parce qu'il dépend d'une pratique préalable d'observa-tion, d'enquêtes, d'entretiens et de recherche documen-taire assimilables aux procédures dites de terrain qui président à la production de savoir en science humaine.

Elle permet à l'artiste de faire un diagnostic plastique et un diagnostic socio-historico-culturel des lieux afin d'en intégrer les éléments dans l'installation artistique.

L'artiste "lève" in situ un matériau composite qu'n élabore sous une forme graphique dans un dessin repro-ductible, qu'il démultiplie sur un support mobile, et qu'il donne à voir à travers de multiples "affiches"

appliquées sur son terrain d'observation même. La scène est en taille réelle, à la dimension de celui qui la reçoit, elle intègre son monde ; en noir et blanc mais aussi statique, elle lui impose le face-à-face, la distance perceptive et réflexive; enfin, son support fragile inscrit sa disparition dans l'image même. L'ensemble du dispositif, y compris son caractère sériel, fonctionne comme un miroir tourné vers le passant dans lequel se démultiplie une image qui non seulement le concerne mais le réfléchit. Ce qui a été extrait du terrain, puis élaboré dans l'objet d'art est reçu par le spectateur dans l'actualité même du surgissement in situ de l'image éphémère. C'est d'ailleurs le sens que l'artiste donne à l'expression "commande sociale" : "une œuvre qui exprime ce qui est implicite dans une société et que seuls l'art et la poésie peuvent mettre au jour" et qui institue donc l'intervention artistique en "révélateur".

La Pietà de Soweto et de Durban n'est pas l'unique œuvre qu'Ernest Pignon-Ernest a conçue autour de l'Afrique du Sud, même si elle est sa première œuvre africaine in situ. En 1974, il élabore à partir d'une photographie un dessin d'une famille noire représentée de face derrière un grillage, puis colle les sérigraphies dans les rues de Nice pour s'opposer au jumelage de la ville avec Le Cap, sous le régime de l'apartheid. Par ailleurs, les thèmes traitant de la misère sociale, de l'ex-clusion culturelle et de la souffrance physique sont récurrents dans son œuvre. En 1990 il conçoit pour les rues de Naples la série intitulée Épidémies. Il est inter-venu en Afrique du Sud à l'initiative de l'Institut

fran-çais et il a effectué son travail de terrain pendant l'hiver 2001, soit un an et demi après la conférence de Durban,

xm

econférence internationale sur le Sida, réunie sur le thème "Brisez le silence". Son travailin situ l'a conduit à envisager un thème sanitaire plutôt que politique, et à concevoir une œuvre autour de l'épidémie de Sida et du rôle de la femme en Afrique du Sud. Son dispositif propose un face-à-face à une société puritaine et machiste prise, à l'époque, dans le déni de l'épidémie et, sur le modèle d'une campagne d'affichage, trans-forme la lutte contre la maladie en "cause nationale".

L'application des affiches est au sens propre une action de stigmatisation sociale née d'une situation d'interac-tion artistique (artiste/populad'interac-tion locale), qui prend l'espace - deux quartiers noirs urbains - à la fois pour le cadre de l'interaction artistique, pour le support actif de l'action et pour l'instrument d'une réaction. Ainsi, la communauté, en prenant position face à l'image qui lui est imposée dans son espace de vie quotidien, doit inventer des stratégies pour gérer les effets de la stig-matisation sur la représentation de soi (individuelle ou collective). L'œuvre construite autour de la double figure de la douleur (laMater D%rosa) et de la lutte (H.Petersen) lui propose explicitement une stratégie de déplacement - de la question sanitaire à la question politique - et de retournement du stigmate - de la cata-strophe humanitaire au nouveau combat du peuple sud-africain. Un combat que mènent les militants de TAC (Treatment Action Campaign) et les professionnels de la santé sur le terrain où Ernest Pignon-Ernest les a rencontrés et où ils ont converti l'affichage en unmodus operandi.

Ernest Pignon-Ernest travaille essentiellement sur, dans et pour les espaces urbains. Les quartiers de Kliptown et de Warwick ont été sélectionnés en fonc-tion de leurs contenus matériels et symboliques et de leur capacité à se référer ou à renvoyer à l'ensemble sud-africain. C'est la valeur de haut lieu* de Kliptown à la fois noyau du premier township* sud-africain et foyer de la lutte des Noirs pendant la période d'apar-theid* (v. Johannesburg/Soweto) qui a joué (v. p. 254).

Tandis qu'il faut souligner la qualité de carrefour généré

par la politique ségrégationniste de l'ancien régime en matière de transport et de circulation, de Warwick, et partant sa capacité à signaler que la diffusion du VllI/Sida (v.) est étroitement liée à la problématique générale de la mobilité des populations africaines, et peut-être aussi à rappeler les formes précoces de lutte contre l'apartheid forgées par les populations noires urbaines, au premier plan desquelles le boycott des bus (1943) (v. Mandela). Warwick Junction est en effet à la fois la gare routière noire d'entrée de ville blanche et le marché (v. p. 255), en particulier de plantes médicina-les, de la métropole du Natal - la province la plus touchée par l'épidémie de Sida. Dans ces deux quar-tiers, l'artiste a placé les sérigraphies de nuit afin de se donner les moyens, protégé ainsi de l'affluence diurne, de prévoir la rencontre des passants avec les images et d'ordonner leur répartition. Elles ont recouvert les porches des maisons et les murs derrière les étals des vendeurs (Soweto) et les piles des infrastructures de béton (Warwick), circonscrivant et configurant un espace artistique et esthétique. L'état de la sérigraphie dans les différents lieux où elle a été installée, le comportement des passants témoignent alors des diver-ses stratégies de gestion du stigmate dans cet espace de vie: de la revendication à la neutralisation, de l'intério-risation au retournement.

PRÉSERVATIFS, PRÉVENTION

Dans le document LISTE DES CARTES, GRAPHIQUES ET IMAGES (Page 141-148)