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L'INVENTION DE L'AFRIQUE Le toponyme Africa, appliqué par les Romains à une

Dans le document LISTE DES CARTES, GRAPHIQUES ET IMAGES (Page 36-41)

portion de la côte méridionale de la Méditerranée correspondant à la Thnisie actuelle, s'est progressivement étendu, par métonymie, à l'ensemble du continent qu'il désigne aujourd'hui. L'expression Bilad-es-Sadan ou

"Pays des Noirs" utilisée par les géographes arabes du Moyen Âge pour désigner l'Afrique subsaharienne avec laquelle ils étaient en contact, puis reprise par la topony-mie coloniale (toute la partie sahélienne de l'A-OF, du Sénégal au Tchad était appelée "Soudan français"), a vu au contraire son usage se restreindre, puisque le mot Soudan ne désigne plus aujourd'hui qu'un seul État de l'Afrique. Si ces désignations généralisantes des espaces africains furent donc d'origine exogène, aucune des deux ne fut d'emblée porteuse de l'idée de continent, puis-qu'elles désignaient une terre habitée, un "pays", en situa-tion de contiguïté par rapport aux autres.

L'émergence de la notion de continent est inséparable des "grandes découvertes" et des circumnavigations par lesquelles les Européens circonscrivent depuis les océans des espaces terrestres délimités dont ils reconnaissent les côtes. La construction d'une continentalité de l'Afrique - comme de l'Amérique ou de l'Australie - est donc aussi exogène que le toponyme. Elle procède d'une opération de découpage de l'ensemble des terres émergées, selon des critères aussi bien symboliques que physiques, et consiste donc à associer aux morceaux ainsi constitués des repré-sentations différenciées. Dans le cas de l'Afrique, qui fait partie de l'Ancien Monde, contrairement à l'Amérique ou à l'Australie, ce processus contribue à modifier des images antérieures en leur en superposant de nouvelles. Il condui-sit le plus souvent, mais pas toujours, à désigner cette portion du monde comme ontologiquement différente de toutes les autres, voireàla stigmatiser.

Pour rendre compte de l'émergence d'une représenta-tion de l'Afrique comme continent et, partant, des repré-sentations qui lui furent successivement ou conjointement associées, il convient donc d'adopter une perspective historique susceptible de reconstituer le processus de

sédi-mentation et d'érosion qui contribue à façonner et à remo-deler sans cesse l'image de l'Afrique. Les dernières couches déposées ne recouvrant pas parfaitement les anciennes, on ne sera pas surpris de voir certaines images que l'on croyait révolues cheminer souterrainement pour ressurgir dans les clichés (v.) qui continuent à informer les discours actuels. Cependant, la spécificité de l'imagerie géographique étudiée ici consiste dans le lien étroit qu'elle entretient avec la carte qui la configure et la stabi-lise. Comme mode de représentation graphique du monde sur un support matériel, la carte apparaît d'abord comme un but en soi de l'activité géographique. Mais elle est aussi le produit de la projection d'un ensemble de concep-tions (ou représentaconcep-tions) de l'espace ou d'un territoire particulier: elle donne à voir une idée du territoire plutôt que le territoire lui-même. Enfin, comme production culturelle qui circule à l'intérieur d'une société donnée, elle est l'objet d'appropriations diversifiées par ses lecteurs qui en font le support de nouvelles représenta-tions, voire d'actions exploratoires.

La troisième partie du monde

L'image géographique du monde qui se transmet de l'Antiquité tardive au Moyen Âge se présente sous la forme d'un continuum de terres émergées, l'écoumène (ou ensemble des terres habitées), réparties autour de la Méditerranée (Ptolémée), auxquelles s'ajoutent éventuel-lement dans l'hémisphère austral, au-delà d'un océan réputé infranchissable, les terres antipodes inconnues (Macrobe). Le découpage du monde s'organise selon une zonalité climatique qui distingue selon la latitude, maté-rialisée par les lignes idéales des tropiques et des cercles polaires, deux zones froides et deux zones tempérées encadrant une zone torride. Mais la partition de l'écou-mène en continents n'a pas l'évidence que nous lui connaissons. Sur les mappemondes duXIII"siècle, comme celle de Hereford, les toponymes Asia et India sont presque interchangeables,Europa n'apparaît pas, tandis qu'Affricase mêle avecLibia, EgyptaetEthiopia, sans

que la typographie permette de décider lequel désignerait un ensemble plus vaste.

Dans le même temps, cependant, continuent à circuler des cartes du type "T dans 1'0", ou Orbis Terrarum, héri-tières d'une tradition érudite issue d'Isidore de Séville, où les barres du ''T' délimitent nettement dans 1'''0'' du monde clos trois parties bien distinctes appelées Asie, Europe et Afrique, dont le point de contact, au centre de la carte, figure Jérusalem. La fonction de ces cartes - qui s'apparentent plutôt au diagramme en ce qu'elles n'incor-porent aucun détail topographique - est surtout symbo-lique. Conçues comme support de l'exégèse biblique, ces représentations servent à illustrer et à matérialiser l'his-toire du peuplement du monde par les trois fils de Noé, Sem, Japhet et Cham. Selon la légende biblique, tandis que les deux premiers furent envoyés peupler l'Asie et l'Europe, le troisième, fils réprouvé pour avoir osé rire de la nudité de son père, reçut en partage l'Afrique, terre ingrate et brOlée. De plus, la malédiction de Cham le condamnait à servir ses frères. Étendue à sa descendance, elle fournit par la suite une justification théologique à la réduction en esclavage des Africains. Les mappemondes dérivées de ce schéma, qui peuplent de figures mons-trueuses les marges du monde connu, placent en Afrique des personnages dont les déformations rappellent les attri-buts de Caïn, autre réprouvé de la Bible[RELANo, 2002].

Mais lorsque les voyages de Rubrouck, Plancarpin et Marco Polo en Asie (:xmt' siècle) et les navigations portu-gaises le long des côtes africaines (XVC siècle) eurent modifié l'image de l'écoumène en l'élargissant en latitude comme en longitude, l'idée d'un monde resserré autour de la Méditerranée et centré sur Jérusalem déclina.

Parallèlement s'imposait une conception de l'espace qui permettait la projection sur un cadre euclidien, caractérisé par un repère orthonormé Oatitude et longitude), des contours des côtes nouvellement découvertes. Les condi-tions étaient réunies pour que les masses de terres ainsi représentées soient conçues comme des continents. Les côtes de l'Afrique, dessinées grâce aux informations rapportées par les Portugais, devinrent l'enveloppe d'un continent qui agrégeait des représentations issues de

diverses traditions: l'Afrique de Cham, les antipodes et le royaume du mythique prêtre Jean que les Portugais avaient cherché en Inde avant de le "trouver" en Éthiopie [RELANo,2oo2].

Les portulans* des XIV"et

xve

siècles, important à travers la Méditerranée le savoir issu du monde arabo-musulman, remplirent l'intérieur de l'Afrique de figures nouvelles : une série de rois trônant sous leur dais et portant sceptre et couronne représentent les États de l'Afrique subsaharienne avec lesquels les commerçants maghrébins avaient établi le contact depuis plusieurs siècles. L'un d'entre eux, le roi du Mali, porte une énorme pépite d'or, en souvenir du souverain Mansa Moussa qui avait défrayé la chronique par la libéralité avec laquelleilavait répandu autour de lui la poudre d'or, lors de son passage au Caire au cours d'un pèlerinage à La Mecque [FALL, 1982]. De telles images rétablissaient donc la continuité entre l'Afrique et les autres continents puisque, là comme ailleurs, l'espace faisait l'objet d'une appropriation politique et apparaissait comme une suite de pays que l'on pouvait nommer, administrés par des rois dont on savait l'histoire.

L'Afrique des cartes(XVIe·XVIIIesiècles) Sur les cartes imprimées qui se répandent à la Renaissance, les figures de rois africains ne se maintien-nent pas au-delà du~siècle. Elles sont remplacées par une iconographie naturaliste dont la fonction est de dési-gner les espaces par une production végétale (palmier) ou animale (éléphant, rhinocéros, singe) qui les repré-sente par métonymie[JACOB, 1992], dans un contexte où la science européenne a entrepris l'inventaire botanique et zoologique du monde. Les cartes flamandes du XVII"siècle rejettent ainsi les représentations iconogra-phiques d'habitants de l'Afrique sur les marges, où elles apparaissent sous forme de vignettes ou d'allégories.

L'intérieur du continent, vidé de ses hommes et natura-lisé, est encombré par les tracés sinueux d'un réseau hydrographique en grande partie conjectural, ponctué de montagnes "taupinières" disposées en série. La grille de

lecture hydro-topographique, formalisée au xvm" siècle par la théorie des bassins fluviaux (ph. Buache), s'ap-plique en effet aux espaces connus comme aux espaces inconnus. Mais en réduisant ainsi l'inconnu au connu, cette procédure de remplissage forge l'image d'une Afrique qui s'inscrit dans la continuité de l'espace topo-graphique terrestre dont elle ne constitue pas un cas particulier, tandis que les figures iconographiques, marqueurs d'exotisme, se bornent à en indiquer les caractéristiques propres.

Elle sera cependant raillée par le célèbre mot de Swift: "Les géographes, sur les cartes d'Afrique, remplis-sent les vides avec des figures de sauvages et, dans les régions inhabitées, ils placent des éléphants, faute de ville." En effet, dans la première moitié du xvme siècle, le processus de modemisation de la cartographie en cours conduitàune redéfinition des catégories du connu et de l'inconnu puisque seuls les éléments dont on connaît avec certitude la position astronomique pourront figurer sur la carte. Ceux dont on connaît l'existence sans pouvoir les situer exactement (un lac, un fleuve, une ville) disparais-sent alors: c'est l'invention du blanc de la carte, nouveau mode d'expression de l'inconnu cartographique [voir Sumn in LABOULAIS-LESAGE, 2004]. La carte d'Afrique a été l'un des supports privilégiés de cette invention qui doit beaucoup aux travaux du cartographe français d'Anville.

Or la carte d'Afrique publiée par d'Anville en 1749 dut sa célébrité non seulement aux espaces blancs qui couvrent désormais la majeure partie du continent mais aussi aux effets durables que devait provoquer la présence de ce blanc. Reprenantàleur compte l'ironie de Swift et citant en exemple la carte de d'Anville, les géographes de la fin duXVIII"siècle devaient en effet entreprendre de rassem-bler les données nécessaires au comblement progressif des blancs de la carte d'Afrique après avoir désigné ces espacesàl'attention des voyageurs. Mais certains d'entre eux devaient en outre se laisser prendre au mimétisme de la représentation cartographique, comme le Britannique Rennell, pour qui l'Afrique se singularise par un système hydrographique très particulier:

"On ne lui connaît point, comme aux autres continents, des rivières qui coulent du centre aux extrémités. Au contraire, toutes ses parties sont séparées les unes des autres par d'arides déserts [...] et parmi le petit nombre de rivières connues, quelques-unes, au lieu de porter leurs eaux tributairesàl'océan, se terminent par absorp-tion ou évaporaabsorp-tion. On est fondé du moinsàle penser, en n'apercevant aucune trace de leur jonction avec la mer, ou avec quelque grand fleuve."

Ce discours sur l'Afrique est en fait un discours sur la carte, puisque c'est le blanc de la carte qui interrompt le tracé de rivières supposées se perdre dans les sables de l'espace réel. Quant au géographe allemand Carl Ritter, c'est égalementàpartir de cartes assez pauvres en infor-mations qu'i! entreprenait, dans un discours prononcé en 1826, un singulier portrait de la "massive et compacte Afrique". Le continent est alors envisagé sous la catégo-rie de l'uniformité, que ce soit du point de vue des contours ("aucun accident aux contours de l'Afrique" et

"un tronc massif et régulier, sans articulation aucune"), du relief ("aucune variété ni aucun contraste"), du climat ("Cette masse uniforme dont toutes les extrémités égale-ment distantes du centre sont soumises à peu près à la même chaleur tropicale [...

J.

L'Afrique nous présente le vrai sud de la terre, elle est en quelque sorte développée en puissance tropicale"), de l'état social ou politique ("Le patriarcat s'y est conservé sans contact avec les progrès de l'histoire"), de la linguistique (''Tous les dialectes nègres sont issus d'une souche commune"), de l'anthropologie physique ("presque partout la race dominante des nègres répandus en masse compacte comme le pays lui-même") ou encore des productions animales et végétales ("Partout l'on voit, également distribués aux quatre points cardi-naux, les palmiers, le chameau, l'autruche, ete."). Les contrastes marqués entre régions contiguës constituant pour Ritter le moteur de 1'histoire (v. Développement afri-cain), l'uniformité qu'il attribueàl'Afrique en tant que continent en fait une espèce de monstre géographique,à l'archaïsme presque préhistorique.

Les cartes issues de la modemisation cartographique produisirent donc des représentations ambivalentes du continent africain, àla fois inconnu, vide et uniforme, et

le constituèrent conjointement en objet singulier offert à l'étude du géographe et en champ d'action pour le voya-geur désireux de s'illustrer dans l'exploration en parcou-rant le blanc de la carte. Nombre d'explorateurs du XIX"siècle, de Caillié à Stanley (v. Explorateurs), ont en effet reconnu le pouvoir d'attraction qu'avaient exercé sur eux les blancs des cartes d'Afrique.

L'Afrique dévoilée

Àla fin du xvmesiècle, alors que les circumnaviga-tions ont permis de fixer sur les cartes les contours des côtes de presque toutes les terres émergées, c'est vers l'intérieur des continents que se tournent les regards.

L'Afrique en particulier apparaît sous un nouveau jour lorsqu'on découvre à quel point on connaît mal ce continent, pourtant si proche et si familier du fait de l'ancienneté de son lien avec l'Europe. En effet, tandis que les côtes, fréquentées et cartographiées depuis le xvesiècle, sont bien connues, l'intérieur ne l'est qu'in-directement, par l'intermédiaire des géographes arabes ou des commerçants maghrébins, à l'exception du royaume du Congo et de l'Éthiopie, visités par les Portugais au XVIesiècle, de la région du Cap où sont installés des Hollandais depuis le xvne siècle, et, en Afrique du Nord, de la régence d'Alger et surtout de l'Égypte. Rennell déplore ainsi que les connaissances sur l'Afrique n'aient pas progressé depuis les Anciens.

Afin de remédier à cette ignorance, une assemblée de notables et de savants londoniens entreprend alors d'y envoyer des voyageurs à la recherche du Niger et de Tombouctou (v.) en fondant l'African Association, société de mécénat scientifique (1788).

Ils inaugurent ainsi un partage des tâches durable, caractéristique de l'âge de l'exploration dans l'histoire de la géographie: contrairement à l'époque des circum-navigations où l'on voyait des savants (naturalistes ou astronomes) prendre place à bord des navires, les géographes, définis par leur appartenance à la commu-nauté savante et par la production de cartes ou de discours portant sur les différentes parties du globe, se

font sédentaires et délèguent à des amateurs la fonction de collecte de l'information sur les régions du monde restant à explorer. Ces géographes dits "de cabinet"

renoncent en effet à mener eux-mêmes des voyages dans l'inconnu, jugés excessivement dangereux et nécessitant des qualités d'adaptation physique et morale particuliè-res. Ils tiennent cependant à encadrer à distance les voya-geurs, soit en les commanditant directement (cas de l'African Association), soit en rédigeant des instructions à leur intention de manière à leur faire connaître les lacu-nes à combler, les objets à observer et les méthodes d'ob-servation requises pour que les informations rapportées soient utiles à la science (cas des sociétés de géographie fondées à Paris en 1821, à Berlin en 1828 et à Londres en 1829). Enfin, ils se réservent le pouvoir de valider le savoir issu de l'exploration par un examen serré des résultats, visant essentiellement à déjouer les allégations d'éventuels imposteurs, et par un système de prix et de récompenses qui devait contribuer à la renommée des explorateurs (les fameuses médailles d'or des sociétés de géographie). Leur contribution consiste à compiler et à combiner les informations issues de sources hétérogènes (voyages d'exploration, mais aussi informations glanées sur les côtes auprès de commerçants africains) pour composer la nouvelle carte d'Afrique.

Pour ces géographes, le blanc de la carte est perçu comme un voile d'ignorance qu'il convient de "soulever"

progressivement ou de "déchirer" en le sillonnant de tracés constitués par les itinéraires d'explorateurs.

L'inconnu ne se situe plus aux marges du monde connu mais constitue des noyaux résiduels qu'on entend réduire : il n'est plus périphérique, mais nucléaire

[PALSKY,1995].

L'intérêt pour l'Afrique est alors alimenté en Angleterre par les développements de la campagne abolitionniste (la traite négrière est abolie en 1805 au Danemark, en 1807 en Angleterre, en 1815 par les puis-sances européennes signataires du traité de Vienne), qui envisage le maintien des Africains sur leur continent et la substitution d'un commerce "licite"àla traite. L'idée prend forme d'installer d'anciens esclaves libérés et des

colons européens sur le sol africain pour constituer des

"fennes modèles" devant faciliter par l'exemple le déve-loppement de cultures commerciales dans tout le conti-nent. La colonie de Sierra Leone, fondéeàcette époque, est une application de ce principe [CURTIN, 1965]. D'une manière générale, les théories du libéralisme écono-mique naissant, qui prône une libre circulation des biens et des marchandises à la surface du globe, conduisent à considérer chaque région du monde comme devant s'ou-vrir au commerce européen. Dans ce contexte, les voya-geurs envoyés en Afrique auront pour tâche, outre leur mission scientifique, de repérer les meilleures terres possibles pour l'établissement de plantations de produits tropicaux et d'étudier les réseaux commerciaux en place, les biens échangés et les prix pratiqués, informations nécessaires en vue de procéder à l'introduction du commerce européen dans l'intérieur de l'Afrique. Mais si le but est d'intégrer l'Afrique à une économie en voie de mondialisation, il n'est pas question pour autant de la partager en territoires coloniaux placés sous l'autorité d'États européens.

Dans cette perspective, les explorateurs qui parcouru-rent l'Afrique à lafindu

xvme

siècle et dans la première moitié duXIX"siècle (park, Caillié, Barth) ne furent pas les avant-coureurs de la conquête coloniale mais des voya-ge1!1"s isolés obligés de négocier leur passage avec les chefs d'Etat dont ils reconnaissaient parfaitement l'autorité. Les récits qu'ils publièrent témoignent d'un réel effort d'accul-turation qui leur permit de faire connaître en Europe des sociétés africaines organisées, des États constitués (en particulier dans la région entre Niger et lac Tchad, où exis-taient de grands empires, comme le Bomou et l'empire de Sokoto), et une histoire disposant aussi de sources écrites.

Lesdimensions historique, politique et anthropologique de ce travail de mise au jour furent cependant rapidement éclipsées par l'œuvre cartographique menée par les socié-tés de géographie à partir des matériaux qu'ils rapportè-rent. Les éléments de description qui tendaient à valoriser les sociétés africaines tombèrent ainsi dans l'oubli au profit de l'entreprise de couverture topographique qui apparaissait comme prioritaire et semblait en bonne voie dans la seconde moitié duXIX" siècle.

De laTerra incognitaà latabula rasa Dès lors, l'intérêt scientifique porté à l'Afrique se limite à la collecte et à la compilation d'informations utilesàla construction d'une carte hydro-topographique de l'intérieur du continent. La description cartographique de l'Afrique comble les blancs en réduisant l'inconnu, mais produit l'image d'un espace naturalisé, qui reste vide d'hommes: la toponymie, où abondent les hydrony-mes (Sénégal, Gambie, Niger, Volta, Congo), tandis que les ethnonymes font pratiquement défaut, atteste bien cette naturalisation de l'espace [POURTIER, 1986]. Ce type de représentation suggère l'idée d'un espace à prendre (terra nullius) et favorise l'émergence d'une idéologie coloniale qui mêle à ces représentations de l'espace des considérations anthropologiques selon lesquelles les populations africaines peuvent être caractérisées comme sauvages au regard des critères européens d'évaluation des civilisations et doivent dès lors faire l'objet d'une intervention visant à leur apporter "la" civilisation. Au blanc de la carte, voile d'ignorance, se substituent alors des métaphores qui développent le thème de l'obscurité, à la fois physique et morale, humaine et naturelle, d'un continent auquel l'Europe entend apporter ses lumières.

Paradoxalement, la peinture de cette partie du monde sous un jour sombre n'empêcha pas cependant la mani-festation d'un attrait de plus en plus marqué pour l'Afrique, comme en témoigne l'enthousiasme des candi-dats au voyage fréquentant les clubs d'explorateurs et cherchant des modes de financement pour réaliser leurs projets d'exploration. Le même enthousiasme aiguillon-nait les promoteurs de l'entreprise coloniale qui voyaient dans les contrées les plus déshéritées un réservoir insoup-çonné de ressources offertesàl'exploitation et un champ désigné pour les aménagements les plus expérimentaux.

Ainsi Paul Leroy-Beaulieu préfaçait-il son ouvrage inti-tuléLeSahara, le Soudan et les chemins de fer transsa-hariens (1904) en affirmant que, bien desservi, le Sahara

"nourrirait une dizaine, sinon même deux dizaines de millions d'hommes". Même le géographe Élisée Reclus - que l'on peut difftcilement ranger parmi les tenants de l'idée coloniale - se faisait, dans sa

Géographie universelle (t. 5, 1885), le chantre d'une terre "d'une rare fertilité", contrée où "cinquante millions d'habitants vivraient à l'aise" : il s'agissait du Bahr el-Ghazal (région marécageuse située au sud du Soudan actuel)[BRUNSCHWIG,1971]. Qu'il soit considéré comme un monde vide ou potentiellement plein, ce n'est pas pour sa richesse humaine que le continent africain suscite l'intérêt des Européens.

Les deux dernières décennies du XIXe siècle correspondent à une accélération de l'entreprise colo-niale. Le centre de gravité de l'exploration se déplace de l'Afrique occidentale aux parties orientales et centrales du continent, du cours du Niger aux sources du Nil et au bassin du Congo. Les explorateurs (v.) qui participent à l'opération mêlent désormais aux exigences scientifiques des considérations politiques et économiques en se mettant au service d'intérêts nationaux ou commerciaux.

Dans le contexte de rivalités exacerbées duscrambleou

"mêlée" (v. Conférence de Berlin), il s'agit pour chacun d'atteindre le plus vite possible les régions convoitées pour obtenir des chefs la signature de traités qui les dépossèdent de leur souveraineté : la description des régions traversées et des sociétés rencontrées s'efface devant les exigences de l'appropriation coloniale. C'est en faisant table rase des territoires africains que les puis-sances européennes procèdent à un partage colonial qui constitue une reterritorialisation exogène du continent. Et c'est au nom d'une représentation qui en fait un espace naturel globalement homogène en effaçant à la fois les caractéristiques du terrain et les propriétés du territoire que ce découpage de l'Afrique effectué selon des critères européens est possible.

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