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UN ACTEUR DE LA WORW MUSIC

Dans le document LISTE DES CARTES, GRAPHIQUES ET IMAGES (Page 94-103)

Salif Keita, chanteur malien surnommé la "voix d'or de l'Afrique", est un des représentants africains les plus importants de laWorld Music (v. Mondialisations).

n

a

choisi très tôt d'associer la musique traditionnelle afri-caine aux techniques musicales, aux rythmes et sonorités, aux instruments de la musique occidentale, et plus tard à son répertoire même.

n

a pu développer son effort de fusion (terme anglais pour métissage musical), dès le début des années quatre-vingt, dans un cadre technique et fmancier international. Son répertoire et les différentes langues dans lesquellesilchante ses compositions, mais aussi son parcours géographique - les différents lieux de résidence qu'il se donne, les scènes et festivals sur et dans lesquels il se produit, les studios où il enregistre - et professionnel - ses rencontres avec des producteurs, des arrangeurs et des directeurs de label dans des maisons de disque, ses associations avec d'au tres chanteurs - cons-truisent la figure d'un artiste cosmopolite ayant réussi le crossover(le pont)àla fois culturel et économique. Un artiste intégré à la dynamique de la mondialisation (v.) de la musique populaire contemporaine, et porté, dans les années quatre-vingt, comme tant d'autres chanteurs ou musiciens africains avec lui (les Sénégalais Youssou N'dour et les frères Touré Kunda, les Zaïrois Ray Lema et Papa Wemba, le Guinéen Mory Kanté, etc.) et après lui (par exemple, l'Ougandais naturalisé français Geoffrey Oryema, les chanteurs de raï algériens Khaled et Cheb Mami), par la montée en puissance de l'intérêt du public occidental pour la scène africaine et par la structuration d'une filière économique spécifique -le festival Womad conçu en 1982 par Peter Gabriel et le label Realworld qu'il fonde en 1989, en sont les représentants les plus connus. Cette intégration culminera dans l'association de Youssou N'dour et d'Axel Reed lors du concert d'ouver-ture de la Coupe du monde de football, à Paris, en 1998.

La carrière internationale de Salif Keita fondée sur la mobilité et l'exil explique en partie les difficultés que rencontre aujourd'hui, au Mali, son engagement en

faveur de la constitution d'une production musicale afri-caine autonome et protégée du piratage qui permettrait aux artistes de dégager des revenus pour travailler en Afrique.

L'étude de son parcours, tant professionnel que géographique, permet de définir la World Music dans sa déclinaison africaine : la rencontre entre un espace-support technique (studios d'enregistrement, direction artistique) et financier (production, diffusion) occidental, des diasporas africaines installées en Europe et un mouvement afro-américain dans l'expectative, un public occidental dont l'une des formes de mondialisation du goOt est "ethnique" (v. Tissus), des artistes africains qui recherchent le métissage entre leurs traditions et les normes musicales occidentales (essentiellement jazz, rock et funk) pour fonder un genre multiforme "afro"

(afro-jazz, afro-OOat, etc.), des artistes occidentaux, enfin, qui tentent de renouveler la musique occidentale dans la participation (instrumentation, arrangement) au dévelop-pement de ce genre. Cette étude permet aussi de distin-guer les deux grandes périodes de l'histoire de la World Music marquée d'abord par un tropisme occidental (préparé par la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba dans les années soixante, par le saxophoniste camerou-nais Manu Dibango et le percussionniste nigérien Guern dans les années soixante-dix), dont procèdent les genres de la fusion, puis par un retour africain.

Salif Keita n'a jamais été politiquement engagé, contrairement à d'autres chanteurs africains comme le Nigérian Fela Anikulapo-Kuti par exemple (fondateur en 1979 d'un parti le Movement of the People - MOP -, candidat éphémère à l'élection présidentielle, empri-sonné à Lagos entre 1983 et 1986 par le régime militaire). Il est néanmoins un panafricaniste convaincu -conviction exprimée en particulier dans la chanson

"Africa" de l'album Folon... The Past, 1995 - et un paci-fiste militant - position développée dans la chanson

"Mandela" du même album. Il est aussi connu pour ses positions contre le racisme* et en faveur des femmes afri-caines, pour son engagement en faveur des albinos pour lesquelsilcrée l'association "SOS Albinos" en 1990.

Un ''nègre albinos" devenu ''noble griot"

Salifou Keita est né le 25 août 1949, à Djoliba(Mali), albinos dans une famille noble malinké descendante de Soundjata Keita, fondateur de l'empire mandingue au XIII" siècle. Si ses origines nobles ne le destinent pas à une carrière de chanteur, son albinisme, en revanche, le voue symboliquement en tout cas à un destin hors du commun.La légende rattache à son enfance solitaire le développement de son intérêt pour le chant et de sa voix: son père ne lui parle paspendant des années ; livré à lui-même, il se réfugie dans les études et l'écoute des griots; envoyé dans les champs pour éloigner les prédateurs, il développe son organe en vociférant et chantant. Déclaré inapte à l'enseignement, il enfreint les règles ancestrales liées au fonctionnementdes castes (v. Ethnie) en choisissant de devenir chanteur alors qu'il n'a pas d'ascendance griot*. En 1968, il quitte son village pour la capitale du pays barnako, où il chante dans un premier temps sur les marchés et dans les fêtes.

De la musique mandingueàla World Music:

Bamako, Abidjan, Washington

Le parcours géographique et professionnel de Salif Keita, typique de celui des musiciens et chanteurs africains de sa génération, correspond à sa quête des moyens tech-niques et financiers ainsi qu'à sa recherche d'un public, qui lui permettent de mener sa carrière musicale dans de bonnes conditions. En effet, si les États africains ont mis en place après les indépendances des structures nationales (orchestres nationaux de la radiotélévision, ballets natio-naux, centres de formation) qui visaient à soutenir la musique et la danse africaines, à en faire des instruments d'unité nationale (v. Musées) et de rayonnement internatio-nal, néanmoins le fonctionnement de celles-ci en troupes ou en orchestres et, à partir de la fin des années soixante-dix, les problèmes économiques et les crises politiques, se sont révélés défavorables au développement de carrières d'in-terprètes.LaGuinée est sans doute l'État le plus représen-tatifde ce moment d'institutionnalisation de la musique africaine au point qu'Ahmed Sékou Touré (v.), son prési-dent, a été considéré dans les années soixante comme un

"père" par les artistes africains. Certaines vedettes africai-nes de laWorld Musicont animé ces institutions nationales avant de mener une carrière internationale en solo : Ray Léma a été le directeur du Ballet national du Zaüeentre 1974 et 1976, Manu Dibango, le directeur de l'orchestre de la radiotélévision ivoirienne entre 1975 et 1979, le chanteur malienAliFarka Touré a été membre de l'orchestre de la radiotélévision nationale entre 1970 et 1973.

Entre 1968 et 1978, Salif Keita joue à Bamako, oùil intègre d'abord le Rail Band, un groupe financé par le gouvernement malien qui se produit dans l'Hôtel restau-rant de la Gare, puis, en 1973, les Ambassadeurs, un groupe composé comme son nom l'indique d'artistes afri-cains d'origines nationales diverses qui se produit au Bamako Moteltout en effectuant des tournées en Afrique de l'Ouest. Sa rencontre, au sein du groupe, avec le guita-riste et chef d'orchestre malien Kanté Manfila contribue à instaurer le style des Ambassadeurs, qui deviendra par la suite celui de Salif Keita, en intégrant les innovations de Manfila autour du jazz et celles mises au point par Salif Keita au sein du Rail Band dans le sens d'un folklore modernisé. Les Ambassadeurs, qui se produisent depuis 1969 devant un public mélangé d'Africains et d'Occidentaux, vont en effet renouveler leur répertoire pour fonder ce qui sera considéré dès lors comme la musique malienne moderne, c'est-à-dire métissée: l'asso-ciation d'instruments occidentaux (orgue, clavier, guitare, trompette et saxophone) avec des percussions (tambours, balafon) et des cordes traditionnelles (kora, khalam), pour exécuter une musique qui mélange des airs et rythmes issus de la tradition mandingue à des bribes de jazz, de rock et d'afro-beat (style imaginé en 1968 par Fela Kuti, mélange de musique yoruba traditionnelle et de jazz et funk afro-américain).

Entre 1978 et 1984, Salif Keita et d'autres membres des Ambassadeurs s'installent à Abidjan (Côte-d'Ivoire), plaque tournante relativement bien équipée de la musique moderne africaine, animée par Manu Dibango. Ils fondent un nouveau groupe, les Ambassadeurs Internationaux, l'adjectif signalant à la fois leur déplacement géographique et leur désir de

percer sur la scène internationale. La situation du groupe est d'abord très difficile dans la mesure où, bien que connu essentiellement de la communauté mandingue -une communauté à cheval sur le Mali, le Sénégal, la Guinée, le Burkina Faso et la Côte-d'Ivoire, un ensem-ble de pays correspondant en partie à l'extension maxi-male de l'ancien empire mandingue -, il refuse d'en animer les fêtes et s'interdit donc de profiter de ce marché communautaire. Il refuse aussi de jouer en plein air, sur les marchés par exemple. Par conséquent, sa survie repose sur les cachets effectués dans des clubs, les week-ends. Mais en 1979, un technicien de la radiotélé-vision ivoirienne utilise les pistes du studio radiopho-nique pour enregistrer clandestinement le premier album du groupe,Mandjou.Celui-ci est un hommage commun au peuple mandingue et à Sékou Touré (v.) qui a décoré Salif Keita de l'Ordre national de Guinée l'année précé-dente: la chanson éponyme de l'album, dédiée au "père"

Sékou Touré, sera plusieurs fois reprise par le chanteur pour devenir son morceau fétiche en même temps qu'un succès public. La bande d'enregistrement est gravée à Cotonou (Bénin), où les producteurs locaux se l'arra-chent et font son succès. Un producteur béninois équipe le groupe en matériel pour jouer à Abidjan, tandis qu'un homme d'affaires béninois impliqué dans la production musicale planifie son déplacement aux États-Unis afin qu'il enregistre un album dans de bonnes conditions techniques. Quatre membres du groupe partent effecti-vement à New York fin 1979, ce sont le chanteur, les cordes et le percussionniste, tandis que les cuivres, le clavier (Ray Léma, établi à l'époque à Washington) et les chœurs sont embauchés sur place : ce partage inter-national des tâches correspond effectivement au partage des influences de cettefusionmusicale, de plus il réalise lecrossovertechnique qui fonde et caractérise laWorld Musicnaissante. Ce dernier pose d'ailleurs des problè-mes spécifiques: les musiciens de session américains ne jouant que sur partition, les Ambassadeurs se trouvent dans l'obligation de faire transcrire leurs morceaux.

Deux albums Primpin et Tounkan seront enregistrés dans la capitale fédérale, à la faveur d'un séjour de plusieurs mois, par une équipe montée par

l'ambassa-deur de GuinéeàWashington et conduite par un direc-teur artistique américain. Ces albums constituent des prototypes de la nouvelle production africaine. À leur retour à Bamako, les Ambassadeurs Internationaux sont autodissous. En 1984, Salif Keita retourne à Bamako pour des raisons familiales.

Faire de laWorldMusicà partir du centre parisien Entre 1984 et la [m des armées quatre-vingt-dix, Salif Keita réside en France, centre de la production deWorld Music africaine en pleine expansion et lieu du premier succès de la scène africaine auprès des diasporas africai-nes (v. Château-Rouge), puis d'un public beaucoup plus large. L'exil (en France, en Belgique, en Angleterre, aux États-Unis) conçu comme un moyen pour faire, produire et diffuser sa musique, est en effet l'une des caractéris-tiques de la génération de musiciens à laquelle SalifKeita appartient. TI s'établit à Montreuil-sous-Bois, dans la proche banlieue parisienne, au sein de la plus importante communauté malienne de France. Son immigration a été précipitée par sa participation au Festival des musiques métisses d'Angoulême, par l'accueil enthousiaste du public qui le conduit à envisager Paris comme le point de départ d'une carrière solo internationale. TI devra néan-moins attendre trois ans avant de produire un nouvel album, puis de choisir un labelafind'assurer la diffusion internationale de sa musique. À Paris, il trouvera Jean-Philippe Rykiel, un arrangeur et programmeur musical français d'envergure internationale, spécialiste de musique africaine et du clavier, avec lequel il entamera à l'instar de nombreux autres artistes africains (Youssou N'dour, Papa Wemba, par exemple) une longue collabo-ration. TI collaborera avec la diaspora musicale africaine installée en France: en décembre 1984, il est convié par Manu Dibango (établi à Paris depuis 1979) à participer à l'enre$Ïstrement de "J'am Tam pour l'Éthiopie" au profit de l'Ethiopie, de l'Erythrée et du Soudan où sévit la famine, enregistrement à la faveur duquelilrencontrera, entre autres, les Touré Kunda (établis depuis 1975), Mory Kanté (établi depuis 1984), Ray Uma (établi à Paris

depuis 1982) et Youssou N'dour (longs séjours effectués à partir de 1984) ; il participera avec Youssou N'dour à

"Wakafrica" ("Afrique en route"), concert organisé par Manu Dibango au Casino de Paris en 1993. C'est à Paris qu'il reprend ses concerts et depuis Paris qu'il débute ses tournées, à partir de 1987 : en France (Francofolies de La Rochelle et concerts à La Réunion en 1987, au Théâtre de la Ville à Paris en 1988, à l'Olympia en 1992, tournées françaises en 1991-1992 et en 1996), en Europe (partici-pation au concert du 70e anniversaire de Nelson Mandela en Angleterre en 1987, à un festival Womad en Angleterre en 1992, tournées européennes en 1988-1989, en 1991-1992, en 1995-1996 et allemande en 1991), au Japon et dans les Caraibes en 1989, en Afrique (tournées en Afrique de l'Ouest en 1992 et en 1994, en Afrique du Sud en 1994, concert à Bamako en 1995).

Les albums qu'il enregistre en France à cette époque - Sara, 1987, Ka-Yan, 1988, Amen, 1991, The Mansa of Mali, 1994 (rétrospective des trois albums précédents) -témoignent de sa contribution au répertoire de laWorld Music. Par le style d'abord, puisqu'ils sont des exemples de:fusion : airs chantés en malinké et inspirés de la tradi-tion orale mandingue, ils sont destinés, par le jeu des sonorités (surtout rock, blues et jazz) et le recours de plus en plus important à des instruments électroniques et aux arrangements, au marché occidental. De ce point de vue, Sara consacre Salif Keita en maître de la World Music. Par les thèmes abordés ensuite dans les composi-tions : Ko- Yan signifie "quelque chose se passe ici", Keita s'y montre très soucieux des conditions socioéco-nomiques de ses compatriotes immigrés et les encourage dans "Nous pas bouger" à ne pas se laisser expulser d'Europe et à se battre pour leurs droits. Par la constitu-tion des équipes : musiciens africains, européens et américains, producteurs africains (le Sénégalais Ibrahim Sylla, le Béninois Wally Badarou), directeurs artistiques français ou américains, arrangeurs et programmeurs français. Par les labels de production et/ou de diffusion, enfin:Ko- Yan et Amen sont produits sous le label Island Records (propriété d'Universal Music Group) dirigé par le percussionniste anglais Chris Blackwell, tandis que Sara et The Mansa of Mali sont pour le premier diffusé,

pour le second produit sous des labels parISIens, Celluloïd et Mango. Le label Celluloïd rééditera aussi les deux albums américains des Ambassadeurs Internationaux. Pendant la même période, Salif Keita compose, en 1987, la musique de Yeelen, film du réali-sateur malien Souleymane Cissé (v. Fespaco) et, en 1992, celle de L'enfant lion, film du réalisateur français Patrick Grandperret, qui fera l'objet d'un album (label Island Records).

En 1995, l'enregistrement de Folon... The Past (label Mango), un album à l'orchestration acoustique, marque le retour à la tradition tout en déployant encore les sonorités du blues, tandis que la rétrospective 69 .80, 1994 (label français Sonodisc), reprend les principaux succès des Ambassadeurs Internationaux. La confection de ces deux albums coïncide de fait avec l'amorce du retour du chan-teur au pays.

Salif Keita, acteur sur la scène musicale d'Afrique À l'instar de nombreux autres artistes africains exilés (Ray Lema, Mory Kanté, par exemple), il revient s'établir en Afrique à lafin des années quatre-vingt-dix et y orga-nise l'investissement de son expérience internationale et de ses revenus. En 1996, il se réinstalle à Bamako (Mali), tout en gardant un pied-à-terre à Montreuil. lis'engage alors dans une action de soutien à la musique africaine contemporaine qu'il tente d'accorder à son évolution du jour hors du champ de la World Music occidentalisée des années quatre-vingt.

La musique africaine a pris en effet un tournant patrimonial. Sous l'impulsion d'artistes confmnés non tentés pas l'exil (Ali Farka Touré, le chanteur et joueur de kora sénégalais Laminé Konté, la chanteuse cap-verdienne Cesaria Evora, par exemple), elle adopte l'al-lure d'une production plus authentique quant aux tech-niques vocales et instruments utilisés, aux sonorités produites et à la tradition orale mobilisée, c'est-à-dire moins attirée par les caractéristiques musicales de la fusion et cherchant l'innovation dans un travail sur le répertoire traditionnel. Le Mali est devenu le lieu de

cette évolution : Oumou Sangaré, "Prix de la musique 2001" de l'Unesco, et Rokia Traoré, élue "découverte-RF! 97", le joueur de kora Toumani Diabate en sont des figures marquantes. Elle recherche aussi une marge d'autonomie par rapport aux circuits World (même si des labels comme Realworld accompagnent cette tendance qui correspondàcelle du public occidental), ainsi que des réponses à la pratique systématique du piratage qui, tout en offrant aux artistes un large public africain par le biais du marché informel* des cassettes repiquées, les prive des moyens financiers de construire une carrière en Afrique. D'une part, Salif Keita fonde, à l'instar d'au-tres artistes (Youssou N'dour, Ali Farka Touré), un studio qui accueille des artistes africains pour des enre-gistrements, voire même les produit sous le label Wanda Records (Fantani Touré, pour son album N'tin Naari).

D'autre part, en 2001, il ouvre un "Espace culture", sorte de multicomplexe situé dans le quartier de Kalabancoro à 15 km à l'ouest de Bamako, auquel il donne le nom d'une flfite mandingue, Moffou. Il s'agit selon lui de créer en Afrique un lieu pour promouvoir la scène musi-cale africaine et pour favoriser in situ le crossover cultu-rel. Il est conçu sur le modèle du "Nongo village", projet de complexe culturel imaginé par Mory Kanté pour la Guinée, jamais réalisé. Le site ne comprend pas seule-ment une salle de concert (à l'instar du club The shrine fondé par Fela Kuti à Lagos en 1970 et détruit en 1999, de l'Africa New Shrine inauguré en 2000 par le ms de celui-ci, Femi Kuti, ou de l'éphémère Tam Tam ouvert par Manu Dibango à Douala, en 1993), mais aussi un hôtel restaurant et une résidence d'artistes, une boîte de nuit et une école de musique qui propose des stages de musique mandingue, des master classes et des works-hops. Les détracteurs de cette initiative la situent entre un investissement commercial et une opération promo-tionnelle pour sa propre musique.

Parallèlement à ces investissements, qu'il évalue à 170 millions de francs CFA (v.), Salif Keita poursuit sa carrière de chanteur, se produisant au Moffou en solo ou avec les anciens du Rail Band et des Ambassadeurs Internationaux retrouvés, mais aussi dans des concerts en France (à la Cigale en 1999, au Festival des vieilles

char-rues de Carhaix en 2003, nouvelles tournées françaises en 1999 et en 2002) et aux États-Unis (concerts en 2002 et 2003). Il enregistre et produit trois nouveaux albums extrêmement différents et symptomatiques de l'évolution en cours.Sosie, 1997, est un album entièrement consacré à la chanson française : des chansons de Maxime Le Forestier, Michel Berger, Jacques Higelin, Serge Gainsbourg sont reprises et interprétées àla kora et au balafon. Il constitue une tentative pour renverser le prin-cipe de lafusionmusicale. Celle-ci est mal comprise par son label Island Records qui refuse de s'en occuper, ce qui amène le chanteur àchercher une maison de disque au Danemark, mais aussi contestée par son public. Papa, 1999, d'une facture électroniqueetfunkyinsufflée par le guitariste états-unien Vernon Reid (producteur de l'al-bum), est enregistré entre Bamako, Paris et New York. Il comprend un duo avec Grace Jones. Enfin,Moffou, 2002 (label Universal Music France), est un disque acoustique auquel participe l'ancien comparse Kanté Manflia (arran-geur et guitariste), qui mélange des instruments africains et l'accordéon (Benoît Urbain), ainsi que les langues (malinké, bambara, français et portugais). Il s'ouvre sur un duo avec Césaria Evora, "Yamore".

Bien qu'exceptionnelle, l'évolution professionnelle de SalifKeita est représentative des différentes conditions et des différents moments de la constitution de laWorld Music.Sa dimension spatiale - celle du parcours de l'exil au retour, celle des rencontres musicales et institutionnel-les, celle de l'ensemble des ressources mobilisées en une succession de lieux - relève de situations multilocalisées et évolutives créées par des opérateurs multiples aux fonc-tions différenciées, dans lesquelles interagissent des éléments d'Afrique et d'Occident.

AHMED SÉKOU TOURÉ ET LA "RÉVOLUTION GUINÉENNE"

Ahmed Sékou Touré (1922-1984), homme politique guinéen puis président de la République de Guinée de 1959àsa mort, est une figure extrêmement contrastée et contestée de la scène politique africaine des périodes de la décolonisation et post-indépendance. D'une part, en tant que "Syli" (v. Éléphant),ilest le champion du "non" au référendum du 28 septembre 1958 portant sur la Communauté française proposée aux colonies africaines (A-OF et A-EF) par de Gaulle etilest devenu l'une des figures majeures de l'indépendance et de l'anticolonia-lisme africains. D'autre part, en tant que "chef suprême de la révolution",il est l'acteur de la mise en place d'une dictature sanglante conçue comme une forme paranoïaque de gestion de l'isolement politique de la Guinée qui fait suiteàla rupture brutale avec la métropole, une dictature appuyée sur une logique de parti unique et symbolisée par Camp Boiro (camp d'internement, de torture et de liqui-dation des opposants politiques).

Après l'indépendance, en rupture avec l'ancienne métropole et les pays africains de son aire d'influence,il se fait le promoteur du "socialisme africain" pour son pays [M'BOKOLO, 1985]. Il choisit une voie de dévelop-pement qui allie la coopération avec l'URSS et les pays de l'Est et les exportations de matières premières vers les États-Unis, contribuant à maintenir une structure écono-mique de type néocoloniale qui entraîne le pays dans la pénurie et la pauvreté. Il mène une politique culturelle active porteuse du projet nationaliste et marxiste et desti-née à assurer le rayonnement de la "révolution guinéenne".

L'analyse du renversement d'image, qui caractérise les appréhensions africaine et occidentale de cette figure politique majeure, permet d'aborder les enjeux de la période des indépendances africaines, l'une des formes du

"socialisme africain" et les conditions de l'influence en Afrique des puissances géostratégiques non historiques.

Formation et action militante:

l'école du syndicalisme et du communisme français Ahmed Sékou Touré est né à Faranah, en pays malinké (Guinée centrale). Après de modestes études primaires et professionnelles, il devient commis aux écri-tures, puis agent des postes et, enfin, cadre du Trésor.

C'està l'école du syndicalisme français et européen, dans les groupes d'études communistes en Afrique, puis dans les centres de formations de l'école des cadres de la CGT (Confédération générale du travail)à Viroflay (France) et ceux de la Fédération syndicale mondiale à Prague (Tchécoslovaquie) qu'il est formé à l'action militante.li participe en 1945à la création de la CGT guinéenne dont il devient le secrétaire général.lisera aussi président de l'UGTAN (Union générale des travailleurs d'Afrique noire). Il associe alors à son leadership syndical une carrière politique: son charisme, son activisme inlassable, sa popularité auprès des masses dont il est issu lui permet-tent en effet de devenir le principal acteur de la vie poli-tique guinéenne. En 1952, il fonde le PDG (parti démo-cratique de Guinée), la section guinéenne du RDA - Rassemblement démocratique africain -, un parti marxiste, puis socialiste créeà Bamako (Mali) en octobre 1946,à l'instigation de Félix Houphouët-Boigny (Côte-d'Ivoire). Entre 1954 et 1958, acteur principal de l'action militante du PDG, il fait élirniner de la scène politique guinéenne, par l'exercice de la violence politique, le BGA (Bloc africain de Guinée), le parti des chefs de cantons soutenus par l'administration coloniale auquel il impute,à juste titre, sa non-électionà la députation en 1954, et qui constitue le parti rival, favorable aux évolutions institu-tionnelles de l'A-OF et de l'A-EF proposées par la France (loi-cadre Defferre de 1956). Il utilisera néanmoins ces nouvelles opportunités institutionnelles pour devenir l'un des principaux hommes politiques guinéens, voire afri-cains : en 1954, il est élu conseiller territorial de Beyla (sud-est du territoire), en 1956, député à l'Assemblée nationale française et maire de Conakry (capitale de la Guinée), en 1957, vice-président du Conseil territorial de gouvernement, et enfin membre du Grand Conseil de l'Afrique-Occidentale françaiseà Dakar.

L'instigateur du "non" au référendum portant sur la Communauté française et de la rupture avec la métropole

En septembre 1958, de Gaulle organise un référen-dum constitutionnel par lequel il propose aux territoires africains d'A-OF et A-EF l'intégration dans la Communauté française. L'UGTAN et le PDG militent contre ce projet qu'ils considèrent comme l'aboutisse-ment institutionnel de la balkanisation* de l'Afrique et de son intégration àla République française. Fin aot1t, de Gaulle entreprend une tournée en Afrique, de Madagascar au Sénégal, en passant par le Congo, la Côte-d'Ivoire et la Guinée, pour exposer les bases du projetà des territoires africains qui voteront séparément.Le25 aot1t il fait escale à Conakry où il est reçu par Sékou, chef d'orchestre d'une démonstration de soutien populaire... en faveur de lui-même: la foule qui accueille de Gaulleà l'aéroport et qui s'amasse en cortège le long de son parcours est en tenue africaine, elle chante le nom de "Syli" (l'éléphant, symbole du RDA, puis surnom de Sékou Touré) ; la sono-risationà l'extérieur de l'enceinte de l'Assemblée territo-riale où Sékou Touré et de Gaulle s'exprimentà tour de rôle transforme le discours du premier en une harangue publique à destination de la foule rassemblée devant le bâtiment (cf. le documentaire de V. Gaillard,Le jour où la Guinée a dit "non"). Dans ces conditions et en boubou d'apparat blanc (v. Tissus), Sékou Touré prononce les mots de l'indépendance de la Guinée, aujourd'hui célèb-res : "Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans le travail" (devenu parfois "esclavage"). En réponse, de Gaulle se fait menaçant: "La Communauté, la France la propose, personne n'est tenue d'y adhérer. On a parlé d'indépendance [...

J,

je dis ici [...

J

que l'indépen-dance està la disposition de la Guinée. Elle peut la pren-dre le 28 septembre en disant 'non'à la proposition qui lui est faite. Et dans ce cas, je garantis que la métropole n'y fera pas obstacle. Elle en tirera bien sm les conséquences, mais d'obstacle elle n'en fera pas. Et votre territoire pourra comme il voudra, dans les conditions qu'il voudra, suivre la route qu'il voudra." Porté par la "chanson du non" composée par le PDG - "Pendant 60 ans nous avons

dit 'oui', seulement 'oui !'. Cette fois-ci, les Guinéens diront 'non', 'non!'.Les secrétaires du parti, avec Sékou Touré diront 'non', 'non !'.Les députés et les enfants de la Guinée, avec Sékou Touré diront 'non', 'non !'. De Faranah, à N'Zérékoré, prions pour que tous disent 'non', 'non!'." -le "non" l'emporte (94,4%des voix) au réfé-rendum. La Guinée fait, dans les termes assirnilationnis-tes utilisés par de Gaulle, "sécession". Elle devient le troi-sième pays subsaharien indépendant après le Liberia et le Ghana et Sékou Touré le symbole et le champion d'un nationalisme africain radical et intransigeant.

La Guinée, indépendante le 2 octobre 1958, est admise à l'ONU, Sékou Touré en est élu président le 15 janvier 1959, tandis que les autres territoires africains (où le "oui"

recueille entre 96 et 99,9% des voix, à l'exception des 76%du Niger) deviennent pour un temps des républiques au sein de la Communauté franco-africaine. Malgré quelques tentatives de réchauffement en 1963, les relations entre Paris et Conakry sont exécrables et sont rompues en 1965. L'administration coloniale est entièrement démontée, les administrateurs et les ingénieurs français partent avec les schémas des entreprises et des équipements (énergie, radio-télévision, etc.), la France retire à la Guinée ses crédits, lui refuse son maintien dans la zone franc (v. Francs CFA) et son parrainagedansles organisations internationa-les. Cette rupture s'accompagne d'une désunion avec ses voisins africains, le Sénégal de Léopold Sédar Senghor et la Côte-d'Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, qui entendent bénéficier auprès de la France de leur statut de bons élèves.

Le promoteur du "socialisme africain"

et du nationalisme africain

Isolée par l'ancienne métropole et des États africains du pré carré français (v. État), rendue paranoïaque par la tentative de renversement de son président fomentée par J. Focard et les services secrets français en 1959-1960, la Guinée de Sékou Touré radicalise la "révolution guinéenne" et se tourne vers les pays socialistes.

La logique du parti révolutionnaire devient peu à peu celle du parti unique (Constitution de 1958) qui prend à

son compte la "dictature du peuple", et l'instauration en 1975 des "pouvoirs révolutionnaires locaux" permet au PDG d'exercer sa surveillance et son contrôle "par le bas". L'allégation continuelle de complots intérieurs (par exemple, le "complot peul" de 1976) et de tentatives de renversement (par exemple, l'attaque menée par des opposants guinéens associésàdes Portugais et des merce-naires européens en novembre 1970) instaure la répres-sion permanente en mode de gouvernement, en le faisant reposer sur des procès politiques, des exécutions et des internements en camp. En 1976, l'internement à Camp Boiro du diplomate guinéen Boubacar Diallo Telli - ancien ambassadeur de la Guinée aux États-Unis, repré-sentant-de celle-ci à l'ONU, premier secrétaire général de l'OUA (Organisation de l'unité africaine) et ministre de la Justice de la république guinéenne -, à la demande de Sékou Touré et au prétexte de sa participation au

"complot peul", internement qui provoquera sa mort, constitue l'un des principaux jalons du discrédit interna-tional du régime guinéen, au motif des droits de l'homme, et, par conséquent, de la redéfinition de la figure histo-rique de Sékou Touré. En 1977, la résistance populaire pousse le régime à l'autocritique, et le "chef suprême de la révolution" à l'évocation de son retrait de la vie poli-tique guinéenne. Un tel retrait n'aura cependant jamais lieu puisqu'en avril 1984 le coup d'État militaire qui marque la fin de la première république guinéenne inter-vient une semaine après la mort du dictateur et renverse le Premier ministre guinéen, son successeur désigné.

Sékou Touré, avec le leader ghanéen Kwame Nkrumah qu'il accueillera après le coup d'État qui le chasse du pouvoir (1966) et qu'il nommera symbolique-ment coprésident de la Guinée, est considéré comme l'une des grandes figures de l'unité et de l'émancipation afri-caines. Panafricain, il s'est opposé au projet de Communauté française au motif de la balkanisation de l'Afrique qu'elle impliquait, et il réalise une union (sans effet concret) avec le Ghana et le Mali. Anti-impérialiste, il est partisan du non-alignement. Nationaliste, il soutient directement les mouvements de libération nationale en Guinée-Bissau (1963-1974), en Angola (début des années soixante-1975), apporte son aide à la Swapo (South West

Africa People's Organisation, mouvement de libération de la Namibie d'obédience marxiste, fondé en 1960, exilé en Zambie puis en Angolaà partir de la fin des années soixante) et au Frelimo (Front de libération du Mozambique, qui mène une guerre de libérationà partir de 1961, puis une guerre civile contre les autres mouve-ments indépendantistes mozambicainsà partir de 1975), et utilise la représentation précoce de son paysàl'ONU pour s'opposer à la France dans les débats portant sur l'Algérie (1960-1962). Cette action et la reconnaissance internationale qui lui est attachée attirent en Guinée les progressistes africains et européens, qui affluent pour aider le jeune État (par exemple, J. Suret-Canale, géogra-phe, membre du parti communiste français, séjourne en Guinée en tant qu'expert de 1959à1963, il y effectuera des missions en 1967 et 1968), ou, pour les premiers, y chercher refuge et soutien. Ainsi, dans les années soixante, Sékou Touré est-il considéré par de nombreux intellectuels et artistes africains, mais aussi afro-améri-cains, comme un "père" (v. Salif Keita) : par exemple, la chanteuse Miriam Makeba, déchue de sa nationalité sud-africaine en 1963, chassée des États-Unis où elle s'est expatriée et mariée avec un leader des Black Panthers, s'établit en Guinée et obtient la nationalité guinéenne en 1968. Mais dans les années soixante-dix, sous l'effet de la radicalisation politique, les flux s'inversent: la diaspora guinéenne dans le monde est alors estiméeà 2 millions de personnes. Enfin, les problèmes intérieurs rencontrés par le régime dans la seconde moitié des années soixante-dix poussent Sékou Touréà une normalisation de ses rapports avec l'ancienne métropole etàune évolution de ses allian-ces géostratégiques. Le rapprochement avec la France a lieu en 1975,ilest suivi d'une visite d'État du président Giscard d'Estaing en Guinée en 1978 et d'une visite offi-cielle de Sékou Touré en France en 1982 - année de son ultime réélection. À la même époque, la réunion de Moravia scelle la réconciliation de la Guinée avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire. Par ailleurs, à la fin des années soixante-dix, Sékou Touré se tourne de plus en plus vers l'Islam et noue de nombreuses relations avec les pays musulmans et des organisations islamiques.

La "révolution guinéenne" conduite par un parti marxiste et l'isolement international du pays entraînent la mise en place par Sékou Touré du "socialisme africain".

D'un point de vue doctrinal, celui-ci se distingue du

"socialisme scientifique", d'une part sur la question de la lutte des classes dont ni Sékou Touré ni le PDG ne recon-naissent la pertinence en Guinée et, plus généralement, en Afrique, où une seule classe, celle des exploités, doit être observée. D'autre part, sur la question du matéria-lisme philosophique: dans un pays très majoritairement musulman, Sékou Touré et le PDG comprennent qu'il est illusoire de prôner l'athéisme et d'attaquer la religion.

D'un point de vue économique, l'application d'un modèle socialiste de régulation économique et de production des richesses a deux conséquences: la coopé-ration technologique avec l'URSS et les pays de l'Est (construction de l'université de Conakry, autoroute PrinceàConakry, complexe hydrotechnique de la plaine de Monchon, etc.) ; le maintien d'une structure écono-mique typiquement néocoloniale (v. Développement afri-cain) appuyée sur l'extraction et la primo-transformation des matières premières et leur exportation, non plus vers l'ancienne métropole mais vers l'URSS et les États-Unis.

La Guinée est en effet caractérisée par la richesse de son sous-sol - elle détient, en particulier mais pas seulement, le tiers des réserves mondiales de bauxiteàforte teneur en alumine, elle est le deuxième producteur et le deuxième exportateur de bauxite dans le monde - et aussi par son potentiel hydroélectrique. La coprésence de ces deux richesses n'a pourtant pas contribué au développe-ment d'une activité de transformation de la bauxite en aluminium. Par exemple,le complexe de Kindia-Débélé construit entre 1969 et 1974 avec des capitaux et des technologies d'origine soviétique, extrayait un minerai exclusivement destiné à l'usine métallurgique de Nikolaev en Ukraine. Les choix en matière de dévelop-pement effectués par Sékou Touré sontàl'origine de l'ef-fondrement des cultures d'exportation et de l'agriculture vivrière, de l'indigence de l'activité manufacturière essentiellement concentrée dans la capitale, qui font de la Guinée, àla mort du dictateur, l'un des pays les plus pauvres d'Afrique de l'Ouest (v. Tableau).

Dans le document LISTE DES CARTES, GRAPHIQUES ET IMAGES (Page 94-103)